Jean-Jacques Rommes . «Il est apparu que nous avons une grande place financière dans un petit État» (Photo: Fabrizio Maltese)

Jean-Jacques Rommes . «Il est apparu que nous avons une grande place financière dans un petit État» (Photo: Fabrizio Maltese)

Monsieur Rommes, vous attendiez-vous à un choc de cette ampleur ?

«Non. Et je ne m’attendais pas à ce que des banques essentielles du Benelux se retrouvent dans une telle situation en quelques jours.

Qu’est-ce qui vous a le plus surpris ?

« Que les problèmes sur le marché interbancaire se concrétisent à une telle vitesse. Manifestement, la faillite de Lehman Brothers a été sous-estimée par le gouvernement américain. Nous avons tous été surpris par les conséquences, à savoir un blocage total du marché interbancaire, qui était déjà malade. Il faut savoir que les banques ont de très grandes positions débitrices et créditrices de chaque côté de leur bilan. Dans ces conditions, chaque établissement devient vulnérable. Il faut ajouter à cela que les clients eux-mêmes ont commencé à avoir peur, ce qui a donné une situation très dangereuse.

Oui, car il y a eu des retraits importants…

« Paradoxalement, les clients ont commencé à prendre peur au moment où les maisons étaient déjà pratiquement sauvées.  Les Etats néerlandais, belge, français et luxembourgeois avaient mis un pied fort à l’intérieur des établissements. Et c’est paradoxalement pour ça que les clients ont commencé à avoir peur.

En même temps, ces interventions étaient nécessaires…

«Absolument. L’Etat a permis le refinancement instantané de ces maisons que la situation du marché rendait impossible. On n’imagine pas le dommage que la cessation d’activité de ces établissements aurait occasionné, notamment à l’économie luxembourgeoise.

Y a-t-il eu un «run» bancaire?

«Non, il n’y a pas eu de phénomène à la Northern Rock. Mais, il y avait une peur des autorités européennes, des gouvernements, qu’un tel run puisse avoir lieu. Cela explique les déclarations publiques en faveur de la protection des épargnants.

Le Luxembourg a-t-il été plus durement touché que ses voisins?

«Je crois qu’il est peu trop tôt pour le dire. Mais, il est évident que cette fois-ci, le Luxembourg n’a pas été épargné. C’est une crise qui touche le monde financier global et qui, en toute logique, fait souffrir le Luxembourg. Allons-nous en souffrir plus ou moins que d’autres? Je n’en sais rien. Nous voyons en tout cas que l’économie réelle est bien secouée aussi et elle l’a été très rapidement.

Pourquoi le Luxembourg a-t-il moins bien traversé cette crise que les précédentes ?

«Cette crise est fondamentalement financière, à la différence de la crise des dot.com de 2001-2002 et elle risque d’être plus grave. Nous en ressentirons d’abord les effets sur les revenus des établissements de crédit qui vont chuter au deuxième semestre de cette année, de façon sans doute très sensible. Il y a d’abord un problème de commission, avec la baisse de la valeur des actifs sous gestion. C’est sensible au niveau du private banking, de l’industrie des fonds. A cela s’ajoute le fait que la situation sur le marché monétaire ne permet pas aux banques de générer beaucoup de revenus d’intérêts. Car, pour réduire leur risque, elles ont prêté leur argent à la BCE dans de moins bonnes conditions que sur le marché interbancaire à d’autres établissements.

Ne risque-t-on pas de tomber dans une trappe à liquidités, comme au Japon?

«Le risque est moindre dans la mesure où les Etats essayent de remettre à flot les banques européennes avec leur garantie. Mais, là encore, elles devront payer une redevance à l’Etat, ce qui pèse sur les revenus. Il faudra aussi connaître le montant des provisions à passer. Car si les banques ont des actifs toxiques ou dont la valeur se déprécie, de nouvelles provisions devront être constatées.

N’y a-t-il pas déjà eu suffisamment de provisions ?

« Oui, mais la question est de savoir si la déflation des actifs continue. Vous avez beau provisionner beaucoup, si vos actifs continuent à être en baisse constante, cela pose un problème.

Le cas Dexia est-il plus compliqué à régler que le cas Fortis?

«Je pense que financièrement, la Dexia est revenue du bon côté. Mais, structurellement, la question de son actionnariat est moins limpide que celle de Fortis.

L’entrée de l’Etat au capital des banques va-t-il se traduire par une réduction des prises de risque?

«Je ne pense pas qu’on puisse le dire ainsi. La présence de l’Etat dans ces établissements, qui doit rester provisoire, est d’abord destinée à leur permettre de rester compétitifs sur le marché,  à faire en sorte que leur liquidité ne puisse pas être mise en défaut. Ce qui est vrai, c’est que l’industrie financière dans son ensemble sera moins innovatrice et moins portée vers la croissance dans les années à venir que dans le passé. Pour la très simple raison qu’elle redécouvre le risque et la prudence qu’elle avait un peu oubliés ces dernières années.

Quel sera l’impact de cette situation sur les recettes de l’Etat et le régime des pensions.

«La question du financement des retraites est très liée à la croissance de la main- d’œuvre. Si le Luxembourg connaît des chiffres de croissance moins élevés, les problèmes du financement des retraites apparaîtront à moyen terme, plutôt qu’à long terme. Pour le reste, il faudra juger de la capacité de résistance de l’industrie financière et de l’éventuelle réduction de sa contribution aux finances publiques. Mais, il faut faire la distinction entre le court terme, où la situation de revenus des banques est très difficile, et le moyen terme, où elle devrait tout de même s’améliorer.

Peut-on déjà dire néanmoins que les deux ou trois prochaines années seront difficiles?

«On s’attend à une fin d’année 2008 et à une année 2009 difficiles. Il y a deux composantes importantes maintenant. D’abord, les marchés boursiers ont-ils oui ou non touché le fond? Ensuite, les consommateurs, très déprimés en octobre, vont-ils retrouver un comportement plus normal d’ici à la fin de l’année?

Une réflexion est-elle déjà engagée pour remettre les choses à plat, ré-inventer la place?

«De telles réflexions sont effectivement en cours pour redéfinir le positionnement de la place. Elles sont notamment conduites au niveau de Profil (Fédération des professionnels du secteur financier, Luxembourg). Mais, il est trop tôt pour en parler.

Quelles faiblesses de la place luxembourgeoise cette crise a-t-elle révélées?

«La crise n’a guère révélé de faiblesse typiquement luxembourgeoise. Nous n’avons pas de raison d’être plus déprimés qu’ailleurs. Il est toutefois apparu  que nous avons une grande place financière dans un petit Etat. Ce qui requiert de la part de cet Etat des efforts considérables et proportionnellement beaucoup plus élevés que ce qui a été fait ailleurs, tant en termes financiers que de ressources humaines. A Luxembourg, tout est resté concentré sur quelques bras, certes solides, mais enfin tout de même. Je voudrais ajouter que l’Etat luxembourgeois – et là, ce n’est pas une faiblesse – s’est montré extrêmement réactif et efficace. On peut constater que les Etats du Benelux ont finalement fait avec Fortis ce que les autres Etats ont décidé de faire pour l’ensemble de leurs banques quelques semaines plus tard seulement.  

Le fait d’être un petit pays pose-t-il plus de problèmes au niveau de la garantie des dépôts que dans un grand?

«Le système de garantie des dépôts est financé au Luxembourg, par les très nombreux acteurs de la place. Je ne pense pas que la capacité financière de l’Etat soit en toute première ligne. Tout cela est donc parfaitement viable. Je rappelle à cet égard que la garantie de l’Etat annoncée en Allemagne pour l’ensemble des dépôts des épargnants est d’ordre purement politique et qu’elle n’a aucun fondement juridique. Personne ne sait comment l’Etat allemand la financerait.

Le système de garantie des dépôts fait-il partie des discussions de place déjà engagées ?

«Non, mais il y a un projet de directive européenne pour la refonte de la garantie des dépôts. On doit s’attendre à ce que le système luxembourgeois soit rehaussé au niveau du montant garanti, mais également réformé, avec un possible préfinancement du fonds. De l’argent serait ainsi versé dans un pot pour être disponible le moment venu.

Peut-on imaginer que ce fonds devienne un fonds souverain ?

«Ce sont deux choses différentes. Un fonds souverain prend des risques d’investissement. Un fonds de garantie ne peut agir de cette façon.

Quel est le montant aujourd’hui garanti au Luxembourg ?

«20.000 euros. Le gouvernement a décidé de rehausser la garantie à 100.000 euros. Ce qu’il va sans doute faire à brève échéance. Le projet de directive européenne voudrait que le plafond soit relevé à 50.000 euros, et puis à 100.000 euros l’année prochaine.

Cette annonce était-elle nécessaire pour rassurer les déposants ?

«Il fallait l’annoncer rapidement pour souligner le sérieux de la place financière et la confiance que nous avons dans nos établissements. Néanmoins, je ne pense pas que sans cette annonce, les clients seraient venus en masse prélever leur argent. Mais, cette idée fondamentale d’avoir une garantie des dépôts égale à celle de nos pays voisins est quand même une nécessité.

En admettant que les épargnants de la Kaupthing soient indemnisés à hauteur de 20.000 euros en cas de liquidation de l’établissement. Quelle somme devrait être déboursée et qui paierait?

«Nous estimons le dommage dans ce cas de figure à 300 millions d’euros. Cette somme serait déboursée par les autres établissements de crédit et entreprises d’investissement de la place financière du Luxembourg. L’Etat serait affecté indirectement via une réduction du revenu des banques.

Faut-il remettre en cause la façon dont la place financière est régulée ?

«Les défis de la réglementation viendront des exigences européennes. De grandes discussions ont lieu depuis longtemps au sujet de l’architecture de la réglementation et de la supervision européennes. La crise va accélérer ces discussions. Se pose donc un problème de souveraineté. Il s’agit pour nous de préserver la proximité, le dialogue entre l’autorité de contrôle et les acteurs de la place financière, qui ont toujours été des atouts. Cela dit, des leçons devront aussi être tirées de la crise au niveau mondial, la réglementation et la surveillance deviendront plus strictes et plus rigoureuses.

Redoutez-vous que cette nouvelle architecture ne nuise à la politique de niche du Luxembourg ?

«Non, je ne vois pas de problème à ce niveau. Les niches, pour lesquelles nous disposerons sans doute de marges de manœuvres moins larges, relèvent du législateur. Je continue de croire que dans un pays comme le nôtre avec une concentration des compétences en matière financière, avec une capacité de réaction et un gouvernement à l’écoute, nous pourrons préserver nos avantages. Le problème de la surveillance est qu’elle peut être concentrée au niveau des pays qui hébergent les têtes de groupe. On peut aussi imaginer que soit créée une centrale européenne avec des antennes nationales dans une sorte d’Eurosystème des superviseurs. Et toutes ces solutions ne sont pas neutres pour le fonctionnement de la place financière du Luxembourg.

Comment vivez-vous le débat actuel sur le secret bancaire et les  paradis fiscaux ? La place est-elle préparée aux attaques qui vont sans doute se poursuivre ?

«Il faut effectivement réfléchir à la façon d’aborder notre image dans le grand public, essentiellement en France, où nous sommes traités comme un pays ennemi. Le public français, abreuvé par la presse française, a une image totalement caricaturale de notre pays, qui a des effets réels sur le terrain politique. Nous constatons des débats surréalistes selon lesquels les prétendus trous noirs de la finance et paradis fiscaux seraient à l’origine de la crise. Ce qui prouve une totale ignorance de la réalité du terrain et est extrêmement dangereux pour nous.

Que voulez-vous faire pour améliorer cette image ?

«Il faut à notre tour communiquer là où ça peut être utile, c’est-à-dire quand il n’y a pas d’intention de nuire, comme ce fut le cas dans le reportage de France 2 (le 21 octobre au journal de 20 heures). Nous devons engager un dialogue rationnel avec des journalistes sérieux, y compris en France. Nous devons également développer notre argumentaire et parfaire nos réponses à ces questions. Cette réflexion doit se faire au niveau de Profil, sans doute aussi au niveau de Codeplafi (Comité pour le développement de la place financière). Ce sera à notre agence de promotion Luxembourg For Finance (LFF) de porter ces messages vers l’étranger.

N’est-ce pas le rapport d’Arnaud Montebourg (parlementaire français) qui continue à faire des dégâts ?

«Oui, c’est un rapport qui est un instrument de propagande, et qui ignore les rapports officiels des autorités compétentes en la matière. Le Luxembourg est observé dans sa politique de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme par le FMI, par les autorités européennes. Nous sommes au diapason des autres nations européennes, c’est-à-dire à la pointe de ce qui se fait au niveau mondial contre le crime. Montebourg a totalement ignoré cela. Nous ne pouvons ignorer plus longtemps cette perception systématique. C’est un vrai problème.

Cette perception n’est-elle pas la même en Allemagne ?

«La perception allemande n’est pas la bonne non plus. Mais, elle n’est pas à ce point primitive. En Allemagne, on estime que le Luxembourg vit largement de la fraude fiscale. Ce qui est faux. Mais, on ne pense pas que le Luxembourg vit largement du blanchiment d’argent.

Le fait que BNP Paribas achète BGL peut-il contribuer à améliorer votre image en France ?

«Peut-être que cela peut nous aider. En tout cas, cela va resserrer nos liens économiques avec la France »