Cet homme est-il dangereux? Considéré par certains comme étant communiste, comparé par d’autres au dictateur cambodgien Pol Pot, l’économiste luxembourgeois Guy Kirsch a bousculé bon nombre d’esprits fin janvier, dans le cadre feutré, mais intellectuellement très stimulant (et stimulé), d’une conférence organisée sous l’égide du prestigieux Ifo, Institut für Wirtschaftsforschung de Munich. Intervenant à la tribune où se sont succédé plusieurs autres économistes de renom, le Pr Kirsch a mis les pieds dans le plat en proposant une ponction des droits de succession à hauteur de… 100%, afin d’alimenter un fonds destiné, au final, à permettre à tout un chacun de bénéficier d’un héritage dans sa vie. Une partie de ce fonds pourrait aussi être utilisée pour soutenir dans leurs études les enfants de classes dites «non privilégiées».
Cette approche pour le moins radicale s’inscrit dans une pensée plus large destinée à imaginer des façons de lutter contre certaines inégalités sociales. Réflexions.
La fiscalité parvient-elle à aplanir certaines inégalités sociales, ou bien avez-vous le sentiment qu’elle les accentue?
«Il faut d’abord constater que nous vivons depuis un certain temps de très grandes inégalités, à la fois des fortunes et des revenus. Et nous assistons à une augmentation de ces inégalités. Nous risquons ni plus ni moins d’avoir des problèmes sociaux, car les gens n’acceptent plus cette situation. C’est clairement une menace pour la cohésion sociale.
La question de la fiscalité sur les héritages est très symbolique: dans les prochaines 20 années, il y aura des centaines de milliards d’euros d’héritages; des fortunes immenses transmises par cette génération, «ma» génération, qui a vécu des temps de croissance et n’a pas connu de crise ni de guerre. Cette situation risque encore d’aggraver les inégalités, et des inégalités non justifiées.
Je n’ai absolument rien contre le fait que vous gagniez plus que moi, mais à une seule condition: c’est que vous contribuiez davantage à la société. Sinon, je serai en droit de me demander pourquoi! Je pense alors à la pièce de Beaumarchais où Figaro s’adresse à un noble arrogant: 'Qu’avez-vous fait pour tant de biens? Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus.' C’est concrètement le cas pour beaucoup de gens encore.
On devine un certain ressentiment de votre part dans la façon de considérer les choses…
«Je ne suis pas envieux de voir des gens se pavaner en voiture de luxe. Je ne sais d’ailleurs même pas ce que je ferais d’une telle voiture! Mais ça me révolte d’imaginer que ces personnes-là ne donnent rien en retour. C’est la raison pour laquelle j’aimerais trouver un moyen non pas pour le principe de déshériter les riches, mais plutôt pour permettre à tous de pouvoir hériter de quelque chose et de pouvoir partir dans la vie sur les mêmes bases. D’où cette idée de fonds, de trust, que j’ai esquissée. Cela n’exclut évidemment pas qu’il y ait des problèmes techniques, j’en conviens. Mais je sais qu’il existe une fondation à Hambourg, par exemple, qui réfléchit à un mécanisme qui y ressemble.
La composition du comité de direction d’un tel fonds serait évidemment cruciale, tout comme sa gestion. Mais comme il n’y aurait pas d’obligation de maximisation des profits, comme cela pourrait être le cas pour des banques, on pourrait très bien imaginer qu’il puisse aussi servir pour des projets plus vastes touchant à la société civile. Je ferai remarquer par ailleurs que l’impôt sur l’héritage est probablement le plus contesté, mais paradoxalement qui ne rapporte pratiquement rien. Dans le budget de l’État, c’est parfaitement négligeable (dans le budget 2015 du Luxembourg, il représente 60 millions d’euros, ndlr). Il est dommage aussi qu’on ne voie, derrière mon idée, que le seul aspect des riches qui seraient déshérités et qu’on ne voie pas toutes les autres personnes qui enfin toucheraient un héritage.
Ne baigne-t-on pas, en la circonstance, en pleine utopie?
«Rien n’empêche de travailler sur la base d’une utopie sans pour autant être un utopiste! Mais on peut aussi être réaliste et se dire que même si c’est dans cette direction qu’il faut aller, on ne peut pas y aller à 100% pour différentes raisons. Les utopies, ce sont des modèles de pensée qui permettent d’avoir une direction de ce que l’on veut et de ce qui est justifiable.
Je ne suis pas un utopiste. Mais il ne s’agit pas de trouver des solutions à un problème mal posé. Il faut d’abord poser le problème avant de trouver des solutions acceptables, quitte à accepter qu’on ne trouve pas de solution miracle qui satisfasse les gens à 100%. Du reste, aucune politique ne renonce vraiment à une certaine vision utopique, même si on n’a pas le courage de l’avouer.
Qu’est-ce que pourrait alors être une fiscalité «juste»?
«La réponse dépend du modèle de société et de la vision de l’Homme que l’on a. Si on dit que chacun doit pouvoir vivre sa vie et en être seul responsable, et ne pas avoir le moindre privilège, comme dans le libéralisme individualiste, on peut dire qu’une répartition très inégale des impôts est très juste, puisqu’elle repose sur des différences de prestations.
Mais est-ce pour autant que cette approche est 'juste'? Évidemment, si vous avez une vision que l’Histoire est une marche de l’humanité vers je ne sais quel être suprême, les idées de justice seront forcément différentes. Mais je ne crois pas tellement à cet être suprême, en tous cas pas en ce qui concerne la fiscalité…
À l’opposé de ce libéralisme, il y a le tribalisme, voire le féodalisme, où ce n’est pas l’individu qui est intéressant en tant que tel, mais en tant que membre d’une famille. Il peut bien sûr profiter de cette situation, mais il peut aussi être sacrifié au nom de cette famille. Combien d’héritiers se sont vu contraints, et aujourd’hui encore, de prendre la suite de leurs aïeuls dans leur entreprise familiale, quand bien même ils aspiraient à faire tout à fait autre chose?
Du reste, certaines études empiriques – et non pas des simples spéculations théoriques – montrent que des entreprises florissantes qui sont transmises à des générations, peut-être moins capables, moins douées ou dévouées, sont beaucoup moins productives que celles où l’on a cherché un manager pour continuer leur gestion. Vous remarquerez d’ailleurs que les Google, Facebook et autres Amazon ne sont pas dirigés par des 'fils de'. En revanche, tous leurs dirigeants ou presque ont annoncé céder une grande partie de leur fortune au sein de fondations. Dale Carnegie disait même que tout homme qui meurt riche meurt déshonoré. Mais probablement était-il communiste…
C’est surtout la symbolique de cet impôt sur l’héritage qui semble toucher les gens…
«C’est vrai que les montants en jeu ne sont, pour l’instant, pas importants. Mais c’est en effet la question sous-jacente de l’inégalité de la distribution des revenus et des fortunes qui risque de devenir extrêmement menaçante à l’avenir. Savez-vous ce que le roi français Louis XVI avait noté le 14 juillet 1789 dans son agenda? 'Rien'! Il n’avait rien remarqué, rien anticipé. J’ai un peu l’impression que nous vivons en pleine inconscience, sans voir que nous risquons d’avoir de très graves problèmes sociaux. Or, un ordre social, mais aussi économique ou politique, ne peut survivre et fonctionner que dans la mesure où les gens y croient...
Ou bien par la peur de la répression?
«Peut-être pendant un certain temps, mais ça ne peut pas être durable. Dans la mesure où des inégalités de fonctionnement ne sont plus considérées comme étant justifiées et sont trop importantes, on risque de voir tout bonnement se produire des oppositions plus ou moins violentes ou agressives.
Nous acceptons les bouleversements de notre société, parce qu’ils viennent tout doucement, presque imperceptiblement. C’est le principe de la grenouille plongée dans une marmite d’eau froide et qui meurt ébouillantée sans même s’en rendre compte au fur et à mesure que l’on augmente la température de l’eau.
Pour qu’un système soit durable, il faut donc qu’il soit crédible et ce sera le cas dans la mesure où les gens pourront faire leur vie et n’en seront pas empêchés parce que d’autres, qui n’ont rien fait, s’accaparent leur droit de vivre.»