Dubai.  (Photo: Andrés Lejona)

Dubai.  (Photo: Andrés Lejona)

Ils sont tellement immenses qu’on ne peut les voir que du ciel. Le long de la côte de Dubaï, trois palmiers achèvent leur croissance... dans la mer. Eléments clés d’un projet colossal imaginé par le tout-puissant Cheik Mohamad Bin Rashid Al Maktoum, ces îles artificielles sont les icônes mondiales de l’industrie touristique qui se bâtit à la vitesse d’un dromadaire au galop, dans ce petit territoire du Golfe Persique.

Pour concrétiser sa «vision» d’un Etat prospère et tourné vers l’avenir — en dépit de l’épuisement de ses ressources pétrolières —, le gouvernement dirigé par le «Ruler» fait appel à des entreprises du monde entier. Parmi elles, un groupe d’origine belge dont la société mère est basée au Luxembourg (lire ICI), Jan De Nul, l’un des leaders mondiaux des activités de dragage et de remblayage.

L’entreprise a bâti sa réputation sur l’entretien des canaux et des chenaux d’accès aux ports, en Belgique et aux Pays-Bas. Ces dix dernières années, elle connaît une croissance fulgurante et mène des chantiers aux quatre coins de la planète. «Il y a dix ans, nous avions seulement quatre bateaux et un ou deux projets à l’étranger, retrace Johan

Van Boxstael, Financial Director de Dredging and Maritime Management (DMM, une filiale à 100% de Jan De Nul Group).  Aujourd’hui, nous possédons plus d’une trentaine de grands bateaux battant pavillon luxembourgeois, une douzaine d’autres sont en construction dans des chantiers navals (dont deux navires de plus de 45.000 m3) et notre flotte compte également une centaine de petits bateaux battant pavillon de l’île Maurice. Nous employons plus de 3.000 personnes à l’étranger et nous comptons 25 nouveaux chantiers prêts à démarrer», détaille-t-il.

A leur actif, et pour ne citer que quelques exemples: la construction d’îles artificielles à Hong Kong et à Singapour, l’entretien voire l’aménagement complet de plages à Sylt en Allemagne, à Cancún ou encore aux Seychelles, l’approfondissement et l’entretien du Rio Parana et du Rio de la Plata en Argentine — pour éviter notamment leur ensablement –, mais aussi des travaux de dragage, d’entretien voire d’extension de ports en Russie, en Tunisie, en Colombie...

«Notre chiffre d’affaires était stable depuis le début des années 2000, mais il a fortement augmenté depuis deux ans, indique M. Van Boxstael. Il est ainsi passé de 795 millions d’euros en 2005 à 1,19 milliard fin 2006, et pourrait s’établir autour de 1,5 milliard fin 2007. Soit un doublement en deux ans!»  Quant au résultat net, il a progressé de 22 millions d’euros en 2001 à 96 millions en 2005, et 192 millions en 2006. Si le groupe a également développé une expertise dans les pipelines en offshore et le secteur environnemental, les activités de dragage et d’enrochement (pour stabiliser les plages et les îles) constituent près de 85% de son chiffre d’affaires.

Encore ces montants ne sont-ils qu’un reflet de l’accroissement réel des activités du groupe. «Nous avons de très grands projets en cours à Dubaï et dans tous les pays dans la région des Emirats (Arabie saoudite, Oman, Qatar). Or, toutes les devises de ces pays sont liées avec le dollar, qui a dégringolé de près de 25%. S’il n’y avait eu cette chute de la devise américaine, notre chiffre d’affaires aurait pratiquement triplé en trois ans!», assure M. Van Boxstael.

«Nos principaux concurrents sont dans la même situation. C’est du jamais vu dans le secteur du dragage», affirme le directeur financier. Les raisons de ce bouillonnement de l’activité? «Essentiellement l’augmentation des prix du pétrole. Avec un baril à plus de 100 dollars, l’argent coule à flots dans ces pays... Ils se lancent dans des projets énormes, notamment pour augmenter la capacité de leurs ports commerciaux et mettre sur pied une véritable industrie touristique».  Face à la concurrence dans son secteur, Jan De Nul doit régulièrement batailler pour décrocher des contrats à l’étranger. «Chaque jour est lancé dans le monde un appel d’offres pour des projets de dragage pesant généralement entre dix et 20 millions d’euros, indique M. Van Boxstael. Quand les promoteurs sont à la recherche du meilleur prix allié à la capacité technique, nous gagnons le plus souvent».

Un bateau par an

Dans cette compétition, Jan De Nul dispose en effet de deux armes redoutables: la taille de sa flotte et la haute technicité de ses bâtiments. «La stratégie de nos dirigeants a toujours été d’investir le cash-flow dans de nouveaux bateaux. Nos trois principaux concurrents, pour leur part, sont soit cotés en bourse, soit liés à des sociétés cotées. C’est-à-dire qu’ils doivent distribuer des dividendes et que cela leur coûte chaque année le prix d’un bateau!,  explique M. Van Boxstael. Notre groupe a su prendre des risques énormes. Dans dix ans, nous serons devenus le plus grand groupe mondial. Il y a dix ans, nous étions encore classés à la neuvième ou la dixième place».

Si la puissance de sa flotte lui permet souvent de se démarquer de la concurrence, le directeur financier de Jan De Nul précise qu’«à Dubaï, c’est un peu différent. Les promoteurs n’ont de toute façon le choix, au niveau mondial, qu’entre deux sociétés qui disposent des capacités nécessaires à la réalisation de projets d’une telle envergure (les groupes Jan De Nul et Van Oord, ndlr.)».

De fait, les deux concurrents européens se partagent le gâteau dubaïote et leurs équipes s’activent, à quelques encablures l’une de l’autre, le long d’un littoral sablonneux en pleine mutation. Et ce, sous la supervision de Nakheel (un groupe de sociétés privées en connexion très étroite avec le gouvernement et donc le Cheik lui-même), promoteur d’un projet colossal, visant à transformer un coin de désert de dunes en un paradis baigné d’eau et de verdure. «L’eau est leur principe d’attraction.

Or, Dubaï ne compte que 60 km de côtes naturelles. L’objectif est de multiplier ce chiffre par cinq, en développant un maximum de longueurs de plages et de quais», explique Emmanuel Lemaire, Project Manager à Dubaï pour Jan De Nul. Depuis deux ans, cet ingénieur belge en génie civil s’est installé dans le pays avec sa famille, pour participer à ce projet inédit et inégalé, par son ampleur, à l’échelle planétaire.

Quatre méga-chantiers

«C’est le dragage du port de containers qui nous a permis de prendre pied à Dubaï, retrace son jeune collègue Diego Naessens, Project Lead Engineer. Notre groupe dispose d’une grande expertise puisque nous avions déjà réalisé un méga-chantier de cet ordre, la construction en mer de l’île artificielle sur lequel est bâti l’aéroport de Hong Kong».

A Dubaï, Jan De Nul conduit actuellement quatre chantiers sur la côte, sur lesquels sont occupées plus d’un millier de personnes (soit un tiers des effectifs employés à l’étranger par le groupe), essentiellement des Indiens et des Philippins, encadrés par 90 expatriés venus d’Europe: l’extension du port de containers (appelé à devenir le plus grand du monde), la construction du Palm Cove Canal, du Palm Jebel Ali ainsi que des sept îles du Waterfront. Difficile, pour le visiteur non averti, de se faire une idée précise de ce qui est en train de naître de ce désert de dunes de plusieurs milliers d’hectares, tant le gigantisme des projets les rend difficilement perceptibles, vus du sol! Du sable à perte de vue, des engins de terrassement qui semblent aptes à déplacer des montagnes, des blocs de rochers de plusieurs milliers de tonnes, des navires énormes qui croisent au large... sont pourtant les indices d’une activité hors du commun. Seule solution pour comprendre, analyser des plans ou s’élever dans les airs pour observer le panorama. Fleurons du programme, les trois îles artificielles en forme de palmiers sont destinées à accueillir des hôtels de luxe, des villas, des appartements et des infrastructures de services et de loisirs.

Depuis 2002, Jan De Nul œuvre à la construction de l’une d’elles, le Palm Jebel Ali. Schématiquement, le travail consiste à dessiner en mer, à l’aide de gigantesques rochers, les contours de l’île (c’est l’enrochement) afin de lui donner sa forme végétale, puis d’y déverser du sable marin prélevé au large (le remblai), pour créer puis stabiliser la surface à bâtir. Lorsque la première phase de construction du Palm Jebel Ali s’est achevée en 2006 (montant initial du contrat: 137 millions de dollars), ce ne sont pas moins de 150 millions de m3 de sable et dix millions de tonnes de rochers qui avaient été mis en œuvre.

Sept îles pour 1,5 million d’occupants

Difficile de se faire une idée de ce que cela représente? «A titre de comparaison, un grand projet en Belgique porte sur 0,5 à 1 million d’euros, s’étale sur un an et le volume de pierres traité correspond à ce que nous utilisons en dix jours à Dubaï», indique Diego Naessens. Désormais, la deuxième phase du projet Palm Jebel Ali est en cours, et pourrait s’achever d’ici un an. «Le client paie très bien, mais il est aussi très exigeant, glisse Johan Van Boxstael. La forme du palmier a considérablement évolué depuis le lancement du projet».

A proximité du Palm Jebel Ali, un autre chantier pharaonique est en cours, sous la direction d’Emmanuel Lemaire: le Palm Cove Canal. Treize kilomètres de murs de quais, 300.000 m3 de béton, neuf millions de m3 de terre et de pierres excavés pour le terrassement, un contrat de près de 80 millions d’euros. Tel un bras de mer, le canal présente la forme d’un U s’enfonçant dans les terres. «L’objectif de ses promoteurs est de construire une marina tout autour de ce canal, sur lequel pourront glisser des bateaux de plaisance», indique le Project Manager.

Dernier projet de la zone, mais non des moindres, le chantier du Waterfront a démarré en 2006 et devrait se poursuivre jusqu’en 2011 ou 2012. Il s’agit d’un ensemble de sept îles, s’étendant jusqu’à dix kilomètres de la côte et présentant la forme d’une queue de scorpion. Là encore, les moyens mis en œuvre donnent le vertige: 350 millions de m3 de remblais et 30 millions de tonnes de rochers seront nécessaires pour créer ces îles artificielles destinées à accueillir une population... d’un million et demi de personnes. Flirtant lui aussi avec le gigantisme, le montant du contrat s’élève à 1,27 milliard de dollars.

Proximité et réactivité

Pour mener à bien — et dans les délais — ces différents projets, les équipes de Jan De Nul s’activent sans relâche. «Nos dirigeants ne supportent pas les temps morts. Chaque bateau a son double à quai, apte à prendre la relève à tout moment. L’objectif est de travailler 24h/24, 365 jours par an», indique Diego Naessens.

«Jan De Nul est une société très dynamique... où l’on travaille beaucoup. Souvent jusqu’à 72 heures par semaine. Il faut être un peu fou, non? (les cé-libataires alternent deux mois de travail – un mois de repos, ndlr.). Mais pour un jeune ingénieur comme moi, c’est tout simplement un rêve de travailler dans une entreprise comme celle-ci. Ce qui est formidable, c’est que les dirigeants font confiance aux jeunes et n’ont pas peur de leur laisser entre les mains du matériel de ce niveau-là!»

Un outil de travail que l’ingénieur flamand décrit volontiers. «Plutôt que d’acheter des ba-teaux tout faits sur catalogues, nous réalisons nous-mêmes leur design. Nos équipes d’ingénieurs y installent en outre des équipements et des machines mis au point en interne. C’est typique dans notre entreprise: toujours accroître la performance des machines et faire des développements in-house».

Sur les chantiers s’active nuit et jour une armée d’ouvriers, de techniciens, de marins et d’ingénieurs dont la moyenne d’âge avoisine la trentaine. «Il y a peu de niveaux de management dans le groupe, indique Diego Naessens. Entre le Project Manager et le patron, il n’y en a que trois. Ceci nous confère une très grande réactivité».

Une réactivité due également à «une forte proximité» entre les dirigeants de Jan De Nul et leurs équipes, estiment les responsables de chantiers. «Le patron vient chaque mois sur place pour surveiller l’évolution des travaux et s’enquérir des nouveaux équipements dont nous pourrions avoir besoin», souligne M. Naessens. Une attention qui n’a rien de véritablement surprenant, puisqu’actuellement, un tiers du chiffre d’affaires de Jan De Nul Group est réalisé dans le désert de Dubaï.