«Être président d’un conseil d’administration ne signifie plus inaugurer le bal des chrysanthèmes», déclare Norbert Becker. (Photo: Gaël Lesure)

«Être président d’un conseil d’administration ne signifie plus inaugurer le bal des chrysanthèmes», déclare Norbert Becker. (Photo: Gaël Lesure)

Monsieur Becker, d’où vient votre passion pour les affaires?
«J’ai toujours eu envie de réaliser des choses. Jeune garçon, avec mes copains, c’est moi qui décidais à quoi on jouait, sans jalousie ou quelconque problème, d’ailleurs. Ce trait de caractère s’est développé avec le temps.

L’éducation et la formation figurent parmi vos sujets de préoccupation. Comment la formation doit-elle s’adapter aux changements technologiques et économiques qui en découlent?
«On risque de créer un gap entre ceux qui peuvent et qui savent, et ceux qui ne savent pas et ne peuvent pas. Nous sommes à un tournant quasiment historique, où la vitesse de l’innovation et des sorties de nouvelles technologies est vertigineuse. La ‘Moore’s law’ est dépassée depuis longtemps. Je pense qu’il faudra investir de plus en plus, et autrement, dans les compétences à donner aux travailleurs qui risqueraient d’être écartés des processus de travail en raison des changements technologiques. Et ce afin d’éviter d’avoir des gens au chômage parce qu’ils ne sont plus compétents. Il serait très grave pour une nation de laisser un pan de la société se décrocher, faute de lui avoir donné les moyens nécessaires. Quant au système éducatif, le régime anglo-saxon gratifie les élèves aux bons points, alors que le régime européen raisonne plutôt en enlevant des points, ce qui crée des mentalités différentes. Les jeunes qui suivent le régime anglo-saxon n’ont pas peur de créer, on envie de faire, car l’école leur enseigne l’envie d’étudier.

Le Luxembourg s’est engagé dans le chemin de la troisième révolution industrielle, autour des travaux de l’économiste et futurologue Jeremy Rifkin. Ne faudrait-il pas un «monsieur» ou une «madame» Rifkin pour supporter cette vision transversale?
«Une autre idée similaire est d’avoir un ‘monsieur innovation’, qui pourrait aussi être le ‘monsieur stratégie’ de demain. Si on donne des responsabilités et des objectifs précis à quelqu’un, généralement on est étonné du succès que l’on rencontre. Je suis absolument pour la nomination de responsables dans certains domaines transversaux. Il faut un leadership clair pour que les interdépendances soient ensuite gérées par de multiples task forces qui puissent marcher en parallèle et de concert.

Le Luxembourg reste-t-il compétitif sur le plan fiscal à l’international?
«C’est un sujet très vaste, très compliqué. Nous avons réussi à replacer le Luxembourg dans le contexte international en n’étant plus sur aucune des listes grises ou noires, ce qui est vraiment très important. Cela a permis de maîtriser le changement de paradigme entre secret et transparence, dont la place financière n’a pas souffert, contrairement aux avis de quelques-uns qui ont cru qu’elle allait mourir. La Place a réussi à se réinventer.

Concernant l’harmonisation, nous sommes sur le même niveau que nos concurrents, sauf que certains de ceux-ci, États membres de l’Union, s’autorisent à contourner certaines règles, alors que le Luxembourg veut être le meilleur élève de la classe. À terme, c’est probablement la politique luxembourgeoise qui sera la plus payante, mais dans l’immédiat, nous assistons régulièrement à des situations où une entreprise voulant s’établir au Luxembourg renonce parce que, dans une autre juridiction, elle reçoit des avantages que nous ne voulons pas accorder. Je crois que nous sommes sur la bonne trajectoire en ce qui concerne le taux d’imposition des collectivités, mais si Londres continue à baisser ses taux, nous aurons un sérieux concurrent. Si vraiment l’Angleterre sort de l’Union européenne, il y a un risque que ce pays devienne le plus grand paradis fiscal du monde à une heure de vol.

Le Luxembourg ne doit donc pas devenir le moins cher
«Cela jetterait une mauvaise image sur nous. Dans les conseils d’administration, j’arrive toujours à expliquer et à vendre cette approche. Parfois, ce n’est pas facile, et je dois me déplacer jusqu’à la maison mère du groupe, mais jusqu’ici, cela a toujours marché. C’est pour cela que je trouve désolant que le plus grand parti de l’opposition qui était aux manettes des Finances pendant des décennies prenne désormais des allures populistes en mettant au pilori ce qu’il a inventé, par exemple le régime des warrants. Ce qui n’est pas la même chose que les stock-options.

Dès lors que l’on veut faire du Luxembourg une start-up nation, il faut être cohérent. Les start-up nations ne fonctionnent qu’avec un régime de stock-options, car pour les créateurs d’entreprise, c’est le seul moyen d’attirer des talents, faute d’argent au début.

L’idée d’un ‘monsieur innovation’ se rapporte à ce type de constat, à savoir le besoin d’une certaine cohérence. Je vois aussi que beaucoup de communes veulent devenir des start-up centres, ce qui ne marchera jamais. Je pense qu’elles ne comprennent pas les conditions nécessaires à l’établissement de start-up.

Comment envisagez-vous l’évolution de l’économie luxembourgeoise dans un tel contexte?
«Il est indispensable que l’économie soit diversifiée, et j’applaudis l’initiative du ministre de l’Économie, Étienne Schneider, de créer l’écosystème en faveur du space mining en ayant attiré les plus grands noms du monde dans ce domaine et en ayant pris une initiative législative. Le modèle luxembourgeois a des chances de devenir la norme mondiale. Je trouve remarquable d’avoir créé ceci au départ d’une vision.

L’élément manquant est le financement de ces nouvelles activités. Nous devons nous atteler à promouvoir l’idée de fonds d’investissement privés dédiés au financement de ce type de projet. Les technologies évoluent à une vitesse vertigineuse, mais pour que certaines passent au stade industriel, il faudra trouver les capitaux nécessaires.

Nous assistons d’ailleurs à un autre changement de paradigme dans la mesure où, précédemment, la technologie allait vers la science, et, aujourd’hui, la science va vers la technologie. La technologie va continuer à évoluer plus rapidement que par le passé, car la science évolue, elle aussi, beaucoup plus rapidement.

Faut-il avoir peur de l’ouverture de plus en plus grande du champ des possibles grâce à cette double évolution?
«On a toujours connu ce phénomène, par exemple aux États-Unis, lorsqu’on a posé la première ligne de chemin de fer. Les gens ont eu peur à l’époque. Il est donc normal que l’évolution actuelle questionne. Mais l’évolution en tant que telle est positive, elle changera les modes de vie.

Comment organisez-vous votre agenda chargé?
«J’ai une forme de discipline, d’une part, mais aussi une organisation du travail avec quatre personnes qui m’aident. Je pense par ailleurs que chacun doit réfléchir à se protéger contre l’instantané, le permanent. Après le dîner, je ne regarde plus mes messages. Chacun doit trouver son mode de vie pour se protéger de l’intrusion des autres dans sa propre vie.

Paypal

En mars 2017, une nouvelle chaire annoncée pour l’Uni, à la faveur d’un partenariat entre le gouvernement, le FNR et PayPal, dont Norbert Becker présidé le conseil de surveillance de l’Europe.

Il est important de bien s’entourer, de bien déléguer…
«Être président d’un conseil d’administration actuellement ne signifie plus inaugurer le bal des chrysanthèmes, mais lire les documents, guider le conseil, recueillir les avis de tous les administrateurs, pour arriver à des décisions qui soient intelligentes.

Être président d’un conseil d’administration actuellement ne signifie plus inaugurer le bal des chrysanthèmes.

Norbert Becker, entrepreneur globe-trotter

Pour y parvenir, il faut préparer ces réunions, et donc consulter de la documentation qui s’étend parfois sur un millier de pages. Vous n’arrivez pas à lire et à préparer cela tout seul. Aujourd’hui, le métier d’administrateur indépendant est un vrai métier. Les conseils d’administration que je préside ou dans lesquels je siège durent généralement plus d’un jour.

Quel est le bilan que vous pouvez faire de deux entreprises que vous avez créées, CBP Quilvest et Atoz, en pensant à leur business model originel?
«Les deux sont évidemment tout à fait différentes. Atoz est un cabinet de conseil fiscal dédié qui ne fait que cela. Mon idée au départ était qu’il fallait un conseiller qui soit indépendant des Big Four, qui jouent à la fois le rôle d’auditeur, de conseiller fiscal, de conseiller en management, etc. J’avais misé sur le fait que beaucoup d’entreprises voulaient plus d’indépendance entre le fiscal, le financier et le service d’audit. J’ai créé la société avec six autres associés en 2002. Nous sommes aujourd’hui 150, et elle évolue bien, avec un taux de croissance remarquable. Je juge surtout notre succès au taux de fidélité des clients.

Quant à la banque CBP Quilvest, elle est partie sur un business case que Marc Hoffmann et d’autres, dont moi, ont imaginé. Nous avons traversé la crise, et elle nous a fait plutôt du bien, parce qu’un certain nombre de clients qui nous ont rejoints à l’époque ne comprenaient plus ce que leur banque faisait avec leur argent. Ils sont restés et on fait confiance à la jeune pousse sans passif que nous étions.

Quel est le secteur dans lequel vous investiriez si vous deviez recommencer votre carrière?
«J’investirais dans ce qui est disruptif. J’investirais dans des entreprises qui changent de fond en comble un processus ou un ensemble de processus, ou qui tuent les monopoles, comme Skype à l’époque. Vous pouvez ceci dit trouver des entreprises qui sont disruptives et qui ne sont pas de l’internet ou de la technologie.

Dans quel secteur allez-vous investir?
«Je dirais tout d’abord que je n’investirai pas pour le moment dans ce qui est coté. Je trouve que les prix sont démesurés. Les entreprises sont surévaluées par le marché, et il faut s’attendre, de mon point de vue, à une correction lourde. Si j’investis, c’est dans des sociétés qui ont quelque chose de disruptif, en sachant qu’elles ne réussiront pas toutes.

Quels sont les éléments-clés lors d’une fusion de grande ampleur telle que celle que vous avez négociée en 2002? À l’époque, il était question de la fusion de 56 cabinets nationaux d’Arthur Andersen avec Ernst & Young.
«C’était très sensible sur l’axe du temps, puisque le cabinet avait disparu et que le réseau nord-américain existait toujours, mais était en désarroi, ne sachant pas s’il pouvait rester uni. On m’avait donné la responsabilité de trouver une solution et j’avais plaidé pour une approche globale. J’ai négocié avec les trois autres réseaux, et finalement, c’est Ernst & Young qui a pris les devants et qui a indiqué son intérêt. Nous avons ensuite négocié nuit et jour pour identifier les pays, de l’Amérique latine à l’Europe, en passant par l’Asie et l’Afrique.

J’ai participé à la négociation en direct lors des plus grosses transactions, et dans beaucoup de pays, je restais président d’une sorte de ‘fairness committee’ pour régler les différends éventuels entre les associés de chaque côté. Il m’a fallu deux ans pour compléter ces transactions, et durant ces deux ans, j’étais dans l’avion tous les jours. Ernst & Young m’a ensuite proposé de devenir leur directeur financier mondial, ce que j’ai accepté pour garder un œil sur les fusions et protéger mes camarades. J’étais le seul ancien Arthur Andersen au sein du conseil mondial d’EY. Parfois, j’ai dû me battre contre 14 autres associés.

Quel souvenir gardez-vous de cette période sur le plan humain?
«C’était une période terrible. J’ai vu des associés se suicider, des enfants retirés de leur collège, car les associés n’avaient plus d’argent pour payer les frais. J’ai vu des veuves ne plus toucher leurs chèques de pension aux États-Unis… Comme j’étais un des liquidateurs de l’organisation mondiale, nous avons créé des fonds spéciaux pour gérer les situations humaines les plus difficiles. L’autre drame s’est présenté lorsque la Cour suprême des États-Unis a statué à l’unanimité que la mise en examen n’était pas fondée…

Vous siégez au conseil d’administration de la filiale luxembourgeoise de la China Everbright Bank depuis juillet 2017. Quel regard jetez-vous sur la manière dont les entreprises chinoises font des affaires?
«Les Chinois ne raisonnent pas en trimestres, mais en décennies et en siècles. La majorité des banques établies à Luxembourg appartiennent au même holding d’État. Lorsque la première est venue, si on comprend le raisonnement chinois, on savait que toutes les autres allaient suivre. Leur objectif est d’accompagner les entreprises chinoises qui viennent faire des affaires en Europe via un port d’attache.  Je remarque par ailleurs cette même vision sur le long terme via mon mandat au sein du board du fonds souverain Silver Holdings (dépendant d’Abu Dhabi Investment Authority, ndlr). Ils ne fonctionnent pas du tout de la même manière que des fonds de private equity. Leur objectif est de créer de la valeur pour les générations futures.

Pourquoi aviez-vous choisi de vous diriger vers le camp libéral et de le soutenir activement dès les années 70?
«C’était cohérent avec mon idée de vouloir faire des choses. J’aime aussi la liberté, je n’aime pas les contraintes inutiles, je n’aime pas le conservatisme. J’ai trouvé les mots justes, les mots vrais en lisant les manifestes et les programmes.

Je suis allé écouter les réunions électorales de tous les partis, et à l’époque, il est vrai que le DP avait des grands personnages, comme Gaston Thorn, Marcel Mart, Colette Flesch, ou encore Jean Hamilius, parmi d’autres. C’était de grands libéraux, ils avaient des convictions. Ils mobilisaient vraiment les jeunes libéraux, qui étaient un mouvement très actif. À chaque sortie de notre rencontre, nous adoptions une résolution ou un communiqué. Cela a beaucoup changé. Nous sommes passés dans un monde de l’instantané, de la domination des réseaux sociaux.»

Pour retrouver la deuxième partie de l'interview, rendez-vous ici.