L’exposition rétrospective du photographe Jeff Wall, «Appearance», sera présentée au Mudam jusqu’au 6 janvier 2019. (Photo: Mike Zenari)

L’exposition rétrospective du photographe Jeff Wall, «Appearance», sera présentée au Mudam jusqu’au 6 janvier 2019. (Photo: Mike Zenari)

La mise en scène occupe une grande place dans la composition de vos photographies, alors que vos sujets traitent de scènes de la vie de tous les jours. Quelle est la relation entre la mise en scène et la vie quotidienne?

«La mise en scène est un sujet qui concerne toute personne qui s’intéresse à la photographie. La vie de tous les jours est notre scène. Il y a une menace constante du réalisme. La mise en scène est une façon de transformer la vie. Lorsque j’ai commencé à faire de la photographie, Robert Frank était une grande référence.

Les photographes voulaient faire comme lui, suivre l’action et capturer la réalité pour transformer cette vision en une image. Je ne détestais pas cette façon de faire, mais pour moi, la photo de reportage était trop restrictive. Il y avait d’autres dimensions de la photographie qui pouvaient être développées. La relation avec le reportage excluait trop de possibilités, dont les liens avec le cinéma et la peinture. 

Il existe un contraste fort entre la complexité de vos mises en scène complexes et la simplicité apparente du sujet de la photo.

«Mes mises en scène prennent parfois du temps, et d’autres fois, sont plus rapides. Cela dépend. Je peux utiliser des processus proches du cinéma, car il faut que je trouve des figurants, que je construise un décor, il faut régler plusieurs aspects techniques. Mais je ne suis pas dévoué à une seule approche. Je fais aussi des photos où c’est beaucoup plus simple. 

Vos photographies engagent aussi physiquement le visiteur. Pourquoi ce choix du grand format?

«Mes souvenirs liés à la photographie sont des expositions où les photos étaient tirées dans de petits formats, ou dans les magazines, où les photos sont aussi petites. Ce n’est pas une critique, mais cela ne correspondait pas à la façon dont je voulais voir la photographie, il y avait une dissonance entre ma sensibilité et ce que je pouvais voir.

J’ai étudié la peinture et j’ai donc grandi avec la sensibilité d’une peinture, de n’importe quel format, dont une échelle qui engage physiquement celui qui la regarde. J’aimais ce dialogue qui se crée entre la peinture et celui ou ceux qui la regardent. C’est pour cela que j’ai choisi de faire des photos en grands formats. Je voulais replacer la photo dans la tradition de la peinture, une image qui peut être à différentes échelles et qui engage celui qui la regarde.

J’aime la photographie, la manière dont elle se présente au monde.

Jeff Wall, photographe

Pourquoi avez-vous choisi la photographie comme moyen d’expression?

«Quand j’étais enfant, je dessinais beaucoup et j’ai peint depuis mon plus jeune âge. J’avais même mon propre atelier dès l’âge de 14 ans. Je n’avais alors jamais entendu parler de la photographie. Et à un moment donné, dans les années 1960, je m’y suis intéressé.

C’était aussi une époque où il n’était pas facile d’être un jeune peintre, parce qu’il y avait beaucoup de nouvelles choses qui se passaient. Je pense que je ne suis pas le seul à avoir abandonné les vieilles formes de l’art et à m’intéresser aux nouvelles techniques. Si j’avais vraiment voulu rester un peintre, je l’aurais fait, mais ce ne fut pas le cas. Pour l’une ou l’autre raison, que je n’arrive pas à identifier clairement, mon intérêt et mon enthousiasme se sont portés vers la photographie.

C’est ce qui correspondait le mieux à ma personnalité, d’une certaine manière. J’aime la photographie, la manière dont elle se présente au monde. Je n’ai pas vraiment choisi, c’est comme cela.  

Est-ce que vous avez continué à peindre ou à dessiner à côté de la photographie?

«J’ai toujours continué à dessiner, je dessine tout le temps. Je le fais pour me détendre ou pour concevoir un projet. Ce n’est pas une partie très importante dans mon travail, mais elle existe.  

Vous n’avez eu jamais envie de mélanger les médias et de redessiner ou repeindre sur vos photos?

«Je n’aime pas l’idée de mélanger les médias. J’aime la sculpture quand elle est de la sculpture, la photo quand elle est de la photo. Je n’aime pas les mélanges créatifs, en principe.

Comment définissez-vous les sujets de vos photographies?

«Il n’y a pas de critères, les sujets sont le plus souvent des accidents. C’est quelque chose qui m’arrive, dont je suis le témoin. Comme dans «Staircase & two rooms», où l’homme qui regarde derrière sa porte était toujours derrière moi pendant que je photographiais la cage d’escalier. Le sujet est là, porteur de tous les sens qu’on peut lui donner. Mais le sujet peut aussi venir de quelque chose que j’ai entendu ou lu, un souvenir.

Je suis un peu comme un chasseur, je suis à l’affut d’idées. Mais je suis aussi un fermier, je cultive les sujets. Je fais les deux.

Jeff Wall, photographe

Passez-vous du temps, dans l’espace public par exemple, pour vous inspirer de la vie quotidienne? Comment travaillez-vous?

«J’ai l’impression de tout le temps travailler. En tout cas, je suis tout le temps en train de travailler à une nouvelle œuvre. Je n’ai pas beaucoup de périodes où je ne sais pas quoi faire. Mais ça dépend aussi de ce qui se passe, il y a des éléments dont je suis témoin et qui deviennent de nouvelles possibilités. Je suis un peu comme un chasseur, je suis à l’affut d’idées. Mais je suis aussi un fermier, je cultive les sujets. Je fais les deux.

Quand je repère un sujet, ce que je fais en général, c’est que je retourne sur le lieu où je l’ai vu, et je fais des photos de repérage. Je commence à réfléchir à comment photographier ce sujet à cet endroit. Il faut alors que je cherche les couleurs, les angles, les lignes qui semblent prometteurs pour une photo que je pourrais faire. Parfois, je dois changer de lieu, car le lieu ne se prête finalement pas à une bonne composition.

C’est une activité qui me prend du temps. Il faut aussi que je m’assure que je n’aurai pas de difficultés à faire la photo à cet endroit, en particulier si c’est dans l’espace public, vérifier les restrictions… Puis je dois trouver les figurants, réfléchir au moment le plus propice pour faire la photo, le matin, le soir, en été, en hiver… Il y a beaucoup de paramètres à prendre en compte.

Avez-vous une équipe qui vous aide?

«Oui, mais je souhaite qu’elle soit la plus petite possible. J’aime pouvoir faire le plus possible moi-même. Mais je ne parviens plus à tout faire seul et j’ai la chance de pouvoir avoir des personnes qui m’aident. Mais autrefois, je faisais tout moi-même. 

Combien peut coûter une mise en scène d’une de vos photographies?

«C’est très variable, ça va de rien à beaucoup. Je ne dépense que ce qui est nécessaire. Et quand je me retrouve dans une situation où je dois réaliser quelque chose de coûteux, alors je cherche les moyens pour le réaliser. Je ne cherche pas à rendre mon travail onéreux, mais parfois, certaines situations le demandent. Je paie les autorisations, les figurants, les assurances, mes deux assistants.

Ça peut représenter un budget de 5.000 dollars ou 20 fois plus si je dois construire un décor ou avoir un important travail informatique. Mais je fais toujours les photos que je suis en mesure de financer, et cela depuis le début. 

Vous ne produisez pas beaucoup de photos. Est-ce une stratégie par rapport au marché de l’art?

«Non, ce n’est pas une stratégie, je fais juste ce que je peux. Je n’ai pas d’échéances particulières, donc je n’ai pas besoin de travailler dans l’urgence. En fait, je travaille beaucoup et la plupart des idées initiées n’iront jamais jusqu’au stade de la photo finale. Pour plein de raisons différentes. Je pense que c’est le cas de beaucoup d’artistes qui se trouvent face à de nombreuses possibilités.

Je travaille autant que je peux, mais ça me demande du temps pour tout régler. Si je fais quatre ou cinq images par an, j’ai de la chance. Je fais juste autant que je peux! Je suis sur le marché de l’art depuis de nombreuses années, c’est devenu un environnement naturel, une jungle dans laquelle je me suis retrouvé. Je m’y suis habitué et j’ai appris à y survivre. Ma seule stratégie est de faire du mieux que je peux, et j’espère que cela a une forme de valeur. 

Utiliser les caissons lumineux, c’était comme toujours jouer la même note au niveau technique. J’aimais l’idée de pouvoir utiliser une autre note.

Jeff Wall, photographe

Vous n’avez plus utilisé de caissons lumineux depuis plus de 10 ans. Pourquoi avoir abandonné ce type de présentation pour vos photographies?

«Je ne dirais pas que j’ai arrêté, j’ai plutôt fait une pause. Je les avais utilisés pendant de nombreuses années. Vous savez, si vous êtes peintre, vous pouvez avoir envie de faire de la peinture à l’huile ou de l’aquarelle. C’est la même idée avec les caissons lumineux ou les tirages sur papier.

Cela permet d’avoir un répertoire plus vaste. Quand j’ai commencé à faire du noir et blanc dans les années 1990, c’était quelque chose que je voulais faire depuis longtemps. Mais il m’a fallu 10 ans avant d’avoir une chambre noire qui me permette de développer correctement mes photos. Parce que je voulais tout développer et agrandir moi-même. C’est alors que j’ai repris goût à travailler l’impression sur papier et non pas les transparents.

Les impressions à jet d’encre sont aussi apparues dans les années 90, ouvrant encore d’autres possibilités. Et j’aime la douceur de ces tirages. Les caissons lumineux habitent toute la pièce où ils se trouvent, ils peuvent être très lumineux. Et puis, les utiliser, c’était comme toujours jouer la même note au niveau technique. J’aimais l’idée de pouvoir utiliser une autre note. Mais je n’écarte pas l’idée de revenir un jour aux caissons lumineux. 

Cela fait plus de 40 ans que vous avez réalisé votre première exposition. Quel regard portez-vous sur le jeune Jeff Wall?

«Ce serait bien d’être à nouveau jeune [rires]! Mais en ce qui concerne mon travail à cette époque, j’ai eu différentes phases. Avant même d’avoir la moindre reconnaissance, je savais que je serais un artiste, ce qui peut paraître stupide, mais c’est vraiment comme cela que je me considérais. Puis, j’ai eu une phase, dans les années 1960, où j’ai essayé de faire de l’art conceptuel.

Il y a toujours une sortie, une autre image, une autre situation. Il n’y a pas de fin.

Jeff Wall, photographe

Cela a été une période d’échec assez douloureuse que j’ai dû traverser. Mais en regardant en arrière, je pense que je n’aurais pas pu faire autrement, de toute façon. Et tout le monde doit échouer à un moment, non? Puis, quand je regarde mon travail des années 1970, je vois comment je me bats pour me définir moi-même. Ça m’a pris du temps pour vraiment bien me connaître. Mais depuis, mon développement est plus stable, et je n’ai pas vraiment eu d’autres crises.

Peut-être parce que les images que je fais sont si grandes que je ne peux pas aller dans une impasse. Il y a toujours une sortie, une autre image, une autre situation. Il n’y a pas de fin. Cela rend les choses moins stressantes. Si vous devez réinventer votre art – et beaucoup d’artistes sont dans cette situation –, vous pouvez vous retrouver dans des situations beaucoup plus difficiles que la mienne.»