Anne-Catherine Ries: «On me reproche souvent d’être trop en retrait, on le reproche aux femmes en général. Et c’est vrai.» (Photo: Patricia Pitsch / Maison Moderne)

Anne-Catherine Ries: «On me reproche souvent d’être trop en retrait, on le reproche aux femmes en général. Et c’est vrai.» (Photo: Patricia Pitsch / Maison Moderne)

Qu’est-ce qui est votre priorité? Faire avancer le pays de l’intérieur, ou travailler à améliorer son image pour attirer entreprises et talents de l’extérieur?

«Nous travaillons sur le terrain, au Luxembourg, mais nous collaborons avec les agences de promotion du pays, Luxembourg for Finance pour les fintech, Luxinnovation pour l’extérieur ou encore le nation branding. Nous essayons de travailler sur le terrain pour que ce qui est vendu à l’étranger corresponde à la réalité du terrain. 

Avec cette nouvelle société, de nouveaux métiers vont se développer, mais les talents ne sont pas encore là. Comment les attirer et faire en sorte d’en produire localement?

«La question des talents a été une priorité dès le lancement de l’initiative. Les entreprises ont besoin de ces talents, c’est la première question quand elles veulent s’installer ici. Il ne faut pas se leurrer, à court terme, il va falloir importer les talents. La question s’est posée aussi à l’époque pour le secteur bancaire, il a fallu importer au début. Cette pénurie ne s’arrête pas au Luxembourg, c’est la même chose pour les États-Unis et en Asie. Donc, d’un côté, il faut être attractif pour les talents, et d’un autre côté, il faut aussi les infrastructures avec des écoles internationales. Tout se tient, c’est ce qui fait la complexité du dossier.

Il va falloir de plus en plus développer nos talents en interne, l’université est une pépinière pour ces talents-là. Les projets du ministère de l’Éducation nationale devraient également porter leurs fruits. Comme la Luxembourg Tech School, que nous avons lancée ensemble: elle vise à instiller l’envie des technologies numériques aux jeunes, non pas comme une fin en soi, mais comme un outil performant qu’ils peuvent s’approprier pour faire ce qui les passionne, que ce soit de l’humanitaire, du social, du créatif. 

Les acteurs majeurs du digital sont principalement américains, avec l’émergence de nouveaux champions asiatiques. Peut-on espérer qu’avec tous ces projets, l’avenir se fasse avec des champions européens, et pourquoi pas luxembourgeois?

«Nous avons RTL et SES en tant que champions européens, il ne faut pas l’oublier. Même Skype a trouvé les fonds pour se développer au Luxembourg. Mais arrêtons de citer toujours les mêmes joyaux. Des sociétés comme Talkwalker commencent à bien se développer à l’international. Nous avons des pépites qui évoluent dans un écosystème de start-up. Mais c’est très important que les grands acteurs établis, comme Paul Wurth, les banques autour de la Lhoft ou encore Vodafone, créent une diversité. 

Est-ce bien concret? N’est-ce pas un effet de mode pour que ces grandes sociétés donnent une image moderne?

«Un acteur comme Vodafone a besoin de créer de l’innovation en interne. Plus vous êtes gros, plus vous êtes structuré, plus il est difficile d’instiller de l’innovation. Tous les gros acteurs partagent ces défis-là. Pour eux, c’est un réel besoin de s’entourer d’entreprises innovantes, et pour le Luxembourg, c’est une joint-venture très intéressante, car, par exemple, le nom de Vodafone attire les entreprises, et elles viennent au Luxembourg. C’est ce genre de collaboration qui est très important. Ils vont organiser leur Arch Summit (réunion de start-up et d’entreprises ainsi que conférences afin de pousser à l’innovation mondiale, ndlr) en mai, et ils attendent entre 5.000 et 10.000 personnes, donc ce n’est pas juste une question d’image. Ils en ont besoin, sinon ils risquent de devenir désuets. Que ce soit l’État ou une grosse banque, c’est inévitable. Et le changement, l’agilité, plus on est gros, plus c’est compliqué.

Quelle est l’implication de Digital Lëtzebuerg dans des projets comme l’éventuelle construction d’un méga data center de Google ou le space mining? 

«Concernant Google, vous comprendrez que je ne peux pas commenter. C’est un projet important, et si jamais il se faisait, ce serait une bonne chose pour le pays. On nous a parfois reproché d’attirer les gros, mais ce sont des boulons dans tout l’écosystème. Mais les gros ne suffisent pas, il faut les start-up, le monde de la recherche, tout le reste. Mais ils apportent de la visibilité, c’est indéniable.

Pour le space mining, c’est une vision futuriste, ça donne une image d’un pays qui voit plus loin. Au niveau digital, toutes les technologies qui pourront servir à cette vision ont déjà des répercussions sur le quotidien, avec des applications concrètes: que ce soit l’intelligence artificielle, la 3D, etc.

On ne doit pas former toute une génération de codeurs. Ce qu’on doit faire, c’est miser sur la créativité

Anne-Catherine Ries, Digital Lëtzebuerg

Comment accompagner les commerçants locaux dans la transition digitale face à la concurrence de grands acteurs comme Amazon?

«Accompagner les PME, c’est un point très important. La Chambre de commerce, le département du ministère de l’Économie, ainsi que Luxinnovation ont des programmes ciblés pour les PME. Il s’agit de donner des outils à ces commerçants. Plusieurs programmes ont été lancés pour sensibiliser et accompagner les PME dans leurs efforts de digitalisation. Mais même l’État a le potentiel de provoquer une accélération dans certains domaines. 80% des PME au Luxembourg sont fournisseurs de l’État, donc si l’État met en place la facturation électronique, par exemple, cela aura forcément des répercussions sur une multitude d’acteurs. Si, dans le domaine de la construction, l’État met en place le BIM (Building Information Modeling), cela va inciter à digitaliser des PME du secteur de la construction, avec des professionnels comme les électriciens, les maçons, etc. Ensuite, le client s’y mettra, lui aussi.

Dans quels domaines faut-il investir en priorité? L’intelligence artificielle, le projet HPC (High Performance Computer, sachant que le Luxembourg devrait en être doté au sein d’un réseau européen cette année, ndlr)? 

«Oui, il faut créer des compétences au Luxembourg au niveau technologique, apprivoiser les technologies telles que l’AI et en tirer des opportunités le plus vite possible. Il faut former les gens, et les former rapidement. Ça pose également des questions régulatoires, il faut donc suivre ces technologies de très près. La blockchain en est une autre. Nous avons apprivoisé ce sujet en rassemblant tous les acteurs du sujet autour du projet Infrachain.

Est-ce qu’on peut imaginer un appareil étatique qui fonctionne autour de la blockchain, en matière de paiement, par exemple pour le recouvrement de l’impôt? 

Il faut toujours voir quel est l’intérêt pour l’utilisateur. Qu’est-ce que la blockchain peut offrir qu’une autre technologie ne puisse pas? Il faut tester, et Infrachain est un cadre parfait pour tester des use cases, notamment étatiques. La Commission européenne s’intéresse actuellement aussi au sujet et veut tester le réseau Infrachain. Il faut voir si c’est vraiment utile de tout avoir sur la blockchain. C’est plutôt le secteur financier qui s’intéresse de près à cette technologie, pour l’incorporer aux systèmes de paiement habituels, afin d’éviter que cela ne chamboule leur rôle en tant qu’intermédiaires. 

Dans le domaine de l’éducation, car vous le mentionnez souvent, est-ce que l’apprentissage du code va devenir obligatoire comme peut l’être une langue?

«On dit souvent que 'coding is the new latin'. Je crois que les technologies qui seront utilisées par les écoliers actuels à leur sortie de l’école ne sont pas encore connues aujourd’hui. Les cours d’informatique dans une matière seront donc probablement désuets à la sortie.

Ce qu’il faut apprendre, c’est à apprivoiser les technologies. Donc oui, pour que tout le monde apprenne des technologies de base, mais il faut une approche pour que la technologie soit un support, un outil. Elle doit faire partie du quotidien. Il faut davantage enseigner à nos enfants à apprendre par eux-mêmes. Notre système éducatif est encore largement basé sur le fait d’assimiler ce qu’on nous dit d’apprendre. L’important, c’est d’apprendre l’esprit critique et collaboratif, car nous allons devoir nous adapter aux nouvelles technologies tout au long de notre vie.

Et ces technologies dépassent un seul cerveau. Il ne sera plus possible d’être maître de toutes les compétences, de tous les champs d’application. À l’avenir, il faudra travailler en réseau humain, il faudra savoir collaborer. Et ce sont des compétences sur lesquelles le système éducatif n’a pas misé. Jusque-là, il suffisait d’ajouter son expérience à ses compétences, mais cela ne suffit plus.

Pour une start-up, il ne suffit pas d’avoir une idée. Il faut des compétences aux niveaux technologique, financier. Il faut du charisme, pouvoir vendre son idée, ce sont des compétences différentes. Personne n’a tout ça, donc il faut pouvoir travailler à plusieurs. Tous les projets qui encouragent l’apprentissage des outils technologiques sont très importants, mais on ne doit pas former nécessairement toute une génération de codeurs. Ce qu’on doit faire, c’est miser sur le développement de la créativité, le travail en réseau et l’apprentissage tout au long de la vie.

Au vu des programmes scolaires actuels, on est encore loin d’exaucer votre souhait…

«Il faut travailler avec ceux qui ont envie. Il y a déjà plein de professeurs qui sont engagés dans cette voie-là, il faut les soutenir dans leur approche. Il y a aussi le projet Digital (4) Education du ministère de l’Éducation: avec un volet éducation aux nouvelles technologies, mais aussi l’apprentissage via les nouvelles technologies, qui permet de faire différemment. On ne remplace pas un enseignant par un programme informatique. Comme les autres métiers, il va évoluer. Les rôles changent.

On me fait souvent remarquer qu’en tant que femme à un poste à responsabilité, j’ai un devoir, une mission sur la question

Anne-Catherine Ries, Digital Lëtzebuerg

Est-ce qu’il y a des efforts particuliers à faire pour que les filles s’intéressent plus à ces métiers? 

«On voit que c’est encore très stigmatisé, mais pourtant, les chiffres du secondaire prouvent le contraire. Les filles vont autant dans les sections scientifiques et mathématiques que les garçons: c’est au moment de l’entrée dans le monde professionnel, ou avant, à l’université, que les chiffres baissent énormément. Est-ce que c’est par effet de mimétisme? C’est sûrement une question de manque de modèles féminins, mais aussi de ce que nous renvoient les médias.

Pour la première édition de la Luxembourg Tech School, il y avait un bon équilibre filles-garçons. Elles étaient bien représentées. La deuxième promotion est de nouveau très masculine, c’est dommage, on ne sait pas pourquoi. Pourtant, lorsque les filles ont présenté leurs projets, il y avait un fort aspect technologique, mais elles s’en servaient à la fois comme d’un outil à visée plus sociale. Il faut sortir du cliché qui fait penser que l’informatique est une fin en soi. Quant au manque de filles dans le programme, il y a clairement des efforts à faire.

Vous pouvez justement être un modèle pour ces jeunes femmes…

«On me reproche souvent d’être trop en retrait, on le reproche aux femmes en général. Et c’est vrai. Donner cette interview, c’est pour moi me faire violence, car ce n’est pas un exercice qui me met à l’aise. Mais il est aussi important que les femmes soient mises en avant, car il faut des modèles féminins pour les nouvelles générations.

Même si, dans mon quotidien, je n’y pense pas, on me fait souvent remarquer qu’en tant que femme à un poste à responsabilité, j’ai un devoir, une mission sur la question, et le message est de plus en plus pressant, nous devons nous montrer. En tant que femme, j’aimerais que ce ne soit même pas un sujet, mais il faut en effet en parler, car il faut bien constater que c’est encore un réel problème, aussi triste que ce soit.