Jean-Pascal van Ypersele, vice-président du GIEC et professeur à l’Université Catholique de Louvain. (Photo: Christophe Smets)

Jean-Pascal van Ypersele, vice-président du GIEC et professeur à l’Université Catholique de Louvain. (Photo: Christophe Smets)

Monsieur van Ypersele, la prise de conscience que le climat se réchauffe commence à avoir quelques années… Où en est-on aujourd’hui? Peut-on encore ‘redresser’ la barre?

«Il est déjà trop tard pour certaines choses, mais pas pour tout… Pas pour le pire en tout cas. Le réchauffement climatique est un processus en cours, il est déjà enclenché. Les rapports du GIEC (Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat, ndlr.) sur ce point sont clairs: le réchauffement des 50 dernières années est principalement le résultat de l’activité humaine. Il y a bien sûr les facteurs naturels qui existent encore, mais ils sont devenus moins importants que les conséquences de nos actes.

Il est trop tard pour éviter ce qui est déjà là. Il n’est pas trop tard pour éviter que notre impact n’aille croissant. Objectivement, nous faisons très peu de choses pour le moment. Tout ce qui a été décidé ne sert qu’à ralentir le rythme de croissance du problème… Autrement dit, nous accélérons moins, alors qu’il faudrait diminuer le niveau global total des émissions de gaz à effet de serre. Et c’est de l’ordre du possible. Il s’agit uniquement de le vouloir, sur le plan politique, économique et individuel.

Comment faire pour mettre en œuvre, concrètement, des solutions efficaces? Faut-il être plus pédagogue ou plus directif?

«On peut toujours améliorer la pédagogie, mais nous nous heurtons toujours, dans ces cas-là, à un problème de base: à quel terme pensons-nous? L’être humain à tendance à privilégier le court terme face au long terme. La priorité va aux besoins immédiats ou, tout du moins, supposés comme tels. Nous devrions plutôt avoir une stratégie de développement à long terme, dont les bénéfices seraient sensibles d’ici plusieurs années.

On peut comparer ça à la prévention des accidents. Souvent, on ne met en place des mesures qui améliorent la sécurité qu’une fois les accidents passés. Le problème est que dans le domaine climatique, on ne peut pas attendre l’accident… même si c’est ce que nous sommes en train de faire.

D’où viendra la solution? Des citoyens, des politiques ou des entreprises? Autrement dit, doit-on attendre que les initiatives viennent ‘du haut’ ou ‘du bas’?

«Pour reprendre vos termes, la solution viendra ‘du bas’… mais elle ne viendra suffisamment vite que si elle est facilitée par ‘le haut’. Le cadre doit être créé: les règles économiques et fiscales doivent être mises en place par le pouvoir politique.

Il n’y a pas deux sociétés: le haut et le bas doivent travailler ensemble, en synergie. Chaque pôle a son rôle à jouer. Les citoyens, lorsqu’ils achètent une voiture, doivent réfléchir à leurs besoins… Et les transports publics? Et le vélo? Doit-on véritablement avoir une voiture?
Les pouvoirs publics, de leur côté, doivent obliger les constructeurs à produire des voitures moins polluantes. De plus, de manière générale, tous les manufacturiers, de tous les secteurs, doivent travailler à identifier ce que l’on appelle l’énergie grise. Il s’agit de l’énergie qui est dépensée et cachée dans la construction des biens que nous achetons. Ce n’est pas au consommateur de devoir chercher et trouver si tel produit pollue plus que l’autre. On doit lui donner des outils permettant de comparer, notamment en mettant au point des normes et des standards qui permettent de calculer la consommation énergétique et la pollution que la production de ce qu’il achète a provoquées.
Les organisations de consommateurs, les différents acteurs économiques, les fédérations de commerçants, les fabricants, tous doivent être impliqués. Il n’est pas pensable que chaque grand distributeur ait ses propres modèles de calcul. Si c’était le cas, tous les consommateurs seraient perdus, et le résultat serait nul.

Comment éclairer le choix des consommateurs?

«Beaucoup de pays – mais encore trop peu d’entre eux – ont mis en place des outils pour aider les individus à faire leurs choix. Cela passe par des systèmes d’étiquetage, par des publications… On voit se multiplier les sources d’information dans les librairies ou en ligne pour faire les bons choix. Plus fondamentalement, il faudrait que le coût des dégâts à l’environnement causés par le mode de production et de transport des biens que nous consommons soit incorporé au prix de ces biens… c’est ce qu’on appelle l’internalisation des coûts sociaux.
Il faut être attentif à ces évolutions, les soutenir, mais ne pas non plus donner l’illusion que tous les efforts doivent reposer sur les seuls acteurs individuels. Ce ne sont pas les seuls qui peuvent agir. Présenter les choses de cette manière, c’est faire preuve de malhonnêteté intellectuelle.

Ce n’est en effet pas le consommateur qui décide des matériaux qui seront utilisés dans la fabrication d’une voiture. Ce n’est pas l’individu qui va décider de promouvoir l’énergie éolienne face à la construction de centrales au charbon pour produire l’électricité. Il faut donner et transmettre des informations utiles, pour que le citoyen puisse choisir, mais il y a d’autres acteurs qui peuvent prendre des décisions à très grande échelle. Les responsables de PME comme les grands patrons ont un rôle à jouer. Si les banques prêtaient plus facilement aux entreprises lorsqu’elles développent des solutions moins énergivores, cela serait déjà un grand pas en avant.

Encore une fois, j’insiste: je pense qu’il est malhonnête de tout mettre sur le dos du citoyen. Comment demander de moins rouler en voiture, si l’on ne met pas en place des systèmes de transports en commun efficaces, denses ou réguliers? Si la ligne de bus n’existe pas, coûte trop cher à l’usager ou est mal entretenue, il est normal qu’il soit difficile de s’y mettre et de l’adopter.

Face à un tel problème, mondial, et quelque part invisible, comment s’assurer que les dirigeants prennent véritablement le problème au sérieux?

«Je pense qu’il faut inventer une nouvelle forme de concertation sociale. Nous n’y sommes pas encore habitués, c’est un modèle qui reste à inventer dans bien des pays. En Belgique, nous avons le Conseil fédéral du développement durable qui joue un certain rôle, mais il faut mettre au point de nouvelles formes de gouvernance au plan international.

Il faut aussi que les ONG, avec leurs savoirs et leurs compétences, soient confrontées à la réalité et sortent d’une vision parfois trop théorique ou trop idéaliste. Inversement, les acteurs économiques, employeurs et syndicats, doivent davantage s’ouvrir aux préoccupations portées par les ONG.

On s’est souvent moqué du concept de développement durable, mis enfin en avant à la suite du Sommet de Rio en 1992. On dit qu’il n’a pas donné assez de résultats, mais il faut bien se dire que c’est un sommet qui n’a pas encore 20 ans… Procéder à un changement culturel en moins de deux décennies, ce n’est pas simple.

Le développement durable, la responsabilité sociale des entreprises, consistent en trois piliers qu’il faut faire cohabiter: il y a l’environnement, qu’il faut respecter. Mais il y a également les aspects sociaux et économiques qu’il faut intégrer dans le raisonnement. Le fait que ce nouveau type de raisonnement ne soit pas encore entré complètement dans les mœurs n’est pas en soi anormal. C’est même très compréhensible, si l’on pense en termes sociologiques. Par contre, le problème est que la pollution continue à s’accumuler. L’environnement se dégrade, et les problèmes s’accumulent. Il faut réagir.

Est-il possible de traiter les problèmes climatiques à part? En oubliant les autres aspects sociaux et économiques?

«Je ne suis pas partisan de dire que l’on ne doit traiter que la question du climat, que c’est le seul problème. Il faut tout mettre sur la table, en une fois, et essayer d’avoir une approche globale. Ne traiter qu’un problème à la fois, cela voudra dire le déplacer sans le résoudre. Prenons un exemple: en supprimant les CFC, qui étaient utilisés dans les aérosols, pour protéger la couche d’ozone, on a créé un autre problème. Les gaz choisis dans un premier temps pour les remplacer sont des gaz qui favorisent, plus que les CFC, le réchauffement climatique.

Nous avons donc supprimé un problème pour en créer un autre, qui n’est pas moins grave. La réalité est complexe et l’on ne peut pas s’absoudre cette dimension. Il est vrai que les dossiers à traiter sont très compliqués et que les systèmes internationaux ont l’aspect d’une machine très complexe, très lente à mettre en mouvement.

Y a-t-il d’autres fausses bonnes idées, sur lesquelles il faudrait encore se pencher?

«Il y a plusieurs fausses bonnes idées. Par exemple, certains disent que l’on peut résoudre une partie du problème des rejets de CO2 en favorisant le développement de forêts à croissance rapide, qui enfermeront beaucoup de CO2. Oui, mais les effets collatéraux sur la biodiversité peuvent être également très dommageables. Il faut trouver un compromis, problème par problème, et trouver la meilleure réponse. A chaque défi des solutions différentes, qui peuvent être complémentaires… et qui s’inscrivent dans le cadre général.

Les agrocarburants sont-ils la solution? Je ne suis pas certain, lorsque l’on voit que la sécurité alimentaire de certains pays est mise en péril. Alors que les Etats-Unis favorisent le maïs pour leurs agrocarburants, c’est un des éléments qui ont eu pour conséquence de faire monter les cours des matières premières et de favoriser des émeutes de la faim au Mexique… Sans compter les problèmes pour l’environnement, avec entre autres l’usage de pesticides.

Il y a un autre exemple: à trop mettre l’accent sur le CO2, et uniquement le CO2 comme outil de mesure de la pollution, on a favorisé de manière trop importante le développement du diesel dans le parc automobile européen. Or le diesel est une catastrophe: en relâchant un nombre important de particules fines, on a créé de grands problèmes de santé publique.

Encore un exemple: on construit des maisons passives, pour consommer peu d’énergie. Parfait. Mais lorsqu’on les construit loin de tout, au milieu d’une forêt, sans transports en commun à proximité, on arrive à avoir autant de voitures dans le foyer qu’il y a de personnes majeures y habitant… Et tous les gains énergétiques réalisés par l’habitation sont absorbés, voire dépassés par les dépenses en déplacement.

C’est donc une question d’équilibre, à la recherche de solutions les plus neutres possibles… Comment faire pour ne pas pénaliser les pays en développement?

«Le développement est une problématique globale, qui est donc aussi une question d’équilibre. Tout le monde a droit à un certain niveau de vie, qui devrait davantage être défini en termes de qualité de vie que de simple PNB. Le Sud et le Nord doivent trouver les moyens de se développer en partageant les ressources équitablement, et sans scier la branche sur laquelle nous sommes tous assis. Nous devons en fait poser les questions des bases du développement international.

Je pense que les discussions seraient plus simples si l’on intégrait déjà la question de la gestion des transports – leurs coûts réels – dans les calculs économiques. Le prix des dommages que la logistique provoque doit être mieux intégré dans le prix que le consommateur ou les entreprises paient. De nombreux problèmes seraient alors résolus. Je me permets de reformuler: le prix des transports est anormalement bas.
Avec l’internationalisation de l’économie, on devrait mieux internaliser le prix de l’énergie dans ce que l’on paie. Cela permettrait de simplifier le débat et même, éventuellement, d’arriver à des conclusions qui pourraient être surprenantes… Après tout, si les gens veulent manger des fraises en hiver, pourquoi pas? Mais il faudrait pouvoir comparer directement l’impact écologique d’une fraise produite au Kenya ou dans une serre aux Pays-Bas… D’un côté, il y a des fraises d’Afrique, venues en avion, mais ayant poussé avec l’énergie naturelle du soleil, et de l’autre des fraises cultivées en Hollande dans des serres chauffées avec du gaz… Où est le plus gros impact? Je ne suis pas certain du résultat. Les fraises du Kenya ne sont pas forcément beaucoup plus nocives… Mais les comparaisons sont biaisées si le gaz est imposé et que le kérosène des avions ne l’est pas.

Pour être écologiquement responsable, faut-il vivre en ville ou à la campagne?

«Je suis convaincu que la ville peut être écologique. Je suis également convaincu qu’il faut une agriculture. Comment pourrait-on produire une alimentation saine et équilibrée en n’utilisant que des substrats artificiels?

Je pense que la production dans les campagnes a un rôle essentiel à jouer, aussi bien pour la qualité et la sécurité alimentaire que pour la gestion des paysages et des espaces naturels. Mais cela ne veut évidemment pas dire que tout le monde doit habiter à la campagne et faire de longs trajets pour travailler en ville.

La prise de conscience est-elle globale? Y a-t-il des initiatives nationales qui méritent d’être signalées?

«Récemment, j’ai assisté à un sommet du GIEC, en Corée du Sud. Le président du pays, Lee Myung-bak, a ainsi annoncé que la croissance verte serait l’objectif numéro un du pays, face à ses différents compétiteurs économiques. Le gouvernement a mis en place des moyens institutionnels et budgétaires conséquents. On prévoit ainsi, notamment à Busan, la deuxième ville du pays, de consacrer des budgets importants au développement de l’énergie verte, à des échelles qui atteignent les milliards de dollars. On peut discuter des projets, de la manière de les mettre en place, mais l’existence d’une volonté de faire partie des meilleurs mondiaux dans ce domaine m’a impressionné.

Il y a eu, il y a quelques mois, une polémique autour du GIEC et de la validité de ses conclusions…

«Oui… Certains ont profité d’une petite erreur dans un des rapports pour accuser le GIEC d’avoir un agenda caché… Bien sûr que le GIEC a un agenda, mais il n’est pas caché! Il doit exécuter son mandat. Et ce dernier est d’évaluer les informations scientifiques, techniques et économiques disponibles pour tout ce qui touche à la question du changement climatique.

Nous sommes chargés de fournir les informations utiles à la communauté internationale, sur la base de la documentation scientifique existante. Nous ne menons pas les recherches, nous les évaluons et les synthétisons. Nous transmettons les informations les plus pertinentes, pour aider à la prise de décision.

Il faut savoir que les presque 4.000 scientifiques qui travaillent sur chacun de nos rapports d’évaluation le font pour la quasi-totalité d’entre eux de manière volontaire. Le GIEC, c’est une structure administrative légère, et beaucoup d’activités faites à titre ‘gracieux’. Tous les scientifiques veulent que le GIEC réalise son mandat de manière transparente. Nous n’avons pas comme but de ruiner l’économie globale.

Cette polémique peut-elle avoir un effet néfaste sur le GIEC?

«Il y a eu une polémique sur une erreur… Une erreur, à la page 492 du volume II, sur les 3.000 pages que comptait le rapport de 2007. Il pronostiquait une disparition des glaciers himalayens à l’échéance de 2035… Alors que le chiffre probable est plutôt de l’ordre de 2350… Cette erreur, dûment reconnue par le GIEC, a reçu une attention démesurée dans certains médias. Mais en attendant, personne ne remet en cause un fait: les glaciers himalayens fondent…

Je pense que paradoxalement, cette polémique a eu comme résultat que le GIEC va sortir renforcé de cette crise. Nous avons été évalués par quatre instances différentes, qui avec leurs méthodes et leurs mots propres, ont toutes eu la même conclusion: le travail du GIEC est d’excellente qualité. Et rien de substantiel dans les messages du GIEC n’a été remis en cause.

Il est bien sûr toujours possible de s’améliorer. Nous allons travailler à resserrer les procédures de vérification, pour sortir de cette polémique et devenir encore plus crédibles. Ceux qui espéraient miner les efforts internationaux pour protéger le climat en s’attaquant au messager en seront pour leurs frais.»