Regards: L’anthropologue Abdu Gnaba et le banquier Philippe Depoorter posent chacun un regard  sur des moments de vie qui forment des histoires originales. (Photo: Mike Zenari)

Regards: L’anthropologue Abdu Gnaba et le banquier Philippe Depoorter posent chacun un regard sur des moments de vie qui forment des histoires originales. (Photo: Mike Zenari)

Les petites histoires forment la grande. C’est le constat que l’on peut tirer à la lecture d’un ouvrage consacré à 10 entreprises familiales profondément ancrées dans le tissu économique du pays et, plus largement, dans son développement. «Histoires de Familles» traverse, sur plusieurs générations, des épopées de dirigeants dont la vie est intimement liée à celle de l’entreprise. «Il y a chez eux une interconnexion profonde entre la famille et l’entreprise. Le modèle de la famille est transposé dans l’entreprise», déclare Philippe Depoorter, membre du comité de direction de la Banque de Luxembourg. 

Nous avons voulu donner du contour à la dimension volatile qu’est l’esprit de l’entreprise.

Abdu Gnaba, docteur en anthropologie et sociologie comparative

Après une première collaboration sur le même sujet, la banque et le docteur en anthropologie et sociologie comparative Abdu Gnaba ont remis le couvert. Le travail est cette fois centré sur des témoignages des dirigeants actuels qui ont accepté de se raconter, de livrer leur vécu, de partager les valeurs de leur famille et les moments-clés de l’histoire de leur entreprise. Au-delà d’un patrimoine matériel, c’est d’un esprit dont il est question. «Nous avons voulu donner du contour à la dimension volatile qu’est l’esprit de l’entreprise, déclare Abdu Gnaba. L’esprit est constitué des valeurs, de la vision, de la façon de faire et de l’intention initiale.» 

Pragmatisme à la luxembourgeoise

Souvent présentes depuis le début du 20e siècle, voire dès le 19e pour certaines, ces entreprises sont issues de secteurs différents, de la place financière à l’alimentation en passant par les services ou encore les transports. «Je rattache ce regard que nous portons sur leurs histoires au travail que nous menons depuis 10 ans sur la transmission d’entreprise, qui va du passé au futur en passant par le présent, note Philippe Depoorter. La dimension qui y est fortement liée est celle du patrimoine, celui dont on parle ici est un patrimoine immatériel.»

Aussi variées soient-elles, toutes affichent un pragmatisme «à la luxembourgeoise» en créant, développant et transmettant. «Le modèle luxembourgeois, tel que je le lis au travers de ces histoires, ce n’est pas subir l’histoire, ce n’est pas non plus anticiper l’histoire, c’est s’adapter avec une valeur ajoutée et donc être en mouvement», souligne Philippe Depoorter. Une adaptation parfois forcée en raison de circonstances tragiques, comme les guerres ou les impératifs du marché. 

Ulysse en archétype

«Dans un univers très normatif en Europe, ces dirigeants font figure d’hommes courageux, car ils affrontent, d’un point de vue anthropologique, la peur fondamentale de notre civilisation qu’est celle de l’imprévu, ajoute Abdu Gnaba. Et pourtant, ils s’engagent sans tout maîtriser à l’avance, car ils acceptent de se tromper. Ils cherchent leur chemin et ils sont guidés par leur bon sens et leur intuition. Sans doute agissent-ils de la sorte car ils ont la notion fondamentale de la confiance chevillée au corps.» Et l’anthropologue de les comparer à un aventurier, tel Ulysse «qui ne cherche pas à gagner mais qui veut atteindre son but. Ce qui signifie partir de lui-même pour découvrir qui il est.» 

Il y a des histoires dans un pays qui s’est construit à la mesure de ce qu’il était, mais aussi en fonction de l’ADN de ses habitants.

Philippe Depoorter, membre du comité de direction de la Banque de Luxembourg

Outre la croissance durable de ces entreprises qui ont dû plusieurs fois composer avec l’évolution technologique, l’ouvrage dévoile un dynamisme parfois culturellement caché. «On doit arrêter de penser du Luxembourg qu’il n’est qu’un petit pays avec de petites histoires, pointe Philippe Depoorter. Il y a des histoires dans un pays qui s’est construit à la mesure de ce qu’il était, mais aussi en fonction de l’ADN de ses habitants.» «On pourrait penser qu’il s’agit d’une culture très terrienne, avec un certain conservatisme, mais il y a une réelle dynamique qui ne se dit pas, qui ne se montre pas», selon Abdu Gnaba. 

Alors que la figure du fondateur demeure importante et respectée, les instigateurs du projet invitent les jeunes générations à ne pas être nostalgiques. «Ils doivent exercer un droit d’inventaire pour se réapproprier l’histoire et bâtir un socle d’invention, de réinvention», insiste Philippe Depoorter. Une invitation à poursuivre l’écriture de ces histoires au travers de nouveaux chapitres, sans pour autant remiser l’ouvrage familial.