Jean-Luc Putz, juge au tribunal d’arrondissement de Luxembourg, souligne les écueils d’une affaire de harcèlement sexuel portée devant la justice. (Photo: Nader Ghavami)

Jean-Luc Putz, juge au tribunal d’arrondissement de Luxembourg, souligne les écueils d’une affaire de harcèlement sexuel portée devant la justice. (Photo: Nader Ghavami)

De #metoo à #balancetonporc, les témoignages de femmes ayant subi des situations de harcèlement sexuel ont inondé les réseaux sociaux à l’automne, s’engouffrant dans la porte ouverte aux États-Unis par le déballage d’accusations à l’encontre du producteur hollywoodien à succès Harvey Weinstein.

Un séisme qui a eu le mérite de lever partiellement et peut-être temporairement le voile sur l’ampleur d’un phénomène souvent passé sous silence, en premier lieu par des victimes prises entre la difficulté de parler et celle de faire reconnaître leur statut.

Et ce au Luxembourg comme ailleurs – voire plus. En témoigne la réponse du ministre de la Justice, Félix Braz, à la question de la députée Nancy Arendt concernant d’éventuelles améliorations législatives destinées à prendre en compte un phénomène sous-estimé.

Des statistiques lacunaires

Les chiffres communiqués par la police grand-ducale renvoient aux infractions en matière d’atteinte aux mœurs, comme le viol ou l’attentat à la pudeur. Félix Braz évoque ainsi 385 infractions d’atteinte aux mœurs de janvier à octobre 2017, contre 420 sur la même période de 2016. Une tendance à la baisse, en apparence.

Comme dans d’autres domaines au Luxembourg, les statistiques sont malheureusement difficiles à extraire concernant le harcèlement sexuel sur le lieu de travail, qui ne fait pas l’objet d’une infraction pénale propre. La police grand-ducale ne comptabilise pas non plus les cas recensés dans une catégorie particulière.

Quant à l’Inspection du travail et des mines, dont l’une des missions est de recevoir les signalements de harcèlement sur le lieu de travail et de les transmettre aux forces de l’ordre, elle a enregistré en 2016 sept demandes de renseignements et aucune plainte, et 11 demandes de renseignements en 2017 et aucune plainte, selon le ministre de la Justice. Interrogée par Paperjam en octobre dernier, l’ITM avait indiqué qu’elle ne «disposait pas de statistiques sur la question» puisqu’elle ne faisait que «mettre les personnes en relation avec la police».

Le harcèlement est difficile à prouver parce qu’il se produit souvent lorsque les personnes sont seules.

Monique Breisch, directrice de Mobbing asbl

«Les femmes n’osent pas parler de harcèlement sexuel», commente Monique Breisch, directrice de Mobbing asbl. «Elles viennent souvent nous voir pour un harcèlement moral au travail et c’est en discutant que nous nous rendons compte qu’il s’agit d’un harcèlement sexuel. Nous leur proposons alors d’aller à la police pour porter plainte, mais la police leur dit que cela ne vaut pas la peine puisqu’il n’y a pas de preuve.»

Il faut dire que le harcèlement sexuel au travail atteint encore plus profondément les victimes que si les faits se produisaient dans la rue. «Elles ont peur de perdre leur emploi», souligne Mme Breisch. «Et le harcèlement est difficile à prouver parce qu’il se produit souvent lorsque les personnes sont seules. Il arrive aussi que des collègues qui les soutenaient ne soient plus là pour témoigner lorsque l’affaire comparaît en justice, par exemple parce qu’ils ont changé de travail ou de pays.»

Mobbing asbl réoriente systématiquement ces personnes vers le Service d’aide aux victimes, où elles pourront bénéficier d’un soutien psychologique.

Cela commence souvent par une blague ou un commentaire sexiste.

Terry Conter, psychologue au Service d’aide aux victimes

«Les victimes se manifestent souvent tard, lorsque l’infraction pénale, une agression sexuelle par exemple, a déjà eu lieu», indique Terry Conter, psychologue au Service d’aide aux victimes. «Cela commence souvent par une blague ou un commentaire sexiste. La personne ne réagit pas tout de suite. Cela dépend aussi des personnes: certaines supportent bien les blagues et d’autres se sentent offensées ou intimidées. Dans le deuxième cas, il faut le dire.»

Devant la difficulté de prouver une situation de harcèlement sexuel au travail, le Service d’aide aux victimes conseille d’en parler à son entourage, de collecter des preuves. «Par exemple noter dans un journal ce qui a été dit ou fait à telle date, avec des témoins», conseille Terry Conter.

«Les victimes d’actes sexuels se manifestent souvent tardivement en raison du choc et de la culpabilité», note Jean-Luc Putz, juge à la 18e Chambre du tribunal d’arrondissement de Luxembourg et auteur de l’ouvrage «Harcèlement moral et sexuel» (2011), abordant ces infractions dans le droit luxembourgeois. «C’est souvent fatal pour le dossier, car cela rend impossible d’avancer des preuves scientifiques et cela met en doute le sérieux de la victime. Il faut pouvoir retrouver l’enregistrement de la caméra le cas échéant, identifier les potentiels témoins.»

Il ne faut pas faire de la justice un moteur à vérité.

Jean-Luc Putz, juge au tribunal d’arrondissement de Luxembourg

La victime doit aussi se préparer à un parcours du combattant dans le cadre du travail. «C’est rarissime que la personne soit encore en poste lorsqu’elle saisit le tribunal du travail», note M. Putz. Et les collègues qui souhaiteraient témoigner risquent aussi leur place. «Le Code du travail protège un salarié qui a dénoncé de bonne foi ou témoigné en faveur d’une victime, mais en pratique l’employeur va trouver autre chose pour le licencier. Et même si la loi prévoit un allègement de la charge de la preuve, dans la réalité, il est très dur de rapporter des faits de harcèlement sexuel.»

La situation n’est d’ailleurs pas plus confortable pour l’employeur qui voit un cas de harcèlement signalé dans son entreprise. «Il doit faire son enquête avant d’accepter ou de rejeter une plainte, car en cas de sanction, il doit pouvoir prouver qu’il avait raison», souligne M. Putz. Avec des moyens limités puisqu’il ne peut surveiller les courriels ou installer des caméras partout.

«Il ne faut pas faire de la justice un moteur à vérité», avertit le juge. «Le droit n’a pas réponse à tout.» Le ministre de la Justice estime de son côté qu’il «n’est pas nécessaire de créer une nouvelle infraction pénale» pour le harcèlement sexuel.