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Officiellement constituée le 1er mars 1985 sous le nom de Société Européenne de Satellites, SES n’aurait sans doute jamais vu le jour sans la volonté politique, voire l’acharnement des anciens Premiers ministres Pierre Werner et Jacques Santer. Ni même sans la détermination d’un expert américain, Clay Whitehead, dont le travail préparatoire pendant plus d’un an mit la société sur sa rampe de lancement.

Au début des années 80, les relations entre la France, alliée à l’Allemagne, et le Luxembourg étaient (déjà…) pour le moins tendues autour de ce qui fut appelé la «guerre des satellites». D’un côté, il y avait le programme TDF/TVSat, piloté par Aerospatiale et MBB (que l’on retrouvera, plus tard, dans la création de l’actuelle EADS). De l’autre, le Grand-Duché planchait sur le programme LuxSat, via la CLT (Compagnie Luxembourgeoise de Télédiffusion), en possession d’une exclusivité de négociation pour l’utilisation des fréquences satellitaires appartenant à l’Etat.

Mais le groupe français Havas, l’un des actionnaires principaux de la CLT, ne voyait pas d’un très bon œil la possibilité qu’aurait le Luxembourg de pouvoir lancer des chaînes commerciales. «Le paysage audiovisuel français s’est largement ouvert après l’arrivée au pouvoir, en 1981, du gouvernement socialiste en France. Et le Premier ministre luxembourgeois Pierre Werner fut déçu et frustré du sort réservé alors à la CLT pendant que Robert Maxwell (l’un des partenaires de Francis Bouygues dans la privatisation de TF1, ndlr.) et Silvio Berlusconi (qui avait créé la Cinq, ndlr.) gagnaient le gros lot», se souvient Mario Hirsch, qui était, à l’époque, journaliste au d’Land, et qui fut plus tard proche conseiller de Clay Whitehead.

Aussi Pierre Werner, fermement convaincu du formidable potentiel que représentait le satellite, décida-t-il d’envisager une autre voie et activa son réseau d’ambassadeurs aux quatre coins du monde. C’est aux Etats-Unis que le contact décisif fut pris. L’épouse de l’ambassadeur Adrien Meisch se trouve être Candace Johnson, fille d’un général de l’armée américaine impliqué dans le programme de satellites militaires. L’officier servit d’intermédiaire entre le Premier ministre luxembourgeois et ce fameux M. Whitehead, directeur général de Hugues Communications (le numéro un mondial dans la construction de satellites), qui s’était illustré quelques années auparavant, en tant que conseiller du président Richard Nixon, en lançant la dérégulation du marché américain des télécoms.

Satellite Coca-Cola

En 1983, la clause d’exclusivité de négociation de la CLT arriva à terme sans que la société ne présente un quelconque projet concret. Pierre Werner changea alors de cap et signa, en août 1983, un accord similaire avec M. Whitehead, venu avec le projet baptisé GDL-Coronet, que Mario Hirsch qualifie de «révolutionnaire» pour l’époque. «Il se basait sur des satellites consommant quatre fois moins de puissance que les engins TDF, avec une durée de vie de deux à trois fois plus grande et proposant quatre fois plus de capacité de transmission!»

L’Américain eut alors une année pour boucler le tour de table et présenter un projet industriellement viable. A ses côtés se trouvaient Candace Johnson, Ferdinand Kayser (qui est aujourd’hui le président et CEO de SES Astra) et Carlo Rock, fraîchement diplômé d’études de communication et de marketing et qui avait rédigé un mémoire sur… la CLT et LuxSat. Mario Hirsch les rejoignit à la fin de l’année 1983. Le problème est que M. Whitehead fut bien vite soupçonné à la fois de vouloir faire en Europe ce qu’il avait déjà fait aux Etats-Unis dans le domaine de la déréglementation des télécoms, et de servir de cheval de Troie au cœur de l’Europe pour aider à l’invasion de la culture américaine. Louis Mexandeau, le ministre français des PTT, utilisa alors l’image de «satellite Coca-Cola» et organisa la «résistance» contre l’invasion yankee…

La forte connotation américaine du projet constitua, de fait, un frein à son développement, bon nombre d’investisseurs européens étant réticents à monter à bord de Coronet. La survie même de la société fut souvent remise en cause. «Pendant six à huit mois, le projet a été enterré trois fois, se rappelle Carlo Rock. HBO, qui était un des actionnaires de base du projet, remettait régulièrement un peu d’argent et ça suffisait pour repartir. J’ai reçu, à cette époque, trois lettres de licenciement différentes. J’en ai déchiré deux.»

Au fur et à mesure qu’approchait la première date anniversaire de la concession, si les aspects techniques (réservation des fréquences) et logistiques (contact avec les lanceurs, notamment Arianespace) avançaient, c’était moins le cas du volet politique et financier. «Le Luxembourg ne savait pas comment se défendre contre les agressions verbales, souvent faites en public, venant généralement de France et d’Allemagne, explique Mario Hirsch. Cette hostilité avait une influence sur les investisseurs potentiels. C’était le tendon d’Achille du projet. Dans le climat qui régnait à l’époque, il était difficile, pour un grand investisseur, financier ou opérateur, de sauter le pas et de prendre une participation à un projet autant contesté et combattu.»

Pour ne rien arranger, les élections législatives de juin 1984 changèrent la donne au Luxembourg. Le LSAP, farouche opposant au projet Coronet, lui préférant un accord avec les Français, prit la place du DP comme parti junior de la coalition avec le CSV. Pierre Werner, lui, passa le flambeau à Jacques Santer, «qui n’était sans doute pas aussi enthousiaste que lui pour ce projet», note Mario Hirsch. Pour couronner le tout, les investisseurs publics clés, SNCI et BCEE, annoncèrent quelques jours avant ces élections, qu’ils n’investiraient pas non plus dans Coronet. Un refus qui sonna comme le glas des espoirs de Clay Whitehead, même si ce dernier continua de se démener, même au-delà de la date butoir d’août 1984.

Lancement en deux temps

Mais Jacques Santer n’abandonna pas la partie pour autant et apporta son soutien à la création de ce qui sera la SES, en convaincant les principaux investisseurs institutionnels luxembourgeois d’en faire autant. L’article historique «La souris qui rugit», écrit quelques années plus tard par la SES, évoque même une réunion de crise à son domicile, un dimanche, pour redonner un coup de fouet au projet, en reprenant les avancées déjà concrétisées par Coronet.

Un projet qui devint donc réalité le 1er mars 1985, lorsque la société fut officiellement constituée. «Le premier tour de table devait être de 60 millions de francs (1,5 million d’euros, ndlr.) et concernait une douzaine d’actionnaires dans lesquels on retrouve SNCI, BCEE, la Dresdner Bank, la Deutsche Bank ou encore le groupe Kinnevik de Jan Stenbeck. Le projet Coronet leur avait déjà été présenté, mais ils avaient tous décliné pour diverses raisons. En européanisant ce projet, on était en tous les cas parvenus à calmer quelque peu les Français et les Allemands, se souvient Carlo Rock qui, après «l’aventure» Coronet, rejoignit SES et en fut, dans les premiers temps, secrétaire du conseil d’administration. Ce fut une école incroyable. Chaque vendredi, pendant des mois, les réunions démarraient à 14 heures et se finissaient souvent très tard.… Il fallait convaincre les gens, faire avancer le projet, évaluer les différentes hypothèses. Tout le gratin de la finance du Luxembourg y était présent. Je pense que nous avons dû faire une dizaine d’augmentations de capital.»

La société était donc sur pied. Il ne lui manquait plus qu’un satellite en orbite… Et en attendant, la survie financière de la société fut, en grande partie, assurée par la loi du 31 janvier 1986 autorisant le gouvernement à accorder, jusqu’au 31 décembre 1988, une garantie de l’Etat à la SES pour un montant maximal de 3,5 milliards de francs (86 millions d’euros).

Soumis aux caprices du programme d’Arianespace, le lancement du premier satellite Astra 1A fut longtemps retardé et ce n’est qu’en janvier 1988 que la date de lancement depuis le site de Kourou fut officialisée pour… la fin de cette même année. Le 9 décembre, une première tentative fut avortée à six secondes du terme, alors que tout le gratin luxembourgeois avait été convié à une grande soirée publique à la Villa Louvigny pour assister à la retransmission en direct de l’événement. Le lendemain, en dépit d’autres sautes d’humeur du compte à rebours, la fusée Ariane emmena enfin sa précieuse cargaison vers son orbite géostationnaire à 36.000 km du plancher des vaches. Un échec aurait signé la mort de la SES. Ce premier succès lui ouvrit définitivement les portes de la renommée et fit gagner au Luxembourg cette «guerre des satellites».

Et Clay Whitehead, dans tout ça? «Pour lui faire passer la pilule de s’être un peu débarrassé de lui, il lui fut attribué des parts de fondateurs de SES», rappelle Mario Hirsch. Un contentieux financier surgit quelques années plus tard lorsque SES décida de suspendre le paiement des dividendes attribués à M. Whitehead, arguant du non-respect d’une cause de non-concurrence. L’affaire aboutit finalement en février 2003 lorsque la cour d’appel du Luxembourg condamna SES à payer quelque 30 millions d’euros (une somme qui avait été provisionnée) pour le paiement des dividendes pour les années 1992 à 2001. Une manne dont l’intéressé ne put profiter bien longtemps, puisqu’il décéda en juillet 2008, rejoignant au firmament la flotte de satellites qu’il a, d’une certaine façon, largement contribué à mettre en orbite.