Harry Van Dorenmalen: «Quelles sont les qualités d’un véritable leader? Tout d’abord, il doit savoir apprendre et écouter.» (Photo: Jussi Puikkonen)

Harry Van Dorenmalen: «Quelles sont les qualités d’un véritable leader? Tout d’abord, il doit savoir apprendre et écouter.» (Photo: Jussi Puikkonen)

Monsieur Van Dorenmalen, les entreprises centenaires ne sont pas si nombreuses… Y a-t-il une raison qui explique comment IBM, qui fête ses 100 ans en 2011, a réussi à croître et évoluer avec une telle constance?

«Je crois que la raison principale est qu’IBM a toujours été en avance de cinq ans sur le marché. Tout en étant leader, nous avons réussi à évoluer, à changer. Le résultat est là aujourd’hui: d’après le classement Best Global Brands 2010, la ‘marque’ IBM est la 2e marque mondiale, derrière Coca-Cola. Le cabinet qui a réalisé l’étude estime la valeur de la marque à plus de 64 milliards de dollars (voir aussi notre infographie en page 92, ndlr.).

En 100 ans, notre entreprise a dû se réinventer plusieurs fois… Des choix fondamentaux et audacieux ont dû être faits. Même si l’on se réfère à l’histoire plus récente, il y a eu des changements très forts qui ont été opérés. Par exemple, il y a quelques années, nous nous sommes rendu compte que nous devions avoir une approche séparée selon les types de marché auxquels nous nous adressions: les marchés émergents, en forte croissance, n’avaient pas les mêmes demandes que les marchés matures. Nous avons agi en conséquence et adapté notre stratégie.

Quelles ont été les réflexions qui ont été faites il y a plusieurs années et qui ont mené à la stratégie de l’entreprise aujourd’hui?

«En 1993, lorsque Lou Gerstner est arrivé à la tête de l’entreprise, qui traversait des moments difficiles, il s’est attaché à éviter son démantèlement: on ne pariait plus forcément grand-chose sur IBM à l’époque. Concrètement, il a engagé différents grands travaux. Les services transversaux, comme les ressources humaines, ont dû devenir plus efficaces, plus productifs. Ensuite, il a réussi à décider l’entreprise à se concentrer sur les clients. Dans un des livres qu’il a écrits, il a ainsi déclaré quelque chose de simple, mais d’évident: ‘Pour moi, le personnage essentiel, c’est le client. Tout ce que nous faisons est pour lui.’ Et il procédait par l’exemple, en passant la moitié de son temps en dehors du bureau, à rencontrer ces mêmes clients.

Sam Palmisano, qui est son successeur, a développé plus avant la transformation d’IBM. C’est sous son impulsion que nous avons laissé de côté les produits ou les services au profit des solutions. Aujourd’hui, il n’y a pour ainsi dire plus de prestations d’IBM qui ne soient ‘que’ un ordinateur ou un logiciel. La différence entre un produit et une solution est assez simple: avec une approche ‘solution’, nous nous obligeons à véritablement nous adapter au client et à ne pas lui proposer des choix simples ou par défaut. Pour mettre en œuvre la vision, nous avons procédé à des acquisitions importantes, au niveau mondial. Par exemple, il y a huit ans, nous avons racheté PwC Consulting, pour acquérir leurs savoirs et leurs compétences, et pouvoir apporter plus d’innovation à nos clients, améliorer leur productivité.

Nous avons acheté, mais nous avons également cédé. Nous avons ainsi vendu l’activité de fabrication de PC à la société Lenovo. Nous l’avons fait, car nous avions la certitude que cette activité n’était plus suffisamment rentable et surtout qu’elle ne trouvait plus sa place dans notre vision stratégique. La décision a été expliquée en interne, en étant très clair: il ne s’agit pas de démanteler IBM, mais de vendre certaines activités pour en acheter d’autres.

Un autre exemple, c’est notre approche Smarter Planet. Nous avons pris conscience que dans notre métier, nous devions proposer des solutions qui puissent être utiles et satisfaisantes, non seulement pour nos clients, mais également pour la collectivité dans son ensemble.
Ce sont des exemples parmi d’autres: nous avons choisi de changer et d’évoluer vers ce que nous voulions devenir. Ce qui est important, ce qu’il faut comprendre, c’est que les changements démarrent dès la prise de décision. Il ne faut pas attendre. Le tout n’est pas d’avoir une vision, mais de réussir à la concrétiser.

Sur quelles bases, à l’époque, ces décisions ont-elles été prises?

«Nous avons regardé le monde tel qu’il était, il y a dix ans, avec nos ressources et nos compétences, et avons fait différents constats. Nous savions que la question de l’environnement et celle de la globalisation allaient devenir des points critiques. Nous avons également estimé que le modèle d’informatique allait complètement changer et se diriger vers ce que l’on appelle aujourd’hui le cloud. Nous avons aussi compris que les demandes de nos clients allaient fortement évoluer, en fonction des deux critères précédents.

Concrètement, nous nous sommes réorganisés pour être la première entreprise globale intégrée au monde. Nous ne sommes plus une multinationale… J’explique la différence: nous avons, sur le plan mondial, toute une série de processus globaux, que chaque entité géographique doit respecter. Nous avons également des centres de compétences partout dans le monde, et plus uniquement aux Etats-Unis ou en Europe. Ceci posé, être intégré ne veut pas dire être uniformisé: nous prenons encore en compte l’élément local, pour adapter l’entreprise à la culture de son environnement.

Enfin, nous avons intégré l’importance montante, dans le monde qui est devenu celui d’aujourd’hui, du logiciel. Ce n’est plus seulement le matériel qui fait la différence. C’est le mélange entre le matériel, le logiciel et l’expertise qui crée de la valeur ajoutée. Encore une fois, nous ne vendons plus d’ordinateurs, nous vendons des solutions.

Parlons un peu du leadership… Les dirigeants d’entreprise doivent être capables de porter leur vision, de la concrétiser…

«La question de leadership est, je dois l’avouer, relativement simple… Il n’y a que deux choix: le premier est de faire quelque chose et courir le risque de se tromper. Le second est de ne rien faire et d’attendre que les choses se passent. Et souvent rien ne se passe!

Nous avons fait une étude auprès de CEO pour comprendre la manière dont ils pensaient le leadership aujourd’hui. Pour eux, il y a trois choses importantes: la dextérité opérationnelle, la création de nouveaux partenariats et enfin le leadership ‘créatif’. Etre un leader créatif, cela veut notamment dire être capable de faire preuve d’intégrité, de penser de manière globale et enfin d’être créatif. La créativité est ce qui permet de gérer la complexité. Ce triptyque est le défi auquel chaque dirigeant devra faire face au cours des dix prochaines années.

Si je dois résumer les leçons apprises par IBM au cours de ses différentes transformations, je le formulerais ainsi: ‘Si se réinventer n’est certainement pas la chose la plus facile à faire, c’est la chose la plus importante.’ Et pour le faire, les CEO doivent être les sponsors absolus de cette démarche. Ce sont eux qui doivent la créer, l’initier.

La transformation doit s’appliquer à un niveau global: les cultures changent, il faut s’y accomoder, notamment avec la montée d’une nouvelle génération dans les entreprises… à laquelle nous n’avons pas d’autre choix que de nous adapter. Ce sont des générations qui ont grandi avec les réseaux sociaux, avec Internet, avec Twitter.

Comment s’adapter à cette nouvelle génération?

«Une des conséquences, c’est qu’il faut avoir des leaders à tous les niveaux de l’entreprise. Le management ‘Top-Down’ traditionnel est appelé à disparaître. Il faut aujourd’hui prendre en compte la notion de confiance dans le management: chaque personne dans l’organisation a un rôle à jouer. L’organisation apprend par l’expérience, en se mélangeant au melting-pot mondial. Tous les collaborateurs ont leur propre pierre à apporter.

C’est un point qui doit être sous-jacent dans le comportement du leader: comprendre et trouver du temps pour comprendre. C’est aussi la raison pour laquelle il faut engager des collaborateurs différents les uns des autres!

Et le dirigeant d’entreprise, lui, son leadership est un peu particulier: il se joue à un niveau plus global. Quelles doivent être ses qualités? «Pour résumer: il faut assurer et articuler la vision de l’entreprise et de son avenir. Il faut travailler sur sa transformation. Et enfin, il faut ne pas rester seul, il faut partager!

Quelles sont les qualités d’un véritable leader? Tout d’abord, il doit savoir apprendre et écouter. S’il n’en est pas capable, qu’il parte! Cela peut être une solution et je ne suis pas ironique en disant cela! Je pense que le plus grand bien que différents dirigeants pourraient faire à leur entreprise est de se rendre compte qu’ils ne sont plus à leur place, qu’ils doivent laisser la place à quelqu’un d’autre.

Le leadership passe par l’écoute de ce qui se passe dans leur entreprise. Aux Pays-Bas, la société Philips va avoir un nouveau CEO au mois d’avril. Il est déjà là, il se prépare. Chaque semaine, il visite une division de l’entreprise et va au contact des équipes. En douze semaines, il aura fait le tour de son organisation et saura presque tout, s’il a réussi à bien écouter. Attention, ce ne sont pas des discussions politiques, mais des réunions de travail, d’échange, d’écoute.

Le leadership passe également par un bon contact, un bon ressenti avec le middle-management. Et pour réussir cette communication, il faut avant tout être clair sur ce que l’on veut faire et vers où l’on veut aller. Il faut expliquer les choses, il faut faire comprendre aux gens les ambitions que l’on a.

Ces remarques sont également valables pour les petites entreprises: elles ne doivent pas se sous-estimer. Elles sont petites, mais il y a de la place pour elles. Elles ont un niveau de créativité très élevé, elles n’ont pas de bureaucratie, elles peuvent être rapides comme aucune grande entreprise ne pourra jamais l’être.

De votre point de vue, pensez-vous que l’Europe, en général, et le Luxembourg, en particulier, ont encore une place d’avenir dans l’économie mondiale, et avec les nouveaux équilibres qui se dessinent? Au Luxembourg, certains craignent que la petite taille du pays soit un handicap…

«Le Luxembourg est un petit pays, oui… Mais vu de la Chine, pensez-vous que le Luxembourg soit tellement plus petit que la Belgique ou les Pays-Bas? Et pour chacun d’entre eux, je pense qu’il n’y a qu’une approche possible: assumer! Vous êtes petit, et alors? C’est comme ça, c’est un fait. Ensuite, tirez-en les conséquences. En étant plus petit, on a des moyens plus limités. D’accord. Cela veut-il dire qu’il faut tout faire soi-même? Ne peut-on pas réfléchir et viser une spécialisation, quitte à ne faire qu’un tiers de ce que l’on faisait auparavant mais le faire bien, mieux que n’importe qui d’autre au monde? C’est simplement de la stratégie de différenciation.

Croyez-vous que Singapour soit tellement plus grand que le Luxembourg? On peut multiplier les exemples de petits pays qui ont une stratégie nationale clairement articulée: le Danemark, l’Autriche, la Slovénie… Le compteur a démarré, ils ont des leaders, ils font et ils avancent. Il n’y a pas de raison qu’un petit pays, qu’une petite collectivité ne puisse pas se positionner de manière pertinente et efficace dans l’économie mondiale.

Ceci posé, il faut avoir le sens de l’urgence pour être créatif et bien réagir. Je pense que d’une certaine manière, en Occident, nous sommes devenus trop bien portants, quoi que l’on en pense, pour être créatifs sur un plan collectif. Nous devons nous réveiller face à des pays qui, eux, en ‘veulent’ plus.

Je pense également que le secteur privé doit être le moteur du changement. Les gouvernements n’ont plus d’argent et leur autonomie législative va en se réduisant. Dans de plus en plus de pays, le savoir, la recherche sont pris en charge par le secteur privé. Le gouvernement a toujours son rôle à jouer: c’est à lui d’orchestrer le développement. Mais le fait est que les gouvernements doivent prendre conscience que le secteur privé peut les aider.

Fin janvier 2009, le président Obama a rencontré des dirigeants d’entreprise pour parler de la crise, pour parler avec eux des solutions, pour réfléchir à une manière intelligente de répartir les rôles et les responsabilités. Les gouvernements sont face à un problème inédit par son ampleur et sa complexité. Ils n’ont plus les moyens de tout résoudre seuls. Ils doivent associer le secteur privé à leurs réflexions, pour une simple raison: c’est en travaillant ensemble que l’on réussira à résoudre les problèmes.»

 

Biographie - Harry Van Dorenmalen

Harry Van Dorenmalen est le président d’IBM Europe. Il cumule ce rôle avec celui de general country manager pour IBM Pays-Bas. Il a démarré sa carrière à IBM il y a 23 ans, après avoir obtenu son diplôme de gestion des affaires à l’université de Delft, aux Pays-Bas. «Mon père m’avait mon­tré une publicité pour IBM… Je me suis dit que je devais présenter ma candi­dature… Au début, j’ai été refusé… Mais après une discussion avec le manager du centre de calcul, j’ai été engagé comme programmeur. Cette période m’a été très profitable; j’y ai appris à travailler rapidement et efficacement, à analyser et à prendre des décisions dans un environnement très concret.» Cette embauche a inauguré une longue période au laboratoire international d’Uithoorn, pendant laquelle il a participé à de nombreux projets. Il a ensuite été le directeur  général pour les comptes Royal Philips Electronics aux Pays-Bas, un des clients les plus importants d’IBM. Il est ensuite devenu vice-président, en charge du secteur industriel pour le secteur EMEA, allant du secteur automobile à celui de l’électronique. Cette fidélité à IBM et à l’Europe ne l’empêche pas de reconnaître que s’il commençait sa carrière aujourd’hui, il pourrait prendre d’autres décisions: «Si j’étais plus jeune que je ne le suis, je crois qu’une des premières questions que je me poserais serait de décider si je vais aller travailler en Asie ou pas!»