François Biltgen: «J’ai toujours refusé d’influencer la décision de l’ILR en faveur de l’EPT.» (Photo: Eric Chenal/Blitz)

François Biltgen: «J’ai toujours refusé d’influencer la décision de l’ILR en faveur de l’EPT.» (Photo: Eric Chenal/Blitz)

Monsieur Biltgen, quel regard portez-vous sur le déploiement de l’Internet à ultra haut débit annoncé début 2010, alors que l’Institut Luxembourgeois de Régulation (ILR) vient à peine de publier sa décision approuvant les tarifs de l’Entreprise des P&T (EPT)?

«La stratégie de déploiement de l’ultra haut débit que le gouvernement a annoncée est une vision pour les années à venir, un investissement à long terme pour la modernité de notre pays. Il est primordial que le déploiement se fasse de manière à répondre aux exigences d’ouverture et d’accessibilité à de multiples fournisseurs de services. C’est pourquoi je pense qu’il était essentiel que l’ILR prenne le temps d’analyser la situation, de poser des prémisses saines pour un déploiement efficace, mais ouvert, où tous les acteurs s’y retrouvent, et d’éviter ainsi une action précipitée.

Etes-vous satisfait de la façon dont se passent les choses sur le terrain?

«L’EPT propose déjà des accès à ultra haut débit dans plusieurs endroits du pays. Mais dans un tel marché libéralisé, il ne suffit pas de dire à l’EPT de prendre les devants. Il faut aussi que le marché de la concurrence suive. C’est évidemment une très bonne chose que l’on ait un marché libéralisé, ce qui implique, bien sûr, parfois des problèmes, mais qui amène aussi des solutions.

Justement, la décision prise par l’ILR concernant les tarifs de l’EPT pour l’accès à l’ultra haut débit ne fait pas vraiment l’unanimité auprès des opérateurs alternatifs…

«Je dois d’abord dire que je suis heureux et fier d’avoir mis en œuvre un ILR en tant qu’autorité indépendante, qui puisse jouer les arbitres. Il est vrai que cela a pris du temps avant que l’ILR n’approuve le projet de l’EPT. Il l’a fait sous réserve, avec la garantie de revoir les chiffres dans un an. A ce stade, je n’ai pas à commenter cette décision venant d’une institution indépendante. J’ai tout fait pour assurer cette indépendance à l’ILR et il en sera toujours ainsi.

Un an, aux yeux des opérateurs alternatifs, c’est jugé très long, surtout à l’échelle d’un secteur des télécommunications où les choses bougent très vite…

«Peut-être, mais dans un pays comme le Luxembourg, il faut savoir jouer sur le long terme. Je dois dire que j’ai beaucoup été sous pression afin d’influencer la décision de l’ILR en faveur de l’EPT. J’ai évidemment toujours refusé. Je dois dire, en outre, que le nouveau directeur de l’ILR, Paul Schuh (il a remplacé Odette Wagener partie à la retraite en mars dernier, ndlr.), est vraiment l’homme de la situation. J’ai confiance en lui et en son équipe pour prendre les bonnes décisions. C’est sa dernière activité professionnelle et il n’a plus rien à craindre de personne. Il peut se permettre de prendre les décisions qui s’imposent en toute objectivité.

L’accès aux infrastructures reste tout de même le point bloquant majeur avancé par les opérateurs alternatifs. Qu’en est-il?

«Il faut rappeler qu’à l’époque de mon premier mandat en tant que ministre des Communications, il y a plus de dix ans, tout le monde au niveau européen plaidait toujours pour la libéralisation tant des infrastructures que des services, alors que le Luxembourg prônait une libéralisation des services uniquement, comme c’est le cas pour les routes, les voies ferrées ou l’électricité.

En effet, dans un petit pays comme le nôtre, une concurrence au niveau des infrastructures s’avère plus difficile que dans les grands pays. C’est la mise en œuvre de cette volonté il y a dix ans qui pose les problèmes que l’on rencontre aujourd’hui. Bien sûr, si l’Etat était maître des infrastructures, ce serait plus facile de libéraliser les services. Mais il y a eu une décision européenne, prise contre l’avis du Luxembourg, d’ailleurs. On fait avec, aujourd’hui.

Quelle est la nature de vos relations avec les opérateurs alternatifs?

«Nous avons des rencontres régulières. Nous sommes dans un petit pays et nous ne pouvons gagner que si tout le monde travaille ensemble. Bien sûr, l’EPT joue un rôle essentiel dans l’économie du Luxembourg et il est important que ce rôle soit préservé. Bien sûr aussi, l’ILR doit mettre la pression sur l’EPT pour favoriser la concurrence, mais il faudrait aussi avoir des entreprises industrielles fortes à capitaux privés luxembourgeois, y compris dans les télécommunications.

Ce jeu d’équilibre est assez bon pour le Luxembourg et tant que les P&T et l’Opal (l’association des opérateurs alternatifs, ndlr.) ne sont pas contentes des décisions prises, c’est bon signe, car cela montre que les ministres des Communications et de l’Economie collaborent bien ensemble et font leur travail. Et le fait que personne ne soit content de la décision récemment rendue montre que l’ILR n’a pas cherché la décision facile, qu’il a pris son temps et qu’il essaie de trouver des solutions dans l’intérêt du pays et non pas dans l’intérêt pécuniaire d’une ou l’autre des parties concernées.

Les opérateurs alternatifs évoquent régulièrement une distorsion de concurrence, compte tenu des tarifs qui leur sont imposés. Ce risque existe-t-il vraiment?

«A priori, non. Mais il faut voir ce qui se passe à l’usage. Une distorsion de la concurrence serait de toute façon un élément de fait et non de droit. On fait évidemment en sorte qu’il n’y en ait pas, mais dans les faits, il peut y en avoir, on ne peut pas exclure cette hypothèse. D’où la nécessité de faire des lois flexibles qui permettent au régulateur indépendant de pouvoir prendre, le cas échéant, les décisions qui s’imposent.

Où en est la réalisation du registre des infrastructures qui avait été annoncée au printemps 2010?

«C’est l’ILR qui en est en charge et il travaille dessus. J’ai encore récemment signé certains documents administratifs dans ce sens. Ce registre sera un précieux outil pour l’avenir et il permettra à chaque opérateur de savoir ce qui se passe et de faciliter leurs développements. Nous avons de très bonnes discussions avec le Syvicol (le syndicat des villes et des communes, ndlr.).

D’une manière plus large, plutôt que de légiférer, nous allons encourager les communes à installer le haut débit chez elles. Certaines d’entre elles ont d’ailleurs pris les devants et ont bien compris que si elles veulent attirer des jeunes, c’est un argument de poids.

Mais justement, les opérateurs alternatifs sont coincés par les contraintes tarifaires, qui ne leur permettent pas de développer des services concurrentiels…

«Nous sommes dans une situation où le réseau en fibre initialement déployé est en GPON (Gigabit Passive Optical Network, ou réseau optique passif Gigabit: une architecture qui amène une fibre complète au pied d’un immeuble avant de la diviser en plusieurs fibres différentes pour raccorder chaque appartement, ndlr.), c’est comme ça. Ça ne rend pas la tâche plus facile à l’ILR, c’est vrai. C’est une donnée technologique avec laquelle il faut vivre. Le dégroupage local, techniquement parlant, est plus difficile à mettre en œuvre. Mais depuis un an, l’EPT pose partout plusieurs fibres, de sorte que les opérateurs alternatifs pourront utiliser ce réseau pour leur last mile. Nous avons un avantage compétitif quand même, car nous sommes plus avancés dans le haut débit que bon nombre d’autres pays. Je préfère avoir un régulateur devant affronter d’épineuses questions technico-juridiques sur fond d’avancées technologiques, plutôt que de devoir avancer from scratch.

Vous vous partagez, avec le ministre de l’Economie et du Commerce extérieur, Jeannot Krecké, la mission de promotion et de développement de l’ICT au Luxembourg. Vous êtes le ministre de tutelle de l’ILR et vous chapeautez l’ensemble du secteur, alors que M. Krecké est le ministre de tutelle de l’Entreprise des P&T. N’y a-t-il pas parfois confusion dans les rôles?

«Si confusion il y avait, elle serait peut-être plus visible à l’intérieur qu’à l’extérieur. Or, ce qui m’intéresse, c’est l’extérieur. En 2000, j’ai fait un voyage de prospection aux Etats-Unis. J’ai vu des firmes comme Yahoo ou eBay. A l’époque, nous n’étions nulle part et on nous disait que, premièrement, nous n’avions pas de haut débit et, deuxièmement, que même si nous l’avions un jour, nous n’avions qu’un seul opérateur offrant. Or, une entre­prise qui vient doit avoir non seulement une offre fiable en termes d’infrastructures, mais aussi deux opérateurs au moins pour des questions de redondance. C’est pour cela que bon nombre d’entreprises ne sont pas venues tout de suite.

En créant LuxConnect, Jean-Louis Schiltz (le ministre des Communications de la dernière législature 2004-2009, ndlr.) a fait ce qu’il fallait, même si cela n’a pas plu à l’EPT. Mais entre-temps, la présence de LuxConnect a aussi servi les intérêts des P&T. Nous avons désormais deux offrants, ce qui permet d’attirer les clients internationaux, et c’est l’Etat qui reste maître du jeu pour développer la concurrence des services Nous sommes désormais bien positionnés en ce qui concerne les connexions internationales. Toute l’économie a toujours vécu par les transports, quels qu’ils soient. Il y a les autoroutes et il y a les gares, qui sont les datacenters.

Bien sûr, là encore, ce sont les P&T et LuxConnect qui ont été les précurseurs, mais elles ne sont heureusement pas les seules: nous sommes contents de constater qu’il y a aussi des investisseurs privés, comme sur le site de Drosbach, qui sont actifs, même très actifs. Pour autant, sans l’intervention et l’engagement politique du gouvernement, cela aurait été difficile pour les investisseurs privés de s’implanter. Nous avons fait nos preuves et le pays pourra capitaliser sur toute cette infrastructure existante et à venir au cours des prochaines années.»

 

Benchmark - En haut de l’affiche

Les évaluations internationales dans le domaine de l’ICT ne manquent pas. Et le Luxembourg tire plutôt bien, globalement, son épingle du jeu. Il est 1er en termes de pourcentage d’emplois à forte utilisation d’ICT dans l’économie totale (OCDE IT Outlook, 2010) et 2e dans la catégorie des «entreprises les plus innovantes» (Community Innovation Survey, 2010). Dans le Digital agenda scoreboard, 2011, le pays est 1er pour le «shopping online transfrontalier», la «couverture réseaux fixes à large bande» et le «pourcentage de population ayant accès à l’Internet mobile via l’UMTS»; et il est 3e pour la «pénétration réseaux fixes à large bande» et en termes de «pourcentage de population étant des utilisateurs réguliers d’Internet».
Le Grand-Duché pointe encore en 5e position pour la «qualité de son réseau large bande» (Broadband leadership ranking, 2010). Enfin, dans l’ICT Development Index 2011 de l’Union internationale des télécommunications, le Luxembourg est classé 5e au niveau régional et 7e au niveau mondial.