Xavier Bettel, Premier ministre luxembourgeois. (Photo: Anthony Dehez)

Xavier Bettel, Premier ministre luxembourgeois. (Photo: Anthony Dehez)

Monsieur le Premier ministre, vous avez reçu le 29 août dernier le président de la République française, Emmanuel Macron, et le Premier ministre belge, Charles Michel. Vous souhaitiez à cette occasion faire passer un message en faveur d’une nouvelle dynamique pour le projet européen. De quelle Europe rêvez-vous?

«D’une Europe qui fonctionne avant tout. Je suis né en 1973, j’ai connu les frontières, mais je n’ai jamais connu la guerre, contrairement à mes parents et mes grands-parents. Il n’y a pas si longtemps, les Allemands et les Français étaient des ennemis, l’Europe était un continent de guerres.

Depuis 1945, nous vivons en paix, alors qu’à la frontière du continent européen, en Ukraine, ou dans le bassin méditerranéen en Syrie, nous connaissons des situations de guerre. Or, en Europe, nous pensons que la paix est un acquis. Mais rien n’est acquis.

C’est pour cela que je veux une Europe qui fonctionne. Je veux d’abord une Europe de paix et une Europe sociale. Elle ne peut pas être réduite, comme on l’a vu avec les Britanniques qui ont voulu d’abord négocier le ‘business’ avant de parler du sort des citoyens.

Qu’est-ce que c’est la paix? C’est d’abord les êtres humains. Ce n’est pas que le capital et les biens. C’est la liberté. C’est le fait de pouvoir s’exprimer, pouvoir voter, pouvoir étudier, pouvoir vivre, pouvoir épouser, pouvoir se marier, pouvoir mourir, pouvoir naître, pouvoir être journaliste… dans tous ces pays où on a des droits.

Je sais qu’il y a des sujets qui n’avancent pas ou pas suffisamment vite. Je suis aussi ministre des Médias et des Télécoms et depuis quatre ans, je siège au Conseil européen des télécoms. J’observe que nous parlons tout le temps du digital single market, mais je ne le vois toujours pas.

Il faut un ‘welcome pack européen’. 

Xavier Bettel, Premier ministre luxembourgeois

Or, pour moi, une Europe qui marche doit se concevoir autour d’un socle de valeurs de base qui sont le ‘welcome pack européen’ et qui représentent le minimum auquel tout le monde doit adhérer. Au départ de ce socle, il est possible d’élaborer des variantes, de travailler selon différentes modalités ensemble ou par groupe de pays selon les dossiers, les sujets. Je note par ailleurs qu’il y a plusieurs pays candidats à l’adhésion, mais je pense que nous ne sommes pas prêts pour élargir l’Union européenne.

De quoi pourrait être constitué ce socle de base, outre les valeurs de liberté et de paix?

«On doit discuter: cela peut concerner la liberté de circulation ou le libre-échange... C’est dur ce que je vais dire, mais actuellement à 28 ou à 27, nous avons du mal à nous mettre d’accord sur certains points. Donc nous devons avoir une Europe à plusieurs vitesses, plutôt qu’une Europe qui n’avance pas. Il faut qu’on trouve notre vitesse de croisière et je pense qu’actuellement nous y arrivons tout doucement.

Nous oublions souvent de parler de tout ce qui marche. Dans les conseils européens auxquels j’assiste, 99% des sujets marchent. Mais on n’en parle pas, car encore une fois, ils sont perçus comme acquis.

Jean-Claude Juncker décrivait l’Union européenne comme une économie sociale de marché. Est-ce que ce modèle reste valable à vos yeux?

«L’économie et le social sont des valeurs économiques ou, si je peux me permettre de le dire ainsi, des façons de vivre. Les libertés sont pour moi tout aussi importantes. On ne peut pas réduire l’Europe à l’économie ou à la question du travail. Il faut aussi les libertés d’expression et de circulation. Pour moi, c’est un espace, en fait, d’échange où chacun se sent chez lui, même en étant ailleurs. Ce qui compte, c’est que chacun sache qu’il est dans un espace de 500 millions d’habitants où il a des droits, mais également des devoirs.

Le monde a beaucoup changé ces dernières années. Outre l’élection de Donald Trump aux États-Unis ou le Brexit, l’Occident fait face à la menace terroriste. Comment voyez-vous la situation internationale évoluer durant les prochaines années? Faut-il être inquiet ou optimiste?

«Il y a des raisons pour les deux. Le fait que les États-Unis dénoncent l’accord de la COP21 est une catastrophe. Nous avons une responsabilité écologique envers les futures générations et je ne peux pas exclure qu’en continuant à user la planète comme nous le faisons actuellement, nous connaîtrons un jour des catastrophes naturelles que nous provoquons nous-mêmes.

J’ai sous ma responsabilité des centaines de vies qui peuvent être en jeu

Xavier Bettel, Premier ministre luxembourgeois

Même si je n’ai pas de boule de cristal, les conflits actuels et la menace terroriste ne rassurent pas la population. C’est à nous de monter que lorsqu’il y a un problème de terrorisme, il faut essayer de comprendre ce problème à la base et de le combattre ensemble. Pourquoi un jeune sans histoire devient-il terroriste? Ce sont des questions qu’il faut résoudre ensemble.

En Corée du Nord, je ne sais pas ce qui va se passer demain. Encore une fois, je n’ai pas de boule de cristal, mais je suis optimiste, car nous avons des cadres qui nous permettent de discuter comme l’Onu ou l’Union européenne. Ils peuvent éviter des clash.

En ce qui concerne la menace terroriste, nous avons observé une certaine tendance sécuritaire dans le chef des dirigeants politiques. Au niveau national, comment évaluez-vous l’évolution des mesures prises?

«Nous avons eu besoin de prendre des mesures. Je m’insurge contre l’idée défendue par certains que les terroristes auraient des droits. Je réponds non. Je suis très dur sur ce point. Si on a des doutes ou des éléments qui révèlent un cas de terrorisme ou de risque terroriste, que l’on n’invoque pas les libertés et les droits. J’ai sous ma responsabilité des centaines de vies qui peuvent être en jeu.

J’entends des critiques quant aux perquisitions pouvant être menées le soir dans ce genre de cas et qui seraient des mesures exorbitantes. Je réponds non. J’ai demandé, en tant que Premier ministre, que notre arsenal légal soit plus restrictif, mais limité, je le souligne, limité au cas de terrorisme qui est la manière la plus ignoble, excusez-moi, d’entraîner des innocents dans la mort. Pour le combattre, je n’ai pas de problème à avoir des règles plus strictes.

Il faut en revanche éviter la suspicion générale et des lois liberticides trop générales. Je suis responsable en tant que Premier ministre de la sécurité de tout le monde ici. Et cette sécurité est plus importante que certains droits que certaines personnes aimeraient invoquer.

Est-ce dans un dossier tel que celui du terrorisme que vous avez pris conscience de la notion de ministre d’État?

«Il ne faut certainement pas le réduire au cas du terrorisme. Chaque décision que je prends est une décision importante pour l’avenir. Le paquet d’avenir, par exemple, en le décidant, je savais que j’allais prendre une responsabilité en tant que chef de gouvernement. Ce n’était peut-être pas populaire, mais nécessaire. Depuis le jour où j’ai prêté serment devant le Grand-Duc, j’ai rempli ma tâche dans l’intérêt du pays, en étant conscient du rôle qui est le mien.

Je ne suis plus le ‘DPs-Männchen’.  Je suis le Premier ministre d’un pays.

Xavier Bettel, Premier ministre luxembourgeois

Je ne suis plus le ‘DPs-Männchen’ (luxembourgeois pour ‘bonhomme du DP’, ndlr). Je suis le Premier ministre d’un pays. Je représente tout le monde, même si je n’ai pas été élu par tout le monde. Je fais une politique pour tout le monde, pour ceux qui ont voté pour moi sans oublier les autres.

Et je ne fais pas une politique de l’un contre l’autre, non pas les employés privés contre les fonctionnaires, les jeunes contre les vieux, ou les Luxembourgeois contre les étrangers. Je fais une politique dans l’intérêt du pays. C’est cela qui est important en tant qu’homme d’État. On est là pour son pays en tant que nation et pour son avancée dans un cadre international.

Quelles seront les prochaines mesures ou priorités aux niveaux national et européen dans la gestion des réfugiés?

«Nous sommes en état de crise et lors d’un état de crise, il est difficile de s’entendre sur des mécanismes permanents. Car tout le monde procède à des calculs. Alors que si on avait un mécanisme clairement défini avec une clé de répartition, ce genre de calcul ne se poserait pas. On devra y arriver. Et nous n’avons toujours pas de liste de pays sûrs. Chaque État membre a une liste de pays sûrs différente. Est-ce que c’est normal?

C’est très dur ce que je vais vous dire, mais est-ce que c’est normal qu’un réfugié choisisse où il veut aller? Si on veut les accueillir de manière digne, il serait utile de savoir, au niveau européen, dans quel pays nous disposons des structures suffisantes pour pouvoir les accueillir ou avoir la possibilité de leur donner un travail.

Avec les programmes de relocation, nous avons cette possibilité de dire où certains réfugiés devraient aller, alors qu’avant les réfugiés décidaient d’où ils allaient.

Il nous faut donc plus de coordination. Cela dit, certaines choses fonctionnent mieux qu’avant. Nous avons, par exemple, amélioré Frontex. Nous avons des projets qui avancent. Il faut aussi arrêter de dire que l’Italie et la Grèce sont responsables du problème. Nous sommes 28, bientôt 27, et nous devons être solidaires.

Voulez-vous avancer de concert sur ce dossier avec Messieurs Macron et Michel?

«Oui, mais il faut qu’on avance tous ensemble, ce qui est délicat. Vous savez, la Cour de justice de l’Union européenne a été saisie dans une affaire contre certains pays qui refusent d’appliquer les textes votés en Conseil européen et qui fixent justement les modalités d’accueil des réfugiés. Je trouve que c’est triste, mais j’espère qu’on arrivera à trouver une solution pour pouvoir travailler.

Avez-vous des indications sur les futurs développements dans cette crise qui, comme vous le dites, ne permet pas de mettre en place des mécanismes permanents?

«Comparativement aux flux qu’on avait il y a deux ans, la situation s’est quand même calmée. Je pense que ce n’est plus une crise, c’est une situation. Ici non plus, je n’ai pas de boule de cristal.

Nous sommes les dépositaires du testament écologique qu’on laisse aux générations futures.

Xavier Bettel, Premier ministre luxembourgeois

Mais on voit bien que si nos frontières extérieures ne fonctionnent pas bien, nous serons incapables de contrôler nous-mêmes les flux migratoires. Je ne défends vraiment pas les idées de certains nationalistes, mais si je n’arrive pas à contrôler les frontières extérieures de l’UE, je ne saurai pas maîtriser ce qui se passe à l’intérieur. Sans contrôle extérieur, il y a une tentation de retrouver le contrôle des frontières de chaque pays. Pour éviter que certains États referment leurs frontières, il faut contrôler les frontières extérieures.

Vous évoquiez l’accord de Paris. Or, selon de nombreux experts, la COP21 ne suffirait pas ou plus. Par ailleurs, le modèle de croissance n’est pas remis en question. Quel modèle préconisez-vous pour qu’il soit soutenable?

«La COP21 est déjà un bon début. Si on commence déjà à la détricoter, je crains pour l’avenir. Je me suis senti rassuré lorsqu’après l’annonce du président américain du retrait des États-Unis de l’accord, j’ai été le premier leader à qui le président chinois a dit: «Nous ne nous retirerons pas.» J’étais rassuré et en même temps le fait qu’il me le dise – alors qu’il aurait eu 100 autres plateformes –, c’est quand même important. Imaginez l’effet domino si la Chine avait fait comme les États-Unis.

Faisons la COP21 et on verra après. Quand je vois déjà le mal que nous avons eu pour trouver une position européenne commune, ne me demandez pas de décider quelque chose de nouveau.

À plus long terme, quid de la question des limites en ressources?

«Nous en sommes conscients. On doit trouver d’autres sources d’énergie. Ne me demandez pas un nouvel ordre mondial, mais plutôt d’accompagner le changement dès à présent avec l’industrie, avec les acteurs de l’économie, parce qu’il ne faut pas oublier que du jour au lendemain, cela peut avoir des répercussions importantes.

Nous sommes les dépositaires du testament écologique qu’on laisse aux générations futures. Je n’ai pas envie de laisser un testament qui les condamne.

Vous m’avez demandé s’il y aurait des catastrophes. On les voit aujourd’hui. À cause du réchauffement climatique. Je n’ai pas envie d’avoir été inactif vis-à-vis des futures générations, j’ai envie de continuer comme nous l’avons fait lors de la présidence tournante luxembourgeoise du Conseil de l’Union européenne (au 2e semestre 2015, ndlr).

En parlant de modèle de développement futur, Jeremy Rifkin est venu travailler au Luxembourg avec beaucoup d’acteurs pour transposer son modèle de troisième révolution industrielle. Que retenez-vous de ce travail collectif?

«J’apprécie l’idée de mener un projet où tout le monde participe. Cela nous donne des pistes, mais les paroles de Jeremy Rifkin ne sont pas des paroles d’évangile. Ce n’est pas lui qui définit ce que l’on va faire, mais les programmes électoraux et l’accord de coalition. Néanmoins, c’est important d’avoir un regard extérieur qui permet d’analyser les points forts et les points faibles, et où l’on pourrait se développer.

C’est un processus qui est suivi. Nous avons un groupe de travail et nous analysons le projet de Rifkin. Dans ce groupe, il y a des représentants des ministères, mais aussi d’autres instances, notamment associatives. Il y aura dans quelques semaines une nouvelle réunion de ce groupe pour faire un premier bilan intermédiaire. Encore une fois, ce ne sont pas des paroles d’évangile. Ce n’est pas parce que Rifkin dit A, que Bettel le fera.

J’espère que  le pays ne sera pas géré par des visions,  mais par des  programmes.

Xavier Bettel, Premier ministre luxembourgeois

Mais il est important d’expliquer à la population ces visions d’avenir et comment y parvenir concrètement…

«Oui, mais j’espère que le pays ne sera pas géré par des visions, mais par des programmes où l’on se donne des chances et du potentiel pour le futur... en ayant des ambitions. C’est cela que je veux. Je veux des ambitions pour l’avenir.

Et construire sur des modèles alternatifs?

«Je suis très fier de ce que l’on fait. Avec notre devise ‘Mir wëlle bleiwe wat mir sinn’, nous sommes fiers de notre passé et de notre patrimoine. Mais on ne peut pas se reposer dessus.

Nous sommes un pays où nous savons que nous sommes très dépendants de ce qui se passe autour de nous. Que ce soit économiquement, industriellement ou au niveau bancaire. Arrêtons de nous voiler la face. Donc il faut être prêt.

Il ne faut pas oublier qu’il n’y a pas si longtemps, le Luxembourg était un pays pauvre. Un pays agricole pauvre, et puis on a réussi avec l’Arbed, puis la place financière, la communication, nous avons SES, demain ce sera peut-être le space mining…

Vous voyez, nous avons toujours su être fiers de ce que nous savons faire, mais prêts à nous adapter. Et c’est ce que veut faire mon gouvernement, pour que le Luxembourg fasse partie des first movers (être le premier à avancer, ndlr).

Quels enseignements tirez-vous de Digital Lëtzebuerg?

«C’est un grand succès. On parle beaucoup des banques qui viennent à cause du Brexit, mais elles ne viennent pas uniquement pour la fiscalité, elles viennent aussi parce que nous avons des compétences digitales. Pensez à un pays comme l’Estonie qui nous confie toutes ses données, c’est la preuve que nous sommes un pays à qui on peut faire confiance.

C’est pour des résultats comme ceux-là que j’ai lancé l’initiative sous la compétence du ministère de l’État, avec une coordination horizontale. Au niveau de l’école, avec les e-skills et l’e-learning. Avec le ministre de l’Éducation nationale, Claude Meisch (DP), nous avons réussi petit à petit. On doit comprendre que le train digital ne passera pas quatre fois. Il faut donc insuffler un nouvel état d’esprit qui passe, par exemple, par la distribution d’un iPad par élève. Ou bien nous montons dans le train du digital et nous nous plaçons dans la locomotive, ou nous attendons et nous resterons sur le quai. Et le train ne repassera pas. Je ne veux pas dire que nous serons la Silicon Valley de l’Europe, mais nous sommes en train de devenir une digital nation.

Rêvez-vous d’un projet phare comme Station F à Paris ou d’un incubateur ouvert avec Google comme à Madrid qui pourrait porter à l’étranger l’image de Digital Lëtzebuerg?

«Nous avons beaucoup de projets en discussion, mais en ce qui concerne Google, je ne parle pas de projets tant qu’ils ne sont pas définitifs. C’est un de mes grands principes. Quand Laurent Mosar (député CSV, ndlr) me demande de lui donner la liste des entreprises que j’ai visitées quand j’étais à Davos ou à New York, c’est vraiment le meilleur moyen pour éviter que ces entreprises viennent ici.»