Après de brillantes études universitaires sanctionnées par une licence et un doctorat en sciences physiques, puis cinq ans au centre d’études de l’énergie nucléaire de Moll Donck (Belgique), Roland Frère alterne ensuite ses activités professionnelles entre les sciences appliquées (assistant puis chef de travaux en universités ou facultés) et les compagnies d’assurances comme actuaire et directeur. Il sera enfin pendant près de 17 ans directeur général de Gecalux. Il dévoilera, tout au long de cet entretien, une sensibilité à fleur de peau.
Roland Frère, expliquez-nous comment le scientifique de haut niveau que vous êtes, devient un passionné d’art. Qu’est-ce qui vous anime?
«Si vous me demandiez de résumer ce qui m’a animé (au sens étymologique du terme) et m’anime depuis presque toujours, je citerais un extrait de l’œuvre du poète et philosophe libanais Khalil Gibran:
‘Et je dis que la vie est ténèbres, en effet, sans un désir ardent.
Et tout désir ardent est aveugle, s’il n’y a pas connaissance.
Et toute connaissance est vaine, s’il n’y a pas de travail.
Et tout travail est vide s’il n’y a pas d’amour.
Et lorsque vous travaillez avec amour, vous liez vous-même à vous-même et aux uns et aux autres et à dieu’.
Quand et comment cela a-t-il débuté?
«J’ai eu la chance de rencontrer mon épouse Anne-Marie et de partager une passion commune pour les meubles et objets d’art anciens. Je me souviens toujours avec émotion des samedis matin où étant encore tous deux étudiants, nous allions ‘chiner’ ensemble au marché du Sablon à Bruxelles. A cette époque, il était encore possible d’y faire de vraies trouvailles dont je suis encore très fier aujourd’hui.
Parallèlement, les chemins du ciel étant impénétrables, après avoir obtenu un doctorat en sciences physiques (physique nucléaire) et une maîtrise en sciences actuarielles, je me suis retrouvé directeur actuaire auprès du Foyer Assurances à Luxembourg qui, à l’époque, disposait non seulement d’un siège à Luxembourg, mais également d’un très important portefeuille en Belgique et en France.
La physique nucléaire aurait-elle des aspects artistiques cachés?
«Non, aucun, sauf que l’harmonie est cachée partout dans la nature, y compris dans la trajectoire des électrons autour du noyau.
Comment une passion peut-elle se transformer en activité quasi professionnelle?
«La ‘trouvaille’ d’un immeuble d’époque Marie-Thérèse à Contern a été l’occasion et la tentation de transformer notre amusement en quelque chose de plus sérieux et c’est ainsi que l’Atelier de restauration Anne-Marie Frère a été créé, voilà maintenant près de trente ans. A l’époque, le métier de restaurateur de meubles et objets d’art n’existait pas ici et je me souviens des démarches que ma femme et moi avons entreprises auprès des responsables de la Chambre des métiers afin d’inscrire cette profession dans la liste des métiers autorisés à Luxembourg. Forte de sa maîtrise en sciences chimiques et des cours qu’elle avait suivis auprès d’un grand antiquaire à Bruxelles et de l’Ecole Boulle à Paris, Anne-Marie reçut donc sa carte d’artisan, dans ce métier ‘nouveau’ au Grand-Duché.
Ce qui me passionne, c’est qu’il s’agit de travailler selon les techniques de l’époque de fabrication tout en faisant appel aux technologies les plus avancées dans l’art de la restauration et de ne reconstituer et de ne rendre l’intégrité de l’objet que sur base d’informations sûres. C’est pourquoi nous avons constitué une documentation exceptionnelle accumulée pendant plus de trente ans maintenant et qui s’enrichit encore chaque jour: Connaissance de l’histoire des techniques de fabrication et des outils, connaissance de l’histoire de l’art et des styles qui ont fleuri dans les différents pays d’Europe (l’Atelier participe également de la gestion des avoirs mobiliers de tous les opérateurs de la place de Luxembourg). Nous avons également accumulé une rare collection de bois indigènes et exotiques, séchés naturellement et sciés selon les techniques anciennes, ainsi que des matériaux nobles (écailles de tortue, nacre, ivoire), en accord avec la convention de Washington.
Vous utilisez alors les qualités de chef d’entreprise acquises dans votre ‘autre vie’?
«Au décès d’Anne-Marie, en 1996, j’ai repris le flambeau, ce qui, pendant trois ans, m’a amené à travailler à deux shifts complets, dirigeant deux entreprises à la fois, l’une de 50 employés dans le domaine de la réassurance, l’autre de cinq personnes dans le domaine de la restauration, allant chaque jour de l’une à l’autre, ce qui n’aurait pas été possible sans l’aide attentive, intelligente et dévouée d’une assistante de très grande qualité dans chacune des sociétés. C’est en effet avec le plus grand plaisir et un immense soulagement que j’ai accueilli la décision de ma fille aînée, détentrice comme sa mère d’une maîtrise en sciences, de venir reprendre la gestion de la société L’Atelier Anne-Marie Frère, dont je ne suis plus à présent que le Président. Cette passion familiale nous a conduits à ce jour à compter une équipe pluridisciplinaire de sept personnes, artisans restaurateurs et experts conseils, mais également à constituer un réseau européen d’artisans couvrant l’ensemble des corps de métiers de la restauration/conservation du patrimoine et partageant avec nous la même stricte déontologie qui est à l’origine de la renommée de l’Atelier, devenu une référence nationale en ce domaine.
Donc l’Atelier est plus qu’un simple atelier?
«Dans notre volonté de maintenir une noble tradition, et forts de notre expérience et de notre expertise, nous offrons une alternative de confiance non seulement pour expertiser et estimer les objets d’art et de collection de nos clients mais également pour les conseiller sur la meilleure stratégie à adopter pour vendre de la manière la plus appropriée les meubles, œuvres et objets en leur faisant toucher un public d’acheteurs sans frontière.
Avez-vous la volonté de transmettre votre savoir?
«Oui et nous ne manquons pas non plus de jouer volontiers notre rôle en termes de pédagogie et d’analyse critique envers le public, en lui transmettant un sens plus affiné de la valeur des meubles et objets d’art anciens.
Ce qui est devenu une véritable entreprise ne peut exister sans rentabilité!
«Inutile de dire que la passion partagée avec mon épouse puis avec ma fille, n’a pas manqué au cours des trente dernières années de nous permettre d’acquérir une propriété de 1780, d’époque Marie Thérèse qui s’est avérée particulièrement adaptée à nos activités et de rassembler une collection d’objets particulièrement rares dont je suis très fier, que l’on qualifie de qualité ‘musée’ dans le métier. Cela va d’une très rare armoire luxembourgeoise d’époque Louis XV à un élément du service Royal de Louis XV à Versailles en porcelaine de Sèvres, dont il ne reste plus que trois pièces au Musée du Louvres et à Versailles, en passant par plusieurs meubles signés de Bernard Molitor à sa meilleure époque, ce grand ébéniste parisien, né au Moulin de Betzdorf en 1755, sans oublier une très exceptionnelle Sainte Anne Trinitaire en bois polychrome, sortie des Ateliers de Malines à la fin du XVe siècle.
Quelle est la plus grande difficulté que peut rencontrer un passionné?
«Je dirais que c’est d’être toujours en capacité de garder la maîtrise de sa passion, de ne pas se laisser déborder par elle, si noble soit-elle. C’est à cet endroit que s’impose une solide passion pour la philosophie, qui, comme son étymologie l’indique est amour (philo) de la sagesse (sophia) ! Et j’ajouterai en citant l’un de nos banquiers et amis à l’époque, Damien Wigny, qui dans la dédicace d’un livre qu’il avait écrit lui-même avec beaucoup de passion à propos de la ville de Florence disait: ‘A Anne-Marie et Roland, qui, dans les traditions de l’humanisme, conjuguent le sens de l’entreprise avec l’amour des belles choses.’
La crise actuelle touche-t-elle vos activités?
«Je suis de ceux qui sont heureux que cette crise soit survenue si vite et maintenant. Elle était prévisible pour tous ceux qui, comme moi, voyagent beaucoup dans les pays en voie de développement. Mais si elle n’était pas survenue maintenant, mais dans un, deux ou trois ans, le plus tard aurait été le pire. Les objets de valeur n’ont pas de crises. Un objet estampillé de bonne qualité ou signé d’un grand maître n’est pas une valeur spéculative mais une valeur sûre.
C’est le moment de nous dévoiler cette autre passion qui vous amène à voyager de la sorte?
«Je m’occupe de plusieurs O.N.G. qui essayent d’apporter au Cambodge quelque chose de très concret. Les Khmers rouges, c’est de l’histoire récente, il n’y a pas même 25 ans, ont tué, dans leur propre population, plus de deux des neuf millions d’habitants, chiffre officiel. On a du inventer la notion d’auto génocide, on ne peut pas le comparer à ce qui s’est passé en Europe! Récemment, la présidente et les organisatrices du Bazar International ont bien voulu sélectionner comme destination majeure un cas précis que je leur avais soumis. Il s’agit là de familles nombreuses sans ressources (entre six et dix enfants) dont le chef de famille est une femme. J’aime beaucoup le sourire de ces gens qui ont tant souffert.