Léon Zeches  (Photo: Olivier Minaire)

Léon Zeches  (Photo: Olivier Minaire)

 

Monsieur Zeches, que ressentez-vous au moment de tourner la page après plus de quatre décennies de fidélité au Luxemburger Wort?

 «Je ressens évidemment beaucoup d’émotion, mais cette émotion est très personnelle, et pas forcément liée au travail en lui-même. Au cours de quatre décennies, vous voyez tout, vous vivez tout, le meilleur et le pire. Il y a eu des moments très difficiles où je me suis même demandé si je ne ferais pas mieux de trouver un autre emploi, même à l’étranger. Et je ne parle pas de soucis sur le plan économique, qui sont assez nouveaux pour la maison.

Faites-vous allusion alors à quelques-uns des grands débats idéologiques, concernant l’avortement ou l’euthanasie, sur lesquels vous avez eu à engager vos convictions personnelles?

 «J’ai été, de toute façon, ces dernières années, le seul à m’occuper, dans les éditoriaux, des thèmes très difficiles de la société en général. Cela avait commencé, en effet, dès les années 70 avec l’introduction de la loi sur l’avortement. Un journal comme le Wort ne pouvait pas ignorer et ne pas commenter un tel fait de société. Pas plus qu’il ne pourra en ignorer d’autres à l’avenir. Et je ne sais pas encore qui prendra le relais éditorial. Sur ce plan-là, je me fais un peu de soucis, car je trouve que nos rédactions sont un peu devenues – du point de vue de la ligne éditoriale chrétienne – incolores, insipides et inodores.

Le poids de l’Eglise sur le fonctionnement du journal n’est-il justement pas trop pesant?

«Non. A ma connaissance, il n’y a eu qu’un seul cas, en 42 ans, où l’évêché est intervenu. C’était pendant les discussions sur l’avortement, dans les années 70. Il y avait des débats à distance avec ma consœur du Républicain Lorrain, Liliane Thorn, et avec Mars Di Bartolomeo (l’actuel ministre de la Santé, ndlr.), qui était alors journaliste au Tageblatt, deux confrères avec qui je m’entendais très bien par ailleurs.Dans la surenchère verbale, tout le monde a fini par aller un peu trop loin et l’évêque de l’époque, Mgr Hengen, avait appelé le directeur du Wort, André Heiderscheid, pour lui dire de me demander d’être plus calme. Pour le reste, à chaque fois qu’il y a eu une lettre pour protester contre un article du Wort, chaque évêque a toujours renvoyé la balle vers le rédacteur en chef en place.

Avoir un tel actionnaire n’incite-t-il pas à une certaine autocensure?

«C’est sans doute le cas pour certains, mais pas pour moi, car mon éducation et mes convictions sont en droite ligne avec celles de l’évêché. D’un autre côté, ceux qui ne sont pas d’accord avec telle ou telle position n’ont jamais été forcés d’écrire quoi que ce soit sur ce sujet.

Et vis-à-vis du Parti Chrétien-Social (PCS)? Le Wort est aussi considéré comme un média ‘ami’…

«Nos prises de position sont parfois allées très loin à l’encontre du Parti Chrétien-Social, car nous n’avons pas toujours eu les mêmes opinions, surtout en ce qui concerne les thèmes de la doctrine sociale. Je me souviens du projet de loi introduisant une aide de scolarisation. Il était initialement prévu, dans le texte, de ne l’attribuer qu’aux familles ayant au moins deux enfants en âge scolaire. J’ai écrit contre ce projet de loi pour la simple raison qu’il y a des femmes seules qui n’ont à éduquer qu’un seul enfant, et qui étaient alors exclues du système, alors qu’elles avaient grandement besoin de cette aide. Dans le même temps, moi-même qui avais deux enfants et qui bénéficiais de cette aide, n’en avais pas besoin. J’ai d’ailleurs officiellement refusé de toucher cette aide, que j’ai toujours reversée à des bonnes œuvres.

Plus tard, lorsque la loi a été votée, elle a été élargie à tous les parents en charge d’enfants, sans distinction de leur nombre. Nous sommes proches du PCS à cause de leur ‘C’. Mais s’ils venaient à l’abandonner, nous ne serions alors plus proches du tout. Mais notre lectorat dépasse largement les sympathisants ou électeurs du PCS.

Le Wort a longtemps été considéré comme une institution. Est-ce encore vrai aujourd’hui? N’y a-t-il pas une certaine érosion de cette image?

 «Il faut d’abord se rappeler que l’Etat luxembourgeois est indépendant depuis 1839 et que le Wort a vu le jour en 1848. C’est le seul journal qui a survécu depuis tout ce temps-là. Il a accompagné le devenir de cet Etat nouvellement créé pratiquement depuis le début et il a aidé à former la mentalité de son peuple. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il est toujours là avec cette force. Aujourd’hui, la société a changé de fond en comble, ce à quoi s’ajoute une explosion médiatique. Mais le grand changement, c’est évidemment Internet, que je considère comme une vraie révolution culturelle et qui va bien au-delà des seuls médias, puisque les médias conditionnent la société. Aujourd’hui, on peut avoir cent, deux cents amis, décomposés jusqu’au pixel et recomposés après de l’autre côté de l’écran.

Le groupe Saint-Paul a récemment procédé à un audit avec le cabinet McKinsey. Qu’en est-il ressorti?

 «Je pense qu’au terme de cet audit, McKinsey en a autant appris que nous-mêmes, car ils n’avaient pas 160 ans d’expérience dans le domaine du journalisme, ni une connaissance approfondie de la spécificité du marché luxembourgeois. Nous avons tout de même développé de nouvelles méthodologies qui nous ont permis de gagner en rigueur dans certaines de nos actions, en particulier dans les domaines IT et Internet. Nous avons encore divers projets en cours de développement. Mais le conseil initial de McKinsey était de nous faire licencier plus de 200 personnes. Ce n’était pas acceptable. Nous avons préféré mettre en place des mesures de départ volontaires, dans le cadre d’un plan de maintien de l’emploi élaboré avec le gouvernement, qui comprenait une quinzaine de possibilités différentes. Nous avons entre autres introduit le principe du temps partiel.

Dans quelle situation financière se trouve exactement le groupe Saint-Paul aujourd’hui?

«Il n’est pas à l’agonie, comme je l’entends parfois. Et c’est grâce au Wort, qui n’a jamais été dans le rouge, ce qui nous a permis de remplir notre mission qui est celle d’être présent dans tous les médias possibles, avec une information générale aussi bien faite que possible, de sorte que les gens n’ont pas besoin de regretter de s’abonner à un journal à tendance clairement catholique, et appartenant à l’évêché.

Le Wort connaît pourtant, lui aussi, une érosion dans sa diffusion et ses revenus publicitaires…

«Oui. Je ne crois pas que l’on retrouvera un jour le niveau des 90.000 exemplaires que nous avions approché. Compte tenu de l’explosion des médias et des changements de mentalité, je serais content si nous pouvions nous stabiliser autour de 60.000, 65.000, ce qui est notre niveau actuel. Mais il ne faut pas non plus négliger le nombre de plus en plus important de gens qui ne lisent plus le journal papier, mais ont changé leur abonnement pour la version e-paper.

Qu’en est-il de l’activité ‘impression’, qui est très touchée par le contexte économique actuel?

«Il faut remonter un peu en arrière: dans les années 90, il y avait un réel boom sur le marché des imprimés et nous avons logiquement diversifié nos infrastructures d’imprimerie. Nous étions, à un certain moment, et de loin, la plus grande imprimerie du Luxembourg et des alentours, alors que notre core business n’a jamais été de faire de l’imprimerie, même s’il s’agit évidemment du moyen auxiliaire nécessaire pour imprimer nos produits. Pendant quelques années, ces activités d’imprimerie étaient intéressantes, mais nous avons fini par nous retrouver avec des centaines d’ouvriers et d’employés en surnombre, sans l’équivalent en commandes susceptible de faire tourner rentablement ces infrastructures.

D’où la décision de l’arrêt de l’activité d’impression ‘heat set’ (ligne de rotative servant notamment à imprimer des produits à format magazine, ndlr.)…

«Non, nous sommes en train d’adapter nos capacités de production. Nous avons deux rotatives de ce type pour des produits haut de gamme, et nous avions une série de commandes, venant notamment de France. Mais lorsque l’on fait une comptabilité analytique, nous constatons que non seulement cela ne nous rapporte pas beaucoup, bien au contraire. Nous laissons, pour l’heure, s’amortir les machines. Nous étudierons ensuite ce que nous ferons concrètement à l’avenir.

Si le Wort se porte bien, qu’en est-il des autres journaux du groupe, en particulier Point 24 et La Voix du Luxembourg?

«A la seule vue des chiffres TNS Ilres, L’essentiel a une très nette avance sur le marché des ‘gratuits’, c’est clair (les derniers chiffres publiés en juillet 2009 donnent une part d’audience de 26,7% pour L’essentiel, devenu le deuxième quotidien le plus lu du pays après le Wort. Point 24 affichait 14,9% et La Voix du Luxembourg 5,1%, ndlr.). Nous avons dû faire Point 24 pour des raisons stratégiques et concurrentielles, mais aussi en réponse à l’arrivée de L’essentiel et au fait que 50% de ses revenus publicitaires puissent partir en Suisse (Edita, qui édite L’essentiel, est une joint-venture 50-50 entre le groupe luxembourgeois Editpress et le Suisse Tamedia, ndlr.). C’était donc en premier lieu une opération tactique.

Dans le contexte actuel, ni Point 24 ni L’essentiel ne peuvent être rentables. Ils pourraient à la rigueur le devenir si l’un des deux disparaissait, tout comme Le Quotidien ou La Voix du Luxembourg pourraient le devenir si l’autre abandonnait. En théorie, un seul quotidien francophone pourrait atteindre la force qui était celle du Républicain Lorrain à l’époque. Mais tout cela ne sont que des considérations politiques et économiques, et non pas journalistiques.

Cela veut donc dire que la stratégie de lancement de Point 24 n’était pas la bonne?

«Au contraire, elle l’était, car il n’y avait pas d’autres alternatives. Si ça ne tenait qu’à mes seules convictions personnelles, je favoriserais plutôt La Voix. Ceci étant, je comprends tout à fait la légitimité de ce type de médias gratuits, qui peut constituer une façon de mener de nouveaux lecteurs vers une presse écrite sérieuse à laquelle je crois très fermement, car elle aura toujours un vrai rôle à jouer face à des médias instantanés comme peuvent l’être Internet ou la télévision.

N’était-il pas dans votre rôle, entre autres, de directeur des rédactions, d’être plus proche de vos différentes équipes? Certains regrettent, notamment à La Voix, de ne jamais vous voir.

«Je n’ai jamais assisté à une conférence de rédaction d’un autre organe que le Wort, où j’étais rédacteur en chef. Pour moi, la liberté de la presse interne compte aussi. Quand je nomme quelqu’un rédacteur en chef, je le fais en connaissance de cause… Pour ce qui est de La Voix, oui, je reconnais que j’aurais dû être davantage présent. La difficulté, sur ce plan, était mon emploi du temps. Je suis toujours là à 8h du matin et je ne quitte pas avant 20h. A la longue, je dois avouer une certaine fatigue.

Depuis le départ, en octobre 2008, de Laurent Moyse, le rédacteur en chef de La Voix, personne n’a été nommé pour le remplacer (le poste est actuellement occupé ‘par intérim’, par Didier Hiegel, également chef du service des sports, ndlr.). Pourquoi?

«Nous n’avons pas encore, il est vrai, trouvé son successeur. Mais je me garderai de tout commentaire qui pourrait, quoi que je dise, être mal interprété par tout un chacun qui pourrait se sentir concerné de façon directe ou indirecte. La sensibilité humaine est trop frêle pour être exposée sur la place publique. Cela dit, je souhaite qu’une solution optimale puisse être trouvée rapidement.

La fusion de Point 24 et de La Voix est-elle une de ces solutions possibles?

«La question de synergie des deux rédactions francophones se pose en effet depuis quelque temps. Mais rien n’est engagé du tout dans ce sens-là.

Votre successeur, Paul Lenert, se retrouve donc avec de sacrés chantiers en perspective. Comment s’est faite sa nomination?

 «Initialement, nous avons d’abord pensé à chercher à l’extérieur. Mais nous comptons tout de même quelque 120 journalistes dans la maison, avec une grande rédaction économique. Paul Lenert, qui en était le chef, a fait des études en économie et gestion d’entreprise. Son profil correspondait parfaitement. Nous avons souhaité faire une transition en douceur et il a suivi une formation en gestion d’entreprise avancée pendant deux mois à Harvard pour compléter ses connaissances. Depuis le 1er juillet, il occupe déjà la fonction de directeur général du groupe Saint-Paul et sera dès le 1er janvier 2010 en même temps directeur du Luxemburger Wort et des rédactions et publications de l’entreprise.»