A 47 ans, le président-fondateur de Chaussea vise une expansion rapide de son empire, mais garde la ête froide. Il se présente toujours comme un «vendeur de chaussures» qui veille précieusement sur l’ADN de sa société: des produits simples et pratiques, avec un bon rapport qualité/prix.
Monsieur Grieco, dans quelles circonstances vous êtes-vous lancé dans le commerce de la chaussure?
«Par le hasard des choses! J’avais 17 ans et des envies de voyage. Mais il faut gagner sa vie, pour pouvoir voyager… J’ai donc atterri dans une usine de chaussures en Italie, dans cette très belle région qu’est la Toscane. Après six mois, le fabricant m’a proposé de tenter l’aventure pour vendre ses produits en France. Le défi me plaisait… mais le test fut de courte durée. Cela n’a pas marché du tout! Les produits étaient trop luxueux, je ne parvenais pas à les vendre.
Vous étiez alors indépendant?
«Nous avions créé une société dans ma région natale, la Lorraine. L’objet était de vendre les chaussures sur les marchés, mais aussi en gros, aux chaînes de magasins de la région. J’étais jeune et c’était très dur! Quand j’arrivais avec mes échantillons dans les magasins de la rue Serpenoise (la grande artère commerçante de Metz, ndlr.), on me disait qu’il fallait aller à Paris… Cela n’a pas bien marché, je n’ai presque rien vendu. Nous avons donc écoulé le stock sur les marchés et je suis parti faire mon service militaire.
Pendant ce temps, l’idée prenait racine dans votre esprit…
«Oui, l’envie de vendre des chaussures était là. J’ai donc décidé de me lancer seul. Pour être libre de choisir les produits que veulent les consommateurs et pas le produit imposé par le fabricant. Les chaussures de Toscane étaient des mocassins hommes, très chers… tandis que je voulais travailler sur des collections ‘jeunes’, des modèles ‘femmes’…
Aviez-vous un business plan?
«Il tenait sur une feuille de papier, en quelques lignes! Je vivais chez mes parents, tout ce qu’il me fallait,c’était trouver l’argent pour acheter un petit stock et une camionnette pour faire les marchés. J’ai eu beaucoup de mal à avoir les premiers 50.000 francs (environ 7.600 euros, ndlr.), mon père a dû se porter caution, mais la banque qui m’a prêté cet argent, le Crédit Agricole de Lorraine, est aujourd’hui encore l’un de nos principaux partenaires. Elle nous a toujours suivis.
Le succès fut-il rapidement au rendez-vous?
«Non! Les premiers mois ont été très durs, j’ai commis des erreurs d’achat qu’il a fallu corriger. Or, j’avais perdu mon fonds de roulement et je n’osais plus aller voir mes banquiers. Des membres de la famille, des amis m’ont prêté de petites sommes et je me suis dit alors, que je n’avais plus le droit à l’erreur. Je suis retourné en Italie, avec la ferme intention de ne plus me laisser conseiller par les vendeurs, mais de me fier uniquement à mon instinct, à ce que j’aimais. Le deuxième chargement fut heureusement meilleur… et voilà! Cela fait trente ans que l’aventure se poursuit. Et je continue d’apprendre en chemin.
Vous êtes à la tête d’une entreprise familiale, où le nom Grieco apparaît à tous les niveaux de l’organigramme. Le business en famille, c’est une des clés de votre réussite?
«Certainement! C’est une histoire de famille… Tout a commencé par le soutien dont j’ai bénéficié de la part de mon père, un ouvrier de la sidérurgie qui croyait à mon projet, qui m’a encouragé, même après le second échec. Quand l’affaire a commencé à fonctionner, j’ai ensuite demandé à mon frère Michel, qui était gendarme, de venir en renfort. Mes petits frères, Mario et François, nous ont rejoints. Au tout début, ils étaient encore à l’école, mais ils travaillaient avec moi les mercredis et les samedis. C’est donc tout naturellement que j’ai intégré mes trois frères dans la société, VGM. Au départ, elle était détenue en nom propre, mais dès la troisième année, c’est-à-dire en 1987, j’ai décidé de créer une Sàrl, où je détiens 40% des parts et eux, 20% chacun.
Quelle est la force d’une telle structure familiale?
«Sans conteste la rapidité de décision. Il nous arrive fréquemment de réunir, de façon impromptue, le comité de direction ici, dans mon bureau. Nous débattons d’un projet et quand une décision est prise, tout le monde la suit. Nous marchons ensemble, dans la même direction. Certes, il nous arrive de nous tromper, mais nous assumons les erreurs et rectifions alors le tir.
Avec le développement du groupe, parvenez-vous encore à agir au niveau opérationnel?
«Oui… un peu. Je suis toujours présent pour l’ouverture des magasins, ce qui reste mon grand plaisir, et pour la présentation de nouveaux produits. Bien sûr, il s’agit plutôt, désormais, de touches de validation. Je m’appuie sur toute une chaîne de responsabilités, au niveau des services achats, logistique, communication…
Vous avez opéré récemment une importante augmentation de capital. Quel était l’objectif de cette opération?
«C’est un groupe financier et industriel, important fabricant de chaussures en Asie, qui nous a rejoints, à hauteur de 15% des parts. L’idée est de nous propulser au niveau national, de consolider le groupe, mais aussi, comme ils sont fabricants, de nous aider dans le sourcing en Asie. L’objectif est d’obtenir de meilleures conditions d’achat sur le continent asiatique.
Pour soutenir votre développement, avez-vous déjà envisagé une entrée en Bourse?
«C’est une option qui ne nous intéresse pas, pour le moment. La beauté de notre entreprise, c’est sa capacité à prendre des décisions rapides. La Bourse, c’est plus délicat. Le jugement est plus sévère, sur une société cotée, surtout en période de crise. Nous n’aurions peut-être pas pu continuer les ouvertures de magasins au rythme que nous voulions. Nous réfléchissons à notre développement sur une échelle à moyen et long termes. Or, la cotation en Bourse favorise les décisions à court terme et peut vous contraindre, à un moment ou à un autre, à adapter vos décisions à l’image qu’il faut donner à l’extérieur.
Vous soutenez donc votre développement par une politique d’investissement continu?
«Nous investissons en moyenne, chaque année, environ 5% du chiffre d’affaires pour l’ouverture de nouveaux magasins. Mais vous savez, le plus dur a été fait tout au début, lorsqu’il a fallu doubler le nombre de magasins en quelques mois. La taille critique, celle qui nous a permis de devenir un acteur de poids et de négocier plus facilement nos achats à l’étranger, nous avons pu l’atteindre en 2006, avec le rachat des 83 magasins Multichaussures (lire page 89). Désormais, nous avons déjà 215 magasins, et procéder à une vingtaine d’ouverture par an, c’est bien plus facile!
Quelles sont vos ambitions de développement? Vous êtes-vous fixé un objectif à atteindre?
«Regardez la carte de nos implantations en France (voir page 89)… Il reste encore quelques territoires vierges à investir, sur lesquels nous ne ferons pas de cannibalisme non plus à l’égard de la concurrence! En 2006, nous avons investi 9 millions d’euros dans une plateforme logistique, à Ennery, en Moselle, qui nous offre une capacité logistique pour 600 magasins environ. Vous voyez que nous avons encore une belle marge de progression…
Comment votre expansion s’opère-t-elle concrètement?
«Nous ouvrons entre 15 et 20 magasins tous les ans, principalement sur de grandes surfaces de vente, soit plus de 1.000 m2. Malgré la crise économique, nous n’avons pas ralenti ce rythme et avons continué d’ouvrir des magasins importants, à la périphérie de grandes villes. Les trois derniers l’ont été à Toulouse, Pau et Bordeaux.
Certains de vos magasins sont-ils gérés par des franchisés?
«Non, pas pour l’instant. Il est très difficile de gérer des franchisés, car cela engendre une grande disparité dans l’aménagement des magasins et la présentation des produits. Or, nous cherchons justement à homogénéiser l’image de la marque Chaussea, pour améliorer la lisibilité et permettre aux clients de se retrouver plus facilement entre toutes les gammes de produits. Nous avons pensé à créer des réseaux de franchisés, car beaucoup de gens nous ont sollicités, il y a une dizaine d’années, pour nous proposer de créer des franchises dans différentes régions de France et même à l’étranger, en Belgique, en Espagne… Mais nous ne sommes pas prêts pour cela.
Vous avez malgré tout déjà franchi les frontières, puisque vous êtes implantés au Luxembourg…
«Au Luxembourg, cela fait longtemps, puisque nous y avons ouvert notre 22e magasin en 1999. Ce pays ne nous est pas étranger du tout. Lorsque nous étions jeunes, avec mes frères, nous sortions régulièrement le soir à Esch-sur-Alzette, nous y faisions des achats… Je ne voudrais pas dire qu’on s’y sent comme chez nous, mais on connaît bien! La frontière n’existe pas, pour nous.
Vous avez désormais cinq magasins Chaussea au Luxembourg. Le positionnement est-il le même qu’en France, celui de magasins de chaussures d’entrée de gamme?
«Ce sont exactement les mêmes produits qu’en France. Nous avions songé à un positionnement différent, avant de nous lancer, mais nous avons renoncé à cette idée. Nous appliquons exactement les mêmes méthodes qu’en France, avec les mêmes prix… et cela marche très bien. Il faut croire qu’il y avait une réelle demande non comblée sur ce créneau des ‘premiers prix’. Au Luxembourg, nous avons toutefois un problème important, celui de la disponibilité de ‘grandes’ surfaces commerciales. Nous avons beaucoup de mal à les trouver… car le prix du mètre carré est très cher.
Avez-vous des projets en souffrance au Grand-Duché?
«Nous aimerions y ouvrir deux grosses surfaces, du type 1.000 m2. Nous détenons déjà les autorisations et sommes en phase de négociations très actives sur ces projets, l’un dans le sud du pays et l’autre dans la capitale. Nous sommes ainsi en contact avec des promoteurs, pour implanter un magasin avenue de la Gare à Luxembourg, dans les anciens espaces de Monopol, qui sont à louer. Les discussions sont très ardues et nous espérons vraiment qu’elles vont se débloquer rapidement.Au Luxembourg, nous avons également un autre développement en cours, avec les magasins Orchestra, qui commercialisent des vêtements pour enfants. Nous sommes franchisés pour cette chaîne de magasins qui appartient à un ami. Je lui ai proposé de développer cette franchise au Grand-Duché, à condition d’en avoir l’exclusivité. Ce qui est le cas. Un premier magasin s’est ouvert à Sandweiler il y a trois ans, mais d’autres devraient rapidement suivre.
Avez-vous envisagé d’installer au Luxembourg le siège de votre groupe?
«Pas vraiment, ce serait d’ailleurs trop compliqué pour l’instant. Notre siège est installé à Valleroy, notre village natal, et nous tenons à cet ancrage lorrain, à cette proximité historique. Tous les services y sont regroupés et ils répondent aux besoins de l’ensemble de nos 215 magasins.
Ne ressentez-vous pas parfois un certain isolement, dans ce village à l’écart des grands centres?
«Que ferions-nous à Paris que l’on ne puisse faire ici? A Valleroy, nous profitons d’une qualité de vie à laquelle je suis très attaché. Et puis, nous sommes très bien placés, au cœur de l’Europe. Avec le TGV, Paris et Bruxelles sont toutes proches…
Etes-vous impliqué dans des organisations professionnelles, des réseaux de décideurs?
«Non, pas pour le moment. Cela viendra peut-être… Nous avons toujours travaillé très fort et très égoïstement, je me suis concentré sur le développement de la société. Cela m’occupe beaucoup, je n’aurais pas de temps à consacrer à des soirées professionnelles. Je me déplace également souvent, pour assister aux ouvertures de magasins dans toute la France, mais également pour monter les équipes qui auront la responsabilité des nouveaux magasins. Les ressources humaines sont un aspect très important de notre développement.
Quelles sont les points clés de votre politique de recrutement?
«Depuis quelques années, nous installons une politique RH très axée sur le recrutement interne. Nous faisons d’importants efforts en matière de formation, pour pousser et motiver les jeunes à prendre des responsabilités. Chez Chaussea, il est possible de démarrer comme apprenti, de devenir vendeur, puis de passer responsable de magasin en quelques années. La moyenne d’âge au sein du groupe est de 26 ans et demi, et nous n’hésitons pas à confier la responsabilité d’un magasin à une personne de 23 ou 24 ans. Nous poussons les jeunes à suivre des formations, en interne, mais aussi à suivre les programmes en alternance, avec des écoles professionnelles, qui ont été mis en place grâce au soutien de la Région Lorraine.
La crise économique n’a-t-elle pas menacé de mettre un frein au développement du groupe?
«Notre chiffre d’affaires a baissé fortement dès juillet 2008 et l’année 2009 fut assez difficile. Notre clientèle-cible, les gens qui consomment des produits d’entrée de gamme, est directement touchée par les effets de cette crise. Mais le redémarrage est très net depuis le début 2010, nous avons déjà enregistré une progression de 6%. Et ceci, grâce au développement de nouveaux concepts dans les magasins, avec une présentation simplifiée des produits et aussi grâce à de nouvelles méthodes de travail.
De quelles ‘nouvelles méthodes’ s’agit-il?
«Nous avons appris à devenir plus ‘gestionnaires’. Un véritable contrôle de gestion a été mis en place et nous avons introduit davantage de procédures dans les dépenses. Avant la crise, je dois bien l’avouer, nous n’étions pas toujours très regardants sur les coûts. Il nous arrivait parfois de prévoir un investissement de 300.000 euros pour un nouveau magasin et au bout du compte, la facture se montait à 350.000 euros. On comptait plus large… Désormais, nous sommes beaucoup plus rigoureux sur les dépenses.
Envisagez-vous une diversification de votre groupe, par exemple en créant des enseignes avec un positionnement produits plus haut de gamme?
«Ce n’est pas à l’ordre du jour, car nous avons un travail à finir. Il nous faut d’abord couvrir la carte de France avec les magasins Chaussea! Pour l’instant, nous faisons ce que nous savons faire le mieux. Vendre des chaussures entre 15 et 50 euros, avec un bon rapport qualité/prix, c’est notre ADN. Notre offre est adaptée à notre marché, à notre cible familiale. Mais il est possible que l’on se lance un jour sur une gamme plus haute, si quelqu’un chez nous se sent capable de porter ce projet et si les banques acceptent de nous suivre. Le concept, nous l’avons déjà imaginé et nous avons même déposé un nom, ‘Mateo’. Un jour, peut-être, tout ceci prendra vie…
La prochaine grande étape stratégique, pour le groupe, c’est le développement de la vente en ligne…
«En effet, le site Internet sera lancé en août. J’ai longtemps été réticent à lancer ce projet, mais je crois qu’il est temps de le faire, désormais. Les consommateurs sont très demandeurs de pouvoir effectuer des achats en ligne, même si cela peut sembler plus étonnant dans le domaine de la chaussure. Ce projet, ce ne sera pas mon bébé personnel, mais celui des cadres du groupe. Ils m’ont convaincu qu’il fallait le faire. J’ai accepté, car je sais que VGM, avec sa force, peut suivre. Et si les ventes ne décollent pas, le risque financier n’est pas très grand. Nous écoulerons sans problème les stocks dans nos magasins… Je suis donc serein et confiant.»