Un quotidien pas toujours exaltant n’empêche pas Jean-Claude Juncker de rester jovial. Il aime également les blagues, surtout quand elles sont subtiles. (Photo: Anthony Dehez)

Un quotidien pas toujours exaltant n’empêche pas Jean-Claude Juncker de rester jovial. Il aime également les blagues, surtout quand elles sont subtiles. (Photo: Anthony Dehez)

L’avenir de l’UE: vous déclariez le 13 septembre «Larguons les amarres». Est-ce que le navire a ne serait-ce que quitté le port? Et vers où se dirige-t-il?

«Je prendrai comme exemple l’Europe de la défense. Le 13 novembre, les ministres ont hissé les voiles et ce grâce à une initiative de la Commission, dont, évidemment, les ministres ne parlent pas. Parce que pendant la campagne électorale, j’ai plaidé pour l’Union européenne de la défense. Je l’ai répété en m’adressant au Parlement européen dans mon discours sur l’État de l’Union en septembre 2016 et j’ai repris cette idée dans mon discours du 13 septembre 2017.

Nous avons fait des propositions en matière de politique de défense et proposé un Fonds européen de la défense. Tout cela a été signé par les ministres le 13 novembre. Le président Macron a dit, il y a des mois, qu’il ne revendiquait pas la paternité pour l’Europe de la défense, parce que c’est en fait le président de la Commission qui pourrait la revendiquer. Donc les choses avancent.

Par ailleurs, nous avons fait des propositions sur l’approfondissement de l’Union économique et monétaire le 6 décembre.

Nous avons le vent en poupe. Et je mets en garde tous ceux qui pourraient ne pas voir que le navire européen peut avancer avec plus d’élégance et plus de vitesse maintenant. C’est le moment de le faire. D’ici une année, le moment, s’il n’a pas été utilisé, ne reviendra pas.

Est-ce parce que la crise est terminée?

«Non, tant qu’il y a un niveau aussi élevé de chômage, et notamment de chômage des jeunes, dans la plupart de nos pays, on ne peut pas dire sans vexer les citoyens que la crise est derrière nous. Tant qu’il y a un chômage à vrai dire massif dans la plupart de nos pays, nous n’aurons pas fait ce que nous aurions dû faire.

C’est d’abord l’effort des gouvernements nationaux, puisque la Commission ne crée pas d’emplois. Mais depuis l’arrivée au pouvoir de cette Commission, depuis novembre 2014, 8 millions d’emplois ont été créés en Europe. Ce n’est pas, à vrai dire, le mérite de la Commission européenne, mais si nous avions perdu 8 millions d’emplois, il est évident que Juncker serait le premier responsable de cet échec. Il y a aujourd’hui 235 millions d’Européens qui sont au travail et un taux d’emploi que nous n’avons jamais connu en Europe, plus élevé d’ailleurs que celui des États-Unis.

Il y a un retour de la croissance, notamment dans les pays qui furent en difficulté il y a cinq ou six années. Lorsque j’ai tout fait pour éviter que la Grèce soit exclue de la zone euro — ayant l’impression d’avoir été assez seul à ce moment-là, pourtant à lire les mémoires des uns et des autres, c’étaient les autres. Mais c’est toujours comme ça. Lorsque j’ai tout fait pour que le Portugal et sa croissance retrouvent de la couleur, lorsque nous avons sauvé le secteur bancaire — c’était du temps de ma présence dans l’Eurogroupe. Tout le monde nous disait que j’étais en train d’appliquer une politique trop flexible et trop généreuse à l’égard de ces pays, dont les citoyens ordinaires, modestes, souffraient dans une mesure que d’autres, plus riches, au nord de l’Europe, n’arrivent pas à s’imaginer. On m’a toujours dit que j’étais en train de conduire l’Europe vers l’abîme. 

Lorsque nous avons flexibilisé — en lui donnant une grille de lecture plus économique — le pacte de stabilité et de croissance, notamment pour ce qui est de l’Italie, j’ai été critiqué de manière virulente en Allemagne, aux Pays-Bas, en Finlande et ailleurs, pour avoir été trop généreux et flexible. Le résultat est là. Nous sommes passés d’un déficit moyen de 6% en 2010 vers un déficit qui devrait tomber au-dessous de 1% l’année prochaine. Donc le pacte fonctionne en dépit des Cassandres.

Vous avertissez régulièrement que l’Union européenne perd en poids dans le monde. 

«Et en même temps la population vieillit. Le nombre de personnes âgées de plus de 65 ans est déjà supérieur au nombre d’enfants de moins de 14 ans. Les plus de 65 ans représentent aujourd’hui moins d’un cinquième de la population européenne. D’ici 2050 ce sera près d’un tiers. D’ici 2030, l’Europe sera la région la plus âgée du monde avec un âge médian de 45 ans.

Ce vieillissement de la population aura un impact sur la viabilité financière de nos systèmes de protection et, par ricochet, des conséquences sur la situation budgétaire de nos pays.

La migration légale peut fournir à l’Union les compétences nécessaires pour remédier aux pénuries de main-d’œuvre et contribuer à la viabilité des systèmes de protection sociale. C’est pourquoi la Commission a fait des propositions pour faciliter l’accès des migrants à la carte bleue européenne. Je plaide d’ailleurs pour un accord ambitieux et rapide.

On a entendu Emmanuel Macron évoquer l’union des transferts. Est-ce que l’Allemagne accepterait désormais ce genre d’union si les règles de discipline budgétaire n’étaient pas telles que l’Allemagne le souhaite?

«Je ne suis pas le porte-parole du gouvernement allemand, et d’ailleurs le gouvernement allemand est en train de se former. On verra le moment venu si l’Allemagne considère — et je crois qu’elle le fera — que l’Europe, pour pouvoir avancer d’une façon harmonieuse, ne peut pas renoncer à cette dimension de solidarité. Ceci dit, il est évident que les gouvernements nationaux doivent, chez eux, faire en sorte que leurs finances publiques soient consolidées. 

Il n’est pas question, parce qu’un gouvernement renoncerait à consolider ses finances publiques, qu’il puisse s’adresser à l’Europe. Non, il faut les deux: il faut l’effort national et le suivi européen qui en découlera. C’est un 'give and take'.

Est-ce qu’il faut doubler le budget de l’UE?

«Non. Je crois qu’il faut augmenter en volume les moyens financiers mis à disposition de l’Europe, puisqu’il y a la crise de la migration, il y a le changement climatique, il y a tous les enjeux qui façonneront l’avenir européen. Avec le budget assez réduit qui est à notre disposition maintenant, nous n’arriverons pas à le faire.

Pour gérer la crise migratoire, nous avons dû réarticuler l’orientation générale du budget. En 2016 et 2017, nous avons pris 10,2 milliards du budget général de l’Union européenne pour dédier ce montant à la crise migratoire.

On ne peut pas répéter «à gogo» cet exercice puisque nous avons dû enlever à des programmes existants — sans les mettre en danger — les montants qui leur furent dédiés. Je n’ai pas envie de voir la prochaine Commission devoir réarticuler le budget général de l’UE au gré du moment.

Jean-Claude Juncker

En ce qui concerne le changement climatique, qu’est-ce que la Commission entend-elle encore entreprendre?

«Pour ce qui est du changement climatique, la Commission maintiendra son point de vue, qui est d’appliquer dans leur entièreté les propositions émises lors de la COP21, à Paris en 2015. Le fait que l’administration américaine se détourne de cette ambition n’est pas une raison qui devrait amener l’Union européenne à faire de même.

C’est une exigence qui nous est dictée par les conditions de vie de ceux qui viendront après nous. Il est toujours difficile en politique — je l’ai souvent appris à mon détriment — de parler de l’avenir si l’avenir exige une action immédiate, en temps réel. Mais l’avenir se prépare tous les jours et le changement climatique est un défi majeur. L’Europe doit répondre à ce défi et donc la Commission ne bougera pas dans le mauvais sens sur cette affaire.

Quel rôle attribuez-vous aux places financières et notamment à la finance verte («green finance») dans la lutte contre le changement climatique? Est-ce un outil honnête et efficace?

«Je suis un adepte de la finance verte, où le Luxembourg fait d’ailleurs des progrès remarquables. Le monde financier ne peut pas considérer que le changement climatique ne le concerne pas.

Au Luxembourg, le gouvernement, sous l’impulsion du vice-Premier ministre, Étienne Schneider (LSAP), a lancé l’initiative de la transition vers une croissance qualitative. Est-ce aussi un sujet au niveau européen?

«Oui, je crois que la croissance aveugle n’est pas une voie à suivre par les économies européennes. La croissance se doit d’être qualitative et doit échapper à cet impératif quantitatif qu’on imprime trop souvent aux politiques de croissance. La croissance est nécessaire, nous le voyons chaque jour. Pourquoi les pays du sud ont-ils retrouvé une nouvelle santé? Parce qu’il y a eu le retour de la croissance, grâce notamment aux politiques qui ont été mises en place par la Commission et les États membres concernés.

Il ne faut pas maudire la croissance, mais il ne faut pas s’adonner aux plaisirs futiles et passagers d’une croissance sans bornes et sans limites qui serait quantitative sans respecter la dimension qualitative qui doit l’accompagner.

On espère, grâce à la digitalisation, l’automatisation, la robotisation, atteindre une certaine qualité de croissance. Comment voyez-vous le monde du travail évoluer?

«Il ne faut pas verser dans le pessimisme. Je crois que le monde de demain sera fait de tous ces éléments que vous venez de mentionner. Mais je ne voudrais pas non plus que nous oubliions que ceux qui sont au travail, en ce moment même, doivent bénéficier d’une formation tout au long de la vie.

Nous devons préparer, et les travailleurs eux-mêmes doivent se préparer, à un changement de la réalité du monde du travail. Je dis cela notamment pour ce qui est de la robotique, qui avance à pas de géant. Donc pour les jeunes qui sont en formation aujourd’hui, nous devons veiller à leur aménager une chance dans le monde, qui sera et qui n’est pas encore. Nos systèmes éducatifs doivent donc se mettre à l’heure. L’heure de demain sera différente de l’atmosphère d’aujourd’hui. 

L’intelligence artificielle ne saura jamais remplacer le cœur.

Jean-Claude Juncker

Et les entreprises?

«Les entreprises doivent savoir qu’elles devront, à bien des égards, adopter un nouveau rythme d’avancement.

La robotique maintenant, combinée à l’intelligence artificielle, occupe et préoccupe. Elon Musk, Bill Gates, Stephen Hawking… Vous, Monsieur Juncker, êtes-vous plutôt Terminator ou Iron Man?

«Bill Gates m’a posé la même question, je ne lui ai pas répondu.

Vous connaissez ces deux films?

«Je ne les ai pas vus. Il est des films, comme beaucoup de livres, que je voudrais voir, mais que je n’ai pas v us. Je lis les commentaires sur les livres.

Disons plutôt comme ceci: croyez-vous que l’intelligence artificielle représente un danger pour l’humanité ou est-elle le salut… [interrompu]

«L’intelligence artificielle doit rester à la mesure de l’homme. L’intelligence artificielle ne saura jamais remplacer le cœur. Toutes les affaires entre les Hommes sont des affaires de cœur.

Sans transition, à un an des législatives, votre ami Claudio (Claude Wiseler, président de fraction du CSV et candidat chef de file pour 2018) estime que la gestion des finances publiques du gouvernement actuel serait irresponsable. Les DP, LSAP et Déi Gréng aiment citer les institutions internationales, dont celle de la Commission européenne, selon lesquelles les finances publiques seraient dans les clous. Qui dit vrai alors?

«La Commission a exprimé ses points de vue sur les finances publiques luxembourgeoises dans ses différentes recommandations qui ne furent pas toujours suivies d’effets. En dépit de la volonté de tous les journalistes luxembourgeois, je ne vais jamais me prononcer au sujet de la politique intérieure luxembourgeoise.

Mais la Commission jette un coup d’œil sur les finances publiques, sur le Programme de stabilité et de croissance et sur le Programme national de réforme… En lisant l’avis de la Commission, je vois un feu vert…

«Il (le budget, ndlr) respecte les règles émises par la Commission et les États membres, mais je ne me prononcerai pas sur l’état des finances publiques luxembourgeoises d’ici 5, 7 ou 10 années. Là, j’aurai des remarques à faire que je m’interdis de faire.

Le journaliste de Libération, Jean Quatremer, vous reprochait d’être loin des médias et des citoyens.

«Je connais Jean Quatremer depuis 25 ans. Je sais qu’il est un esprit critique, sauf envers lui-même. Ce que Libération écrit est tout simplement faux. Ce qui est vrai, c’est que je ne me rends pas souvent à la salle de presse (de la Commission européenne, ndlr) mais j’ai participé à ce jour à 100 conférences de presse et à chaque fois que je reçois des visites, j’organise un point presse. Or, j’ai de nombreux visiteurs, même si la presse luxembourgeoise ne les couvre jamais, donnant l’impression que je ne fais rien.

J’ai eu neuf 'dialogues citoyens'. J’ai eu 120 interviews, dont 27 avec la presse française, pas plus tard que le 29 octobre avec Nice-Matin. Cela ne fait pas une éternité. En septembre, j’ai accordé des interviews au Monde, au Soir et à Libération, à Jean Quatremer. Donc c’est tout simplement faux.

Je ne peux pas aller dans des bistrots pour des raisons de sécurité. Au Luxembourg, un Premier ministre n’a pas besoin de protection rapprochée. Vraiment pas…

Même de nos jours?

«J’avais de la protection au Luxembourg quand des menaces de meurtre se concrétisaient. Ce fut le cas trois ou quatre fois. Au Luxembourg, on n’a pas besoin de protection personnelle permanente, mais au niveau européen il le faut.

Quand je me déplace, je suis constamment accompagné de trois ou quatre gardes du corps. Peu importe où je vais, je suis accompagné en permanence. J’aime beaucoup mes gardes du corps mais je serai quand même content de retrouver une certaine normalité dans ma vie.»