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Le regard est toujours aussi brillant, l'esprit vif et le sourire espiègle. Gaston Thorn a tout de l'aïeul idéal, celui devant qui on aimerait rester des heures, le soir, à la veillée, à l'écouter raconter de belles histoires. 

Celles d'une vie bien remplie, qui l'a porté largement au-delà des frontières exiguës du Grand-Duché.

À 73 ans, qu'il a eus le 3 septembre dernier, il pourrait revendiquer une paisible retraite bien méritée. "Mais je suis un peu comme un cycliste: si je ne pédale pas, je tombe. C'est un peu prétentieux d'user de cette formule, mais c'est vraiment ça. Je n'ai jamais su être oisif, il me fallait toujours faire quelque chose. Peut-être mal le faire, mais faire quelque chose tout de même. Je ne comprends pas les gens qui disent s'ennuyer dans la vie. Il y a encore mille choses que j'aimerais faire, même si tout le monde pourrait prétendre, sans doute avec raison, que je pourrais d'abord mieux faire ce que je fais déjà".

Du haut de son bureau de président de la CLT, cette institution où le T pourrait très bien correspondre à la première lettre de son nom, tant il y a donné du temps et de l'énergie, Gaston Thorn jouit d'une splendide vue panoramique. De là, il a aussi pu voir s'écouler cette année 2001, la première du siècle, qu'il entame, presque discrètement, après avoir pourtant tellement marqué de son empreinte le précédent.

Et c'est vers d'autres personnes que vont instantanément ses pensées lorsqu'il évoque les douze derniers mois écoulés: la famille grand-ducale, à l'occasion de l'accession au trône du Grand-Duc Henri et de la Grande-Duchesse Maria-Teresa. "Ca compte beaucoup, surtout pour des gens de ma génération. Il n'y a pas seulement le départ du Grand-Duc Jean et de la Grande-Duchesse Joséphine-Charlotte, il y a aussi le style et le genre de vie des souverains qui changent. Il y a cette nouvelle impulsion qu'ont donnée, délibérément, leurs héritiers, et qui plaît beaucoup aux gens en ce moment: c'est vraiment un  changement essentiel'.

L'allégresse de joyeuse entrée du couple grand-ducal résonne encore sûrement dans ses oreilles, avec certainement plus de légèreté et de bonne humeur que d'autres mots, écrits ou prononcés, qui ont eu le don, eux, de plutôt l'exaspérer. Comme l'annonce d'un objectif de 750.000 habitants pour le Luxembourg d'ici à la fin de la première moitié de ce siècle. "Ca me rend furieux de lire et d'entendre ça, mais j'espère être capable de me réfugier dans le sourire à partir de maintenant. Le propos est aberrant, et certains vont beaucoup  et même trop loin, en avançant le chiffre d'un million et demi. Il y en a qui délirent en parlant de trois millions! Pourquoi pas plus? Je me demande quand on va avaler la Russie'"

Le constat de Gaston Thorn est impitoyable: certains auraient tendance à se comporter comme ce qu'il nomme des " gerne gross", ces tout petits qui se voient tout grands, ces grenouilles qui veulent se faire aussi gros que des b'ufs. "C'est ça qui me fait mal, et j'ai peur pour la grenouille" observe-t-il, en cherchant les motivations profondes de cette volonté d'aller vers un avant démesuré. "Nous avons longtemps été quelque 300.000, qui n'étaient même pas tous luxembourgeois. Nous étions bien, nous étions heureux suivant l'adage 'small is beautiful'. Nous avons construit cette richesse qui est la nôtre et       sur laquelle on vit. Je ne sais pas pourquoi on doit  ? ?  arriver à ces 750.000. Serait-ce parce que nos recettes sont trop élevées? Serait-ce parce que nous n'avons pas voulu cotiser suffisamment à temps en capitalisant pour nos retraites? Serait-ce parce que beaucoup de Luxembourgeois sont trop égoïstes ou trop paresseux, même pour faire des enfants? Je ne sais pas? mais il faut bien qu'il y ait une explication'.

Et une fois cette explication trouvée, qui puisse trouver grâce aux yeux de Gaston Thorn, la concrétisation de la chose est encore un autre aspect loin d'être évident. A commencer par le fait immuable que le bassin de population outre-frontière n'est pas extensible à l'infini.

"Où va-t-on donc prendre ces gens-là? Bientôt, il faudra penser à les chercher et faire appel à des 'négriers de col blanc'. On leur offre des emplois, certes, mais encore faut-il savoir les garder! N'oublions pas que ces emplois devront être apportés dans le secteur des banques, de la sidérurgie ou des médias, mais que là, nous n'avons  plus grand chose à dire, puisque les principaux centres de décision sont désormais à l'étranger. Qui  garantira donc ces emplois? Et une fois que ces gens seront là, qui nous dit qu'ils resteront? Au premier gros coup de froid économique sur le pays,  ou pour peu que ça aille un peu mieux là d'où ils viennent, ils y retourneront.

Lorsqu'une économie dépend aux quatre cinquièmes d'une main d'oeuvre étrangère, si celle-là part, c'est la lourde chute assurée. Est-ce qu'il arrive encore aux hommes politiques, et même aux autres, de réfléchir? J'ai  récemment été sidéré d'entendre M. Juncker, un homme dont l'intelligence, à mes yeux, ne faisait  pas l'ombre d'un doute, dire dans une récente réunion de la Grande Région: 'Nous sommes 11,2 millions, ce qui représente une  vraie puissance économique'. J'espère tout de même qu'il n'y croit pas? Je crois à l'Europe des régions, mais une région qui ne sera qu'une partie d'un pays ne saura jamais être un concurrent valable contre une nation, contre un pays?.

Cette délocalisation, hors du Luxembourg, d'un grand nombre de centres de décision, notamment bancaires, n'est pas de nature à surprendre Gaston Thorn, contrairement à ces réactions tardives suscitées ? ?  par la concrétisation de cette mondialisation qui s'affiche à la une avec tant de force. "Je ne sais pas si les gens lisent les journaux et s'ils les comprennent, ou bien si ce sont des analphabètes? On croit toujours que la mondialisation ne pose des problèmes qu'aux autres. Mais c'est le cas absolument pour tout le monde! Ce débat de la délocalisation n'est pas propre au Luxembourg. Regardez en Belgique: où sont passées les grandes banques belges? Si c'est vrai chez elles, ce le sera a fortiori pour le Luxembourg. Il est terrible de se dire qu'on n'a pas vu voir certaines personnes sortir par une porte, et puis soudainement on se dit: 'oh, mais ils sont partis'".

?LE PARTICULARISME LUXEMBOURGEOIS S'EFFILOCHE?

Pourtant, l'ancien premier ministre du pays estime que le Luxembourg avait largement les moyens financiers et autres pour essayer que cela se passe différemment, par exemple dans le secteur bancaire où, en son temps, l'idée d'un rapprochement "fort" entre la BGL et la BIL, ou la BGL et la BCEE, aurait pu donner à cette entité une réelle consistance. Mais la perspective de devoir sacrifier un tiers des emplois a laissé ce projet au fond de son carton. "Il a donc fallu que chacun prenne des alliés, et ça n'a pas tardé que chacun se fasse bouffer. Parce qu'un allié vit sa propre vie. On ne voulait pas prendre un faible, alors on a pris un fort. Et on s'est fait avaler. C'est ce qui s'est passé pour BGL ou BIL, et on n'est certainement pas au bout de nos peines. Ca vaudra pour d'autres, et on verra bien ce que cela donnera, par exemple avec la sidérurgie. Il me surprendrait fort qu'Usinor laisse à l'Arbed la liberté de décider ce qu'elle veut".

Gaston Thorn se verrait-il frapper de pessimisme aigu? "Non, ce n'est pas du tout que je veuille broyer du noir, mais je suis sidéré de constater qu'on ne se donne même pas la peine de poser les vrais problèmes, d'en discuter et surtout d'essayer de les résoudre. Il faut voir la réalité en face, se dire 'voilà ce qui nous attend, ce qui est en train de se passer' et savoir comment faire face, accompagner et préparer ce qui nous attend. Il faut se fixer un but et je ne vois pas ce but. Il ne peut pas seulement être un chiffre de 750.000. J'accepte ce chiffre à condition qu'on dise chiffre de quoi, comment et qui fera quoi. Ça devrait être grisant pour la génération actuelle de s'y mettre. Je ne sais pas si je suis aveugle, mais je ne vois rien venir".

Ainsi donc le Luxembourg voit-il se perdre petit à petit sa spécificité qui lui avait permis de devenir, au fil des ans, ce qu'il est aujourd'hui. "Qu'en reste-t-il aujourd'hui? A vrai dire pas grand-chose, si ce n'est peut-être que l'on est encore un peu plus exigeant que les autres. J'étais parmi ces hommes politiciens qui, jusqu'à M. Juncker, ont essayé de construire ce particularisme luxembourgeois, qui nous fait encore aujourd'hui le plus grand bien, mais qui est en train de s'effilocher à une rapidité? comme on ne l'a jamais vécu". La faute à qui? En grande partie aussi à cette Europe qui se dessine, mais qui ne ressemble plus aux rêves européens qu'avait pu esquisser, dans ses rêves peut-être fous, Gaston Thorn du temps de son passage au Parlement européen, puis à la tête de la Commission, au début des années 80, lorsque les Quinze n'étaient encore que Dix.

Gigantisme, harmonisation et uniformisation sont passés par là. Ambitions démesurées aussi, peut-être? L'intégration européenne est un chantier qui demande un travail de longue haleine, dont les bases ne sont pas encore forcément solides. "Je reste très conservateur dans l'approche européenne. Mais ayant dit assez de mal des utopistes en d'autres domaines, je ne voudrais pas être utopiste dans celui-ci, et je sais que mon Europe est morte. Pour moi et beaucoup d'autres !"

Son idée de départ était une intégration progressive, d'abord à l'échelle du Benelux, puis élargie aux proches voisins. "Mais avant d'intégrer la petite Europe, on a voulu intégrer jusqu'à l'Oural. Aujourd'hui, nous n'avons presque plus de troupes pour garder le palais grand-ducal, mais on va dans les Balkans et peut-être un jour en Afghanistan, pour essayer d'imposer la paix là-bas. Mais comment peut-on faire pour imposer la paix à des groupes ethniques qui s'entretuent depuis des siècles et qui semblent vouloir continuer avec le plus grand plaisir, se faisant la guerre comme nous jouons au football' Vous me direz que je suis un homme dépassé par les événements, il est vrai que je ne me retrouve plus dans ce monde. Mais je n'en suis pas encore à admettre que j'ai tort".

Dans ce contexte, que peut-il advenir du petit soliste Luxembourg dans le grand concert européen' "Je l'ai déjà dit il y a 40 ans: le Luxembourg risque fort de se diluer dans pareil magma" craint Gaston Thorn qui, s'il s'oppose farouchement à toute idée de croissance démesurée de la population au Grand-Duché, n'en a pas moins toujours plaidé pour un apport de compétences étrangères, européennes, de préférence, afin d'amener une "transition' en douceur. Mais avec, comme arrière-pensée, l'idée d'une plus grande intégration dans le tissu local. "Or, le grand malheur est que presque personne ne veut devenir luxembourgeois, à part M. André Roelants et quelques gens d'exception trop rares. C'est ça qui me gène! Quel sera alors le liant entre ces 750.000? Il n'y en aura pas! Avant, lorsque quelqu'un venait habiter à Luxembourg, il devenait luxembourgeois, parce qu'il y trouvait son compte. Aujourd'hui, dans le cadre européen, on peut avoir tous les avantages d'un Luxembourgeois sans le devenir et sans en avoir les désavantages".

?LA CRISE ACTUELLE N'EST PAS FINIE?

Alors forcément, les Luxembourgeois, les "indigènes", auraient toutes les raisons de voir cela d'un mauvais ?il et de se laisser aller à un repli identitaire qui ne serait pas nécessairement le bienvenu. "Mais c'est déjà mentalement le cas, et ça se développe chaque jour un peu plus" note M. Thorn, qui apprécie tout de même la grande retenue dont font preuve ses compatriotes. "Les Luxembourgeois sont beaucoup plus tolérants qu'on ne le pense, et heureusement! Ils courbent l'échine et acceptent beaucoup de changements. Il faudrait vraiment que ça aille très loin, trop loin pour qu'il y ait un phénomène de rejet. Ce qui, je l'espère, ne se fera jamais". ?

? Il en va de même pour la langue luxembourgeoise, sujet ô combien sensible pour certains, surtout lorsque la légitimité de cette langue est remise en question, dans un pays où français, allemand et anglais se côtoient dans un joyeux mélange que les plus optimistes qualifient de carrefour des cultures. "Ici, dans chaque chaumière, on est prié de parler quatre langues. Ce n'est pas une intégration, ça, loin s'en faut. Ce sont des langues étrangères vivant en parallèle sur le même terroir. On identifie souvent une langue maternelle en se demandant dans quelle langue on pense. Personnellement, je suis un mauvais exemple, il m'arrive de penser dans trois langues, mais je calcule en luxembourgeois".

Et il lui est aussi arrivé de froisser un bon nombre de susceptibilités en soutenant que le luxembourgeois n'était, finalement, qu'un simple dialecte. "On me dit que je suis un 'traître'? faisant allusion au référendum auquel nous ont contraint les Nazis alors qu'au contraire, notre patriotisme n'en est que plus grand! Pendant la guerre, l'occupant allemand a voulu savoir quelle était notre langue maternelle, nous avons répondu le luxembourgeois, alors que c'est faux! Le mérite est d'autant plus grand qu'il s'agissait d'un refus politique, d'un vrai acte de résistance. Mais aujourd'hui, on n'a qu'à ouvrir n'importe quel ouvrage sur les langues pour voir que le luxembourgeois n'y figure que comme dialecte,. Ah que bon le regretter, de toute façon c'est comme ça".

L'heure n'est toutefois plus aux regrets. 2001 s'en va et 2002 arrive déjà, avec son cortège d'incertitudes, même si le pays semble n'avoir souffert que modérément de la crise qui touche la planète ces derniers mois, confortablement installé sur son matelas de croissance des dernières années et de plutôt bons fondamentaux. "J'espère tout de même que l'on verra bientôt la reprise économique, mais il est incroyable de voir combien les gens perçoivent peu et mal la crise actuelle. Parce que ce n'est pas fini! Ça descend, et il ne faudrait pas que ça dure trop longtemps. Matelas ou non, il arrivera un jour où le matelas sera usé. Je crois que les meilleures années du Grand-Duché ont été les dix dernières. Je voudrais pouvoir dire que les dix prochaines seront aussi bonnes. Mais je n'aurai pas la prétention et l'effronterie de le dire. Je l'espère, mais je n'y crois pas".

Ne jamais s'arrêter, ni accepter les choses comme acquises: tel est le leitmotiv de Gaston Thorn, qui sait tout de même pertinemment que, tout petit le Luxembourg soit-il, il est en mesure d'avoir une grande influence, "à condition d'avoir raison, de savoir s'y prendre et d'aller au devant des gens. Abstenons-nous de toujours vouloir donner des leçons aux 'Grands'. Ce qui n'empêche pas de pouvoir leur dire ce qu'il faut à certains moments ! Encore faut-il le faire à bon escient, et pas inutilement, avec politesse et humilité".