Le restaurant à l'étage du complexe cinématographique avait dû fermer boutique. (Photo: Jessica Theis)

Le restaurant à l'étage du complexe cinématographique avait dû fermer boutique. (Photo: Jessica Theis)

U n ancien banquier de la Spuerkeess qui ramassait la caisse des trois restaurants branchés dans lesquels il était associé, y puisait des fonds comme si c’était sa tirelire personnelle, ne payait pas toujours les employés, mais se faisait financer une Porsche… Le directeur médical faisait travailler ses enfants au noir dans les restaurants ou leur payait des salaires fictifs d’éducateurs dans des crèches privées. Ces deux notables étaient dans le business. La 13e Chambre correctionnelle les a condamnés le 13 mars dernier à respectivement 24 et 12 mois de prison avec sursis (ils encouraient cinq ans) pour banqueroutes frauduleuses et abus de biens sociaux. Une affaire qui a fait beaucoup de dégâts collatéraux dans la bonne société luxembourgeoise. Les 70 pages de jugement se lisent comme un roman noir, entre establishment, argent facile et clientélisme.

Who’s who et affaires de famille

C’est un petit empire commercial qu’avaient constitué, en marge de leur activité professionnelle principale, François May, 64 ans (ex-conseiller général de la BCEE) et Claude Bollendorff, 61 ans (qui a dirigé jusqu’à récemment l’Association pour la santé au travail du secteur financier). Au début des années 2000, ils avaient ouvert – sans apparaître officiellement dans les statuts, mais ils ont été déclarés dirigeants de fait – plusieurs crèches ainsi que trois restaurants. En moins de deux ans, les caisses étaient vides, les salariés, les charges sociales et les fournisseurs impayés. L’enquête judiciaire qui les a menés devant un tribunal correctionnel fut «laborieuse», ont reconnu les juges. «On a tout fait pour les soustraire à la justice», admet un proche du dossier. Le procès des deux hommes n’a pas dit quel fut le degré de proximité qu’ils entretenaient avec le pouvoir. Ils y avaient en tout cas des entrées. Il est certain que la longueur de la procédure a pesé à leur avantage dans les sanctions qui leur ont été infligées. À l’heure de boucler cet article, le jugement n’avait pas été frappé d’appel.

Le business des crèches, ça ne s’improvise pas. Les quatre qui avaient été ouvertes par les prévenus (ils se cachaient derrière des membres de leur famille et des sociétés offshore) n’étaient remplies qu’aux deux tiers et la qualité des prestations n’atteignait pas les meilleurs standards. Quelque 120 enfants, selon la presse de l’époque, se répartissaient entre la Villa bleue à Senningerberg, la Villa lavande à Gasperich, la Villa jaune à Helmsange et Les Petits Loups à Kirchberg (qui accueillait les enfants du personnel de la Banque générale). La structuration de l’ensemble s’appuyait sur les sociétés Les Villas SA et TMSCI, pour le patrimoine immobilier, et Familienservice SA, pour la gestion des crèches. Les conseils d’administration de ces sociétés ressemblaient à un who’s who. Christian Billon, actuel secrétaire général de l’administration des biens du Grand-Duc, a siégé dans Familienservice (à peine six mois, sa démission avec effet immédiat laisse penser qu’il y avait déjà de l’eau dans le gaz) et la fiduciaire Billon & Associés (ex-PwC Experts comptables et fiscaux), qu’il dirigeait avec Gérard Becquer, avait domicilié Les Villas avant d’en dénoncer le siège. L’avocat Aloyse May, frère du principal inculpé, y avait fait aussi plus que des apparitions. L’avocate Katia Scheidecker, qui a ensuite repris le fonds de commerce de l’étude May, avec deux autres associées, apparaît aussi dans les statuts.

Les crèches fermèrent à l’été 2004, laissant les parents de 120 enfants dans l’embarras et jetant les employés dans la précarité, car certains n’avaient pas été payés. Les médias s’étaient emparés de l’affaire, relayée par la classe politique. Puis ce fut le silence radio. Les Villas SA fut laissée à l’abandon jusqu’à sa liquidation judiciaire en décembre 2008 et Familienservice fut mise en friches, après les démissions en 2004 de tous ses administrateurs, puis sa faillite à la suite des impayés de salaires (40.400 euros, selon le jugement du 13 mars).

Dans l’affaire des crèches, MM. May et Bollendorff avaient été renvoyés en octobre 2011 devant le tribunal correctionnel du fait d’abus de biens sociaux et de banqueroute simple. Bien qu’ils l’aient longtemps contesté et se soient renvoyé la patate chaude, ils ont été les dirigeants de fait de Familienservice. Le parquet reprochait aux prévenus d’avoir omis de faire aveu de cessation de paiement entre juin et septembre 2004. May avait ouvert les comptes à la BGL en juin 2001 et y avait procuration. La banque avait ouvert une ligne de crédit de 50.000 euros, mais en juin 2004, elle adressa à la société une mise en demeure pour régulariser un solde débiteur de près de 92.000 euros. La BGL coupera le robinet peu de temps après, ce qui précipita la fermeture des crèches. Bollendorff s’occupait de la comptabilité, après que la comptable, auditionnée par la police, eut jeté l’éponge (des suites d’une mésentente avec les actionnaires et d’honoraires impayés). Selon le jugement, Claude Bollendorff s’est servi de son frère comme «homme de paille» de Familien­service. Il y figurait comme administrateur délégué mais, devant les enquêteurs, il déclarera n’avoir jamais assisté à une assemblée générale et même ignorer le nom de la société. Les deux fils de Claude Bollendorff touchèrent pour leur part pendant près d’un an – entre juin 2003 et mai 2004 – des salaires confortables sans aucune contrepartie. L’abus de biens sociaux a donc été retenu par les juges contre May et Bollendorff, en plus de la banqueroute simple. Familienservice a laissé un passif de 226.100 euros pour un actif d’à peine 7.000 euros, selon le témoignage de sa liquidatrice, Evelyne Korn.

À côté des crèches, le banquier et le médecin-chef avaient aussi investi dans trois restaurants: un premier, sous l’enseigne initiale de Spaghetteria, au 1er étage du complexe Utopolis Kirchberg, un deuxième à Esch-sur-Alzette, rue du Brill, et un troisième rue Notre-Dame au cœur de la Ville de Luxembourg.

L’exploitation de Spaghetteria était assurée par la société Food Factory, constituée en février 2003. On y retrouve François May et Claude Bollendorff à travers d’autres sociétés de participations, ainsi qu’un troisième homme, Égide Thein, qui apparaît plutôt comme une victime et qui s’est d’ailleurs constitué partie civile dans le procès. Un an et demi plus tard, en novembre 2004, les huissiers débarquent au Kirchberg à la demande du Centre commun de la sécurité sociale, qui réclame des arriérés de cotisations de 53.000 euros. Food Factory est déclarée en faillite le 20 décembre, un curateur est nommé, l’avocat João Nuno Pereira, partie civile dans le procès. Selon le livre des comptes retrouvé par le liquidateur, le passif de 663.000 euros ne se justifiait pas dans l’intérêt social de Food Factory. Des montants qui, selon le jugement, n’étaient pas en relation avec l’objet de la société et qui ont profité «aux dirigeants de fait eux-mêmes où à des membres de leur famille, connaissances ou amis».

Tournée des caisses en Porsche

Selon le témoignage d’un des gérants techniques du restaurant, May et Bollendorff venaient vider les caisses le matin, mettant l’argent et les chèques repas «dans un attaché-case noir». Les deux hommes avaient aussi les clefs du coffre-fort. Sur le compte ouvert à la banque, chaque associé était habilité à effectuer des mouvements au prorata de ses participations dans la société.

Après le passage de l’huissier en novembre 2004, Food Factory vend pour 50.000 euros – il en valait dix fois plus – son fonds de commerce à un cousin de François May. Le restaurant est exploité par une autre société, Spaghetteria Factory sàrl, et le personnel est remplacé, ainsi que le gérant. Les enquêteurs ont retrouvé un courrier du 29 juillet 2004 rédigé par François May et adressé au dirigeant de la société Experta (filiale de la Bil), Jean Bodoni. «François May a tenté de chercher une solution au gel des lignes de crédit de la société Food Factory. Il a proposé ‘pour des raisons stratégiques et plus particulièrement de discrétion’ de constituer une SA qui reprendrait les dettes et les créances de la société », souligne le jugement.

Les comptes bancaires étaient tous dans le rouge: -36.400 euros à la Raiffeisen. Dexia Bil avait déclaré une créance de 343.000 euros (la banque avait gelé les comptes en juillet-août 2004) et Eurolease, 141.000 euros. Des contrats de leasing pour trois véhicules de tourisme avaient été signés: une Porsche, conduite exclusivement par François May (notamment pour faire la tournée des caisses), dont les mensualités s’élevaient à 2.200 euros; une Audi Break conduite par l’épouse de May et une Smart Roadster pilotée par un des fils de Claude Bollendorff (qui a travaillé officiellement deux mois dans le restaurant comme garçon de salle, puis DJ).

Il faudra, par ailleurs, attendre plusieurs rappels du curateur de la première faillite de Food Factory pour que le cousin de François May paie les 50.000 euros du fonds de commerce. Le chiffre d’affaires mensuel moyen du restaurant dépassait les 102.000 euros. Une partie des chèques repas de la caisse sera réutilisée à des fins personnelles (près de 50.000 euros). Les dirigeants de fait picoreront dans les comptes bancaires, 3.000 euros par-ci, 10.000 et 24.500 par-là, 60.000 pour donner au cousin. May, pour sa défense, indiquera que les montants n’ont pas été prélevés à titre privé, mais qu’il s’agissait de contrats de prêts documentés… dont il avait perdu les originaux, volés avec son coffre-fort. Les juges n’y ont pas cru. L’infraction de banqueroute frauduleuse a été retenue contre lui et son comparse.

L’histoire s’est répétée à Esch, à la Toscana, restaurant ouvert en février 2003. L’huissier viendra réclamer plus de 15.000 euros d’impayés de cotisations sociales en novembre 2004 et la faillite sera prononcée un mois plus tard, en décembre.

Dans l’urgence, François May avait fait intervenir son frère avocat pour tenter de vendre 150.000 euros le fonds de commerce du restaurant. Le repreneur avait signé une convention mais quelques heures avant la remise des clefs, il se rendit compte que le mobilier du restaurant, pourtant dans l’inventaire, avait disparu. Il n’appartenait pas à la société exploitante. Le candidat à la reprise a assigné May et Bollendorff devant un tribunal civil et obtenu gain de cause.

Retards manifestes

Une seconde tentative a eu lieu au printemps 2004. Marc Hobscheit, qui exploite déjà plusieurs enseignes à Luxembourg, approché d’abord pour le rachat du restaurant (ce qu’il refuse), accepta de le gérer. L’homme raconta toutefois aux policiers que, vite, il se rendit compte de soucis: factures aux fournisseurs atteignant 200.000 euros, compte courant dans le rouge de 100.000 euros, loyer impayé depuis trois mois, sans compter les employés qui attendent leur salaire du mois précédent et ceux qui ont assigné le restaurant pour licenciement abusif. Le 30 avril 2004, le restaurant fermait et le tableau des créances (présenté lors du procès) affichait une ardoise de près de 500.000 euros, dont 247.000 de créances de la Bil. Selon les enquêteurs, des prélèvements de 165.000 euros étaient étrangers à l’intérêt social de l’entreprise, mais des remboursements avaient été effectués de sorte que la perte avait été limitée à environ 85.000 euros.

Le troisième restaurant fut exploité par Geromlux à partir de février 2003, rue Notre-Dame, d’abord sous le nom de la chaîne BICE (une franchise qui coûtait 80.000 euros par an), puis de Signora d’Oro. L’affaire semblait bien marcher, le chiffre d’affaires tournait entre 200.000 et 250.000 euros par mois. Mais six mois après l’ouverture, un des partenaires de May et Bollendorff se rend compte que les fournisseurs et les employés restent impayés. La dette de la sécurité sociale s’élève à123.000 euros, celle de l’Administration de l’enregistrement à 16.000 euros. Les créanciers déclarent un montant de 1,233 million d’euros.

L’enquête montre que les deux prévenus ont mélangé les comptes d’un restaurant à l’autre et ont puisé dans la caisse: plus de 30.000 euros à leur profit personnel, 65.800 euros en faveur de personnes physiques et morales de leur entourage. Le tribunal parle de «détournements» et de «mauvaise foi» des prévenus, dont le procès devait se tenir en octobre 2012 mais qui ont chaque fois décommandé en présentant des certificats de maladie. Le procès s’est tenu dans la discrétion entre le 5 et le 14 février 2014.

Dans leur décision du 13 mars, les juges ont pointé les anomalies de la procédure, notamment ses délais trop longs: «Il y a eu des périodes d’inaction avec des retards manifestes qui ne s’expliquent pas par le comportement des prévenus et qui sont excessives et dépassent le délai raisonnable dans lequel les prévenus avaient droit à voir leur cause entendue.» Il est vrai qu’une première plainte d’un des ex-associés de May et Bollendorff remonte au 31 octobre 2005. Le premier rapport de l’enquêteur de la PJ date de janvier 2008 et les ordonnances de renvoi devant un tribunal correctionnel sont intervenues en octobre et novembre 2011. Les premières convocations adressées aux prévenus pour comparaître remontent à octobre 2012… «Eu égard à l’ancienneté des faits, il convient donc d’alléger la peine à prononcer contre les prévenus, alors qu’ils ont dû accepter l’incertitude quant au sort de l’action publique pendant une période prolongée», note le jugement.