Marianne Pesch  (Photo: Andrés Lejona)

Marianne Pesch  (Photo: Andrés Lejona)

Madame Pesch, être devenue agricultrice est-il l’aboutissement d’un rêve de jeunesse?

 «Pas exactement! Je suis arrivée là par hasard, en épousant un agriculteur. Mon père était ouvrier à Arbed Belval et je ne connaissais rien au monde agricole. Mais ce métier est devenu ma passion, il est fait pour moi. Ce qui me plaît surtout, c’est de pouvoir travailler comme je l’entends et combiner ce travail avec la vie de famille. Avec mon mari, nous étions satisfaits ensemble, fatigués ensemble. Et les enfants le comprenaient. Petits, ils furent aussi très vite en prise directe avec la chose économique: si les cochons se vendaient mal ou ne valaient rien… ils savaient que ce n’était pas la peine de demander une bicyclette! Tout cela est très concret.

Dans ce quotidien ‘concret’ d’exploitante agricole, que l’on imagine volontiers bottes aux pieds du matin au soir, quelle est la part qu’occupe la gestion administrative?

 «Il s’agit d’un volet très important de notre métier. Si on gère mal ses dossiers, que l’on commet des fautes en remplissant les formulaires, on risque d’être fortement pénalisé, car une part considérable de notre activité relève de mécanismes de primes et de subventions. Il ne suffit pas que j’obtienne de bons résultats avec mes cochons pour faire tourner mon exploitation. La gestion administrative représente à peu près un jour de travail par semaine. Heureusement, mon fils et mon neveu, qui travaillent sur la ferme, avec un ouvrier agricole, peuvent être présents auprès des animaux pendant que je m’occupe des papiers.

Ces démarches vous semblent-elles excessivement contraignantes?

 «Je ne dirais pas cela. J’y passe beaucoup de temps mais je suis aussi bien soutenue. Les agriculteurs doivent établir une véritable comptabilité économique et les conseillers agricoles, ceux du ministère et ceux de la Centrale Paysanne (le principal syndicat agricole du pays, ndlr.), viennent nous y aider. Ils nous soutiennent aussi dans l’établissement des business plans, obligatoires pour obtenir des aides sur les projets d’investissements supérieurs à 100.000 euros. Comme tout entrepreneur, il est essentiel de savoir où l’on va. Et il est toujours bon d’avoir un regard extérieur, un autre angle de vue que le sien, sur un gros projet.

Vous venez justement de mener un projet d’envergure pour lequel vous avez emprunté un million d’euros. En quoi consiste-t-il?

«Notre exploitation est spécialisée dans l’élevage et l’engraissement de porcs. Notre ancienne étable, datant de 1969, a été entourée au fil des ans de nouvelles habitations et ne correspondait plus aux normes d’élevage. Nous avions, de surcroît, trois sites de production distincts. En 2005, mon mari et moi avons donc décidé de construire une nouvelle étable, à l’écart du village, dans lequel tout l’élevage porcin pouvait être regroupé. Alors que nous avions toutes les autorisations nécessaires à la construction, nous avons rencontré beaucoup de difficultés, en raison d’une forte opposition de la part des habitants du village et de la commune de Roeser (voir cahier «Economie & Finance», décembre 2009, p. 34). D’ailleurs, un appel est toujours en cours au tribunal, alors que l’étable a été inaugurée au printemps. Ce fut un projet très éprouvant pour moi, car mon mari est tombé malade puis est décédé en février 2008. Mais j’ai tenu à poursuivre ce projet imaginé ensemble et j’en suis très fière. J’ai d’ailleurs organisé une journée ‘portes ouvertes’ dans l’étable, en mai, qui a connu un grand succès. Il est important de lutter contre la mauvaise image qu’a l’élevage porcin auprès du grand public.

Est-il de plus en plus difficile de maintenir en vie une agriculture villageoise?

 «Il est clair que les agriculteurs sont devenus minoritaires dans les villages. Dans certaines localités, il n’y en a même plus du tout. Autrefois, le fermier était installé sur la place du village. Puis, des habitations se sont créées tout autour et leurs occupants se plaignent que les fermes ‘puent’ et veulent repousser les exploitations en dehors des zones habitées. Nous avons aussi des soucis avec le ministère de l’Environnement. En zone rurale, il existe des règlements, mais chacun peut en avoir sa lecture. L’un va dire ‘oui’, l’autre ‘non’. La délivrance des autorisations, même en ‘zone verte’, est très aléatoire. L’un des mes collègues s’est vu refuser la construction d’une étable car elle gâchait la ligne d’horizon! Ce qui nous inquiète beaucoup, c’est le développement des zones de renaturation. Nous craignons qu’il y ait bientôt plus de zones protégées que de zones agricoles! Nous espérons aussi que les autorités se rendent compte que l’agriculture est une activité économique qui doit rester viable, alors qu’elle dépend largement, et de plus en plus, des subventions. Mais tant que la majorité des gens voudront payer le moins possible pour la nourriture, nous ne pourrons pas nous en sortir.

Quels sont les principaux défis auxquels vous êtes confrontée, en tant que chef d’exploitation?

«L’approche business est la même que celle de tout entrepreneur. La vue sur l’exploitation également. Ce que l’on veut vendre, on doit le vendre le mieux possible. Il faut maîtriser les coûts et parvenir à valoriser sa production. Et là, en tant qu’agricultrice luxembourgeoise, j’ai bien sûr des problèmes spécifiques.

Lesquels en particulier?

«J’aimerais pouvoir développer beaucoup plus la vente directe à la ferme. Pour l’instant, cela ne représente qu’une part minimale de mon chiffre d’affaires, de l’ordre de 5%. Nous disposons d’une petite salle d’abattage et de découpe, que j’aimerais pouvoir agrandir. Mais nous sommes limités dans ce type de développement. Nous ne sommes autorisés qu’à vendre des pièces de viande entières, des jambons entiers, non découpés… Il nous est également interdit de vendre de la viande à des personnes qui passent la frontière. Donc toute la clientèle frontalière nous échappe! Je ne peux pas non plus commercialiser mes propres charcuteries, mon pâté. Alors que dans d’autres pays européens, cela est possible. Ces réglementations différentes d’un pays à l’autre m’exaspèrent. Les éleveurs luxembourgeois sont limités dans leurs possibilités de valoriser les produits de la ferme. C’est dommage, car ce sont des traditions qui se perdent, et d’un point de vue économique, c’est vraiment préjudiciable. Nous sommes une dizaine d’éleveurs dans le pays à être très intéressés par la transformation et nous tentons d’agir au niveau des autorités pour obtenir une réglementation, notamment via notre association Vum Bauerenhaff op der Dësch (littéralement, ‘de la ferme à la table’, ndlr.).

Comment se porte le marché, actuellement?

 «Il est très bas. Le prix du cochon tourne autour de 1,35 euro le kilo, alors que mon business plan a prévu 1,60 euro le kilo. La crise est là et bien là. Mais elle ne touche pas spécifiquement la viande de cochon. Le prix de la vache chute également. Le problème, c’est que ce n’est pas le Luxembourg qui fait les prix. Tout dépend de la concurrence internationale, notamment d’Argentine. Les gens ont moins d’argent… et c’est sur la nourriture qu’ils économisent.

Avez-vous moins de clients qu’avant?

«Non, j’en ai plus. Je vends des pièces entières, et finalement cela revient moins cher au kilo qu’en achetant uniquement les meilleurs morceaux chez le boucher. Mais des gens en mesure de stocker de telles quantités de viande chez eux, surtout au Luxembourg, où l’on vit de plus en plus en appartement, cela devient tout de même assez rare! Heureusement, j’ai une clientèle fidèle et le bouche-à-oreille fonctionne très bien.

Vos prix sont-ils compétitifs par rapport à ceux des grandes surfaces?

 «C’est difficile de comparer. Quand je vends mon cochon entier, j’en tire environ 150 euros. En détaillant la bête, en la transformant, il est possible d’en récupérer 600 euros. Ce qui pose problème, ce sont les marges des intermédiaires. Il est donc bien plus intéressant pour moi de faire de la vente directe aux consommateurs.

Vous vous engagez pour des productions ‘Marque Nationale’ et d’autres labels. Leurs critères sont-ils très contraignants?

«Ils le sont et c’est tout à fait normal. Ils concernent essentiellement le bien-être animal et les farines, qui doivent contenir 60% de grains au minimum, pour la Marque Nationale. Nous sommes strictement contrôlés pour recevoir l’agrément. L’intérêt, bien sûr, c’est de pouvoir vendre la viande plus chère. Le tri est fait à l’abattoir et les porcs labellisés sont payés un meilleur prix. Il existe également d’autres labels, et j’ai choisi d’adhérer à tous: ‘Produits du Terroir’, pour les veaux sous la mère, ou encore le label QS… Bien sûr, cela signifie, pour l’éleveur, le respect de plusieurs cahiers des charges différents. Mais le ministère travaille à une harmonisation pour faciliter les choses. La labellisation est importante, car elle implique une grande traçabilité, nécessaire pour que les consommateurs aient confiance en nous. Des scandales ‘médiatiques’ comme celui de la grippe porcine ont durement entamé cette confiance. Les labels nous permettent aussi de participer à des actions de promotion et de rencontrer les consommateurs, sur des stands dans les grandes surfaces, par exemple.

Avez-vous déjà été tentée par la production bio?

 «J’y ai songé mais je me retrouve mieux dans ma situation d’éleveuse traditionnelle. Le bio, il faut y croire… et j’ai mes doutes. Si tout le pays se mettait à faire du bio, on s’écraserait tous ensemble. Nous, les agriculteurs traditionnels, ne sommes pas contre l’environnement. Nous travaillons avec la nature et pour la nature. Tout est très réglementé et il ne faut pas croire que nous utilisons des engrais sans réfléchir. D’ailleurs, en utiliser trop n’a aucun intérêt économique.

Quels sont les éléments qui ont motivé votre engagement dans les syndicats agricoles?

 «L’engagement remonte à très longtemps. Lorsque j’ai commencé à travailler à la ferme avec mon mari, j’étais une jeune femme très timide, qui n’aimait pas particulièrement être en contact avec les autres. Mais il y avait des choses qui me dérangeaient dans ma situation d’épouse d’agriculteur, comme le fait de ne pas pouvoir être considérée comme co-exploitante. Ici, les femmes portent officiellement le titre de conjointe-aidante. Je me suis adressée au président de la Centrale Paysanne, qui m’a demandé de rejoindre sa section féminine. J’ai participé à des formations, pendant trois hivers, pour affirmer ma personnalité, transformer et restructurer une exploitation; j’ai aussi suivi des cours de rhétorique, d’économie… J’avais fait un pas dans le monde syndical et je savais qu’il fallait enchaîner les autres.

Où vous ont-ils menée?

 «Au Luxembourg, je suis devenue membre de la Chambre d’Agriculture. Et comme un engagement suit l’autre, je me suis retrouvée dans le COPA (Comité des Organisations Professionnelles Agricoles, ndlr.), le lobby qui travaille auprès de la Commission européenne, pour y défendre les droits des femmes dans le milieu agricole. Au Luxembourg, nous sommes bien loties, car les femmes doivent cotiser aux caisses de maladie et de pension, mais beaucoup d’autres n’ont pas encore cette possibilité, dans de nombreux pays européens. Je me bats pour que l’on parvienne à une égalité des droits dans ce domaine. Il ne faut laisser aucun métier dans les seules mains des hommes. Le problème, au Luxembourg, c’est qu’il n’y a pas assez de femmes qui s’engagent et expliquent leur point de vue. Or, il est important d’avoir de la visibilité et d’être reconnues par rapport à ce que l’on fait.

Votre vie professionnelle est faite de luttes perpétuelles. Avez-vous parfois été tentée de raccrocher les bottes?

 «Oui, évidemment, quand mon mari est décédé. Sa main-d’œuvre allait nous manquer, mais bien plus encore ses connaissances et son soutien. J’en ai discuté avec la famille, des amis… J’avais alors 50 ans, j’aurais peut-être pu trouver un travail. Mais je ne peux pas m’imaginer ne pas être ‘chef’ moi-même. Je n’aurais pas pu aller dans l’économie ‘normale’. Nous avons hérité de cette exploitation, nous avons la responsabilité de la transmettre aux générations suivantes. C’est ainsi. J’ai la chance d’être très bien entourée, de mes fils et de mon neveu. J’ai fait le bon choix… En fait, le seul que je pouvais faire.»