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M. Rairoud, comment définiriez-vous votre métier et votre travail aujourd’hui, au sein de l’entreprise de construction Soludec?

«Le directeur financier est souvent perçu comme l’homme – ou la femme – des chiffres. C’est vrai, mais c’est réducteur. Il est certes le garant de données fiables, délivrées dans les temps, avec rigueur, rapidité et efficacité. Et il doit, à cet égard, avoir un accès direct et privilégié au CEO dont il est le bras droit. Cela dit, le CFO est aussi une interface directe avec l’ensemble de l’entreprise.

J’estime qu’un directeur financier doit sortir de son bureau pour mieux appréhender le terrain, la production, la vraie vie de l’entreprise, pour se l’approprier et se mettre à son service en parfaite connaissance de cause. Le seul examen de reportings chiffrés, quels qu’ils soient et quelle qu’en soit la forme, est insuffisant. Il me paraît indispensable d’aller aussi à la rencontre des forces vives de l’entreprise. Ce sont elles qui permettent une organisation compétitive et une valeur ajoutée. Il faut dégager du temps pour ça, même si c’est parfois compliqué, je l’avoue. J’aimerais aller davantage sur le terrain, sur les chantiers.

Ce n’est pas une approche de DRH mais c’est un simple constat d’évidence: il faut que les gens qui travaillent dans une entreprise puissent s’y épanouir dans leur domaine de prédilection pour que l’entreprise tourne bien et que ce soit profitable pour tout le monde.

Le directeur administratif et financier doit donc avoir une vue globale pour être ce qu’on lui demande d’être en toute logique: un des éléments à la base de toute stratégie, afin de s’assurer que, non seulement l’entreprise est en cohérence avec les capacités de financement, mais également que le niveau de risque est et restera sous contrôle. Evidemment, le risque fait partie de l’entreprise, sinon il n’y aurait plus d’esprit d’entreprise. Encore faut-il le maîtriser, le réduire, le calculer au plus juste…

Clairement, le CFO doit fortement s’impliquer dans la définition de la stratégie: il en va ainsi chez Soludec, où je fais partie du comité de direction et où j’ai une excellente collaboration directe avec le directeur général Joseph Baustert.

L’approche de votre travail a-t-elle des aspects spécifiques à votre branche d’activités? «Indéniablement, oui! En effet, notre secteur a des spécificités. Nous avons, par nature, des lieux de production nomades. Les chantiers sont géographiquement mouvants. Ils ne sont jamais les mêmes non plus. Les conditions climatiques – quoi de plus imprévisible sur un terme raisonnable? – ont un impact sur les ratios de productivité, sur les ressources humaines. Chaque chantier fonctionne un peu comme une PME autonome, avec des risques inhérents et des paramètres impondérables…

Revoilà donc la notion de risque qui accompagne tout entrepreneur. Tout le challenge du CFO dans le BTP réside dans la maîtrise maximale et dans le contrôle efficace et adapté. C’est là aussi que l’on retrouve le facteur humain: l’autonomie des équipes, le respect des procédures, le développement d’outils spécifiques, font partie des valeurs qui doivent passer et auxquelles on doit adhérer naturellement. C’est aussi pour cela que nous avons des budgets de formation très conséquents pour l’ensemble des fonctions de l’entreprise, de la base à la pointe de la pyramide. Nous sommes tous acteurs et nous devons tous être cohérents.

Comment ce travail de CFO est-il organisé autour de vous?

«En tant que directeur financier, je supervise directement 18 personnes. Dans notre centre opérationnel de Differdange, mais aussi le staff comptable et administratif de notre filiale française, ainsi que le service qualité. Toute l’activité est réalisée en interne et nous couvrons la palette classique: comptabilité générale et analytique, contrôle de gestion, facturation et suivi des clients, calcul des salaires et appointements, service informatique… Nous développons certaines applications informatiques spécifiques en interne, ce qui me rapproche d’une de mes précédentes fonctions… Le service qualité, lié à mes missions et mon équipe, est intéressant aussi puisque nous sommes certifiés ISO 9001, 14001 et SDK…

Tous ces services sont importants et leur évolution a été dictée – elle le restera d’ailleurs – par une optimisation permanente de manière à ce qu’ils délivrent le meilleur rapport qualité/coût, tout en conservant nos valeurs. J’insiste là-dessus, car, à nouveau, on ne peut pas tout résumer à des ratios. Même si parfois certains semblent l’oublier, la valeur de toute entreprise provient des hommes et des femmes qui y travaillent. Ce n’est pas un vain mot: l’humain est au cœur de la démarche. Comment pourrait-il en être autrement quand tout le monde a un rôle précis dans la chaîne des valeurs?

C’est pareil pour le client, qui doit rester au centre de nos préoccupations. Nous sommes donc une entreprise qui base son développement sur le respect de l’autre, a fortiori le respect de ses collaborateurs et de ses partenaires. Le pouvoir réel, c’est de partager l’information horizontalement et de tirer le plus possible chacun vers le haut. Sans l’humain, la machine ne peut pas fonctionner…

La crise a-t-elle fortement touché l’entreprise? A-t-elle changé la vision ou la méthode de travail?

«La crise existe et elle a frappé, pas la peine de se voiler la face. Nous estimons le chiffre d’affaires 2011 à quelque 54 millions d’euros, pour un bénéfice net après impôt de 0,2 million. A titre de comparaison, nous étions à presque 60 millions de revenus en 2009 et à plus de 65 millions en 2007, pour un bénéfice net de près de 2 millions cette année-là. Nous sommes encore à 334 personnes, contre 408 en 2007. C’est une réalité.

Mais cette crise a joué le rôle de catalyseur, de révélateur de changement. On peut voir le verre à moitié vide ou à moitié plein. Autant, pour ma part, dégager le positif! Cette crise nous oblige clairement à nous remettre en cause. Même pour le métier de base, que nous exerçons depuis plus de soixante ans! Mais elle oblige aussi à explorer davantage tous les maillons de valeur de notre secteur. Si elle n’a pas fondamentalement changé les méthodes de travail, cette crise force à être plus réactif, plus proactif, plus rigoureux encore. Donc à modifier certains outils, certains processus internes, certains comportements.

Nous sommes dans une logique de Darwinisme économique. La récession a d’ailleurs laissé des opérateurs sur le carreau. Nous nous félicitons d’un ancrage solide, mais nous devons consolider tout ça et aller de l’avant. Il y a une concurrence exacerbée sur le marché. Cela se traduit de facto par une baisse de rentabilité structurelle. Car je reste persuadé que l’on n’est pas dans une logique de sortie de crise. La crise n’est pas juste un effet de conjoncture, elle a des composantes structurelles. Et elle nécessite dès lors des modifications organisationnelles, des outils de gestion adaptés à la nouvelle réalité. Nous devons rebondir.

Cette pression a-t-elle fait évoluer la profession?

«Le métier a sûrement évolué grâce à la crise, car il y a toujours ce côté positif à dégager, cet effet catalyseur. Il y a la pression concurrentielle du marché, la nécessité de fournir des résultats plus rapidement, tout en conservant le niveau de fiabilité des chiffres fournis et le besoin d’analyses au plus juste. Cela a donné une poussée d’adrénaline, qui permet parfois de bousculer les organisations et les certitudes pour dégager de nouveaux horizons. Je dois bien reconnaître que ces changements s’opèrent rapidement et leur maîtrise n’est pas chose aisée. Mais si c’était facile, il n’y aurait sans doute rien de vraiment ‘challenging’…

A quoi faut-il s’attendre dans un avenir proche? Quels sont les enjeux qui sont les vôtres?

«Nous sommes convaincus qu’un rebond passe par cette exploration de tous les maillons de la chaîne de valeur. Nous devons élargir notre ‘scope’, en amont comme en aval. Nous devons être davantage présents dès la conception de projets, jusqu’à la commercialisation, en passant par la réalisation. Cette approche va invariablement nécessiter des compétences plus larges, que nous allons développer en interne ou faire venir à nous.

Nous allons investir dans le montage d’affaires, la structuration de financements, les partenariats public-privé, l’acquisition ou la création de sociétés… Cet élargissement passe par la Grande Région, les marchés locaux et limitrophes. C’est une dimension importante, qui se complique et qui nécessite une attention de tous les instants: d’un pays à l’autre, les normes sont différentes, de même que les législations fiscales, sociales… Mais notre ambition est de devenir un des acteurs forts de notre secteur à l’échelle de la Grande Région.

Vous avez donc des chantiers prioritaires en tant que CFO aujourd’hui?

«Au vu de ce qui précède, c’est évident. Il est clair que les priorités sont en relation directe avec cette évolution du métier et cette nécessité de nous adapter rapidement à la nouvelle donne économique et concurrentielle. Nous devons nous entourer des compétences indispensables pour élaborer et mener à bien notre stratégie. La stratégie se définit à long terme et se suit à court et moyen termes. Nous avions des grands axes définis en 2009. Cette année, nous redéfinissons notre stratégie, ce qui ne veut pas dire que l’on révolutionne tout mais que l’on adapte ce qui doit l’être. Nous sommes en plein dans l’actualité stratégique de l’entreprise…»

 

CV - Ingénieur et économiste

Jean-Louis Rairoud, à 52 ans, a sans doute le profil type rêvé pour la direction administrative et financière d’un groupe BTP comme Soludec. Il dispose à la fois d’une formation technique ad hoc (ingénieur industriel en construction), d’une licence en sciences économiques appliquées et d’une solide expérience de 25 années dans des domaines divers et variés. En 1986, ce Belge à l’esprit ouvert a commencé sa carrière dans l’IT pour un géant logistique, Ziegler, où la conce­ption de software sur mesure le vit monter les échelons: analyste, chef de projet, puis responsable du service développement. La joint-venture avec le transporteur de fonds Brink’s le vit passer du développement informatique à la fonction de directeur financier de la nouvelle entité Brink’s Ziegler, où il exerça par la suite plusieurs missions.
En 1999, Jean-Louis Rairoud a rejoint l’équipe de direction de Brussels South Charleroi Airport. En tant que directeur financier, il a participé au décollage réussi de cet aéroport régional qui a décuplé le nombre de ses passagers. En septembre 2003, il a rejoint l’équipe dirigeante de Soludec au Luxembourg.