Il fallait bien que cela arrive un jour. Et l’unanimité exprimée par les cinq membres du jury illustre l’évidence de la chose. En choisissant d’élever Gaston Reinesch au rang des décideurs luxembourgeois les plus influents pour l’année 2012, Jeannot Krecké et ses quatre comparses ont tout simplement consacré l’omniprésence d’un homme au cœur de l’économie luxembourgeoise.
Ce haut fonctionnaire d’État, administrateur général du ministère des Finances depuis 1995 était donc, à ce titre, potentiellement « hors-concours », selon les critères établis par le jury. Mais sa présence au sein de bon nombre de conseils d’administration d’entreprises publiques ou privées le rend, de fait, parfaitement éligible. Il en avait déjà été de même lors de la précédente édition, à l’issue de laquelle il avait été classé aux portes du Top 10, en 14e position.
La reconnaissance de cette année intervient, qui plus est, au moment où cet économiste de 54 ans, titulaire d’un master en sciences économiques de la London School of Economics, mais qui reconnaît volontiers s’être vraiment formé sur le tas, arrive à un tournant majeur de sa carrière. Au 1er janvier, il prendra en effet la direction de la Banque centrale du Luxembourg, pour un mandat de six années, s’apprêtant ainsi à écrire un nouveau chapitre dans une histoire déjà bien longue et bien riche.
Au chevet de Fortis
Pour autant, M. Reinesch n’est pas du genre à défrayer la chronique ni à chercher à attirer les feux des projecteurs, préférant les heures d’un travail qui le passionne aux heures perdues à se disperser dans des représentations publiques où il n’estime pas nécessaire de se montrer. Et peu importe si cela ne lui a pas apporté que des amis. Sans doute même aurait-il préféré ne pas être retenu dans ce Top 100 et, encore moins, à la première place. Et s’il a accepté de nous rencontrer – sans connaître, évidemment, sa position finale – c’est à la seule condition d’une discussion totalement informelle ne donnant lieu à aucune citation de sa part dans le présent article. Au cœur du siège de BGL BNP Paribas (dont il préside le conseil d’administration), au Kirchberg, où il nous a reçus fin novembre, l’échange n’en a pas moins été chaleureux. Mais derrière un sourire et un regard pleins de malice, le personnage a gardé la maîtrise des débats, coupant court à tout sujet dont il ne voulait pas parler et balayant d’un revers de la main telle ou telle « rumeur » courant à son sujet. Une profonde divergence de vues et des relations supposées très froides avec « son » ministre Luc Frieden ? Non, première nouvelle… Les turbulences au sein de Cargolux ? Rien à dire non plus sur le sujet. Pas plus que sur la dernière mouture du projet de budget 2013.
Sans doute sa nouvelle fonction lui autorisera-t-elle à davantage s’étendre sur le sujet. Il sait, d’avance, que cette fonction lui confèrera une visibilité médiatique toute autre. Car si Gaston Reinesch était, jusqu’à ce jour, incontournable dans le paysage économique luxembourgeois, il le sera encore à compter du 1er janvier 2013, sous une forme autrement plus exposée. Cela fera du reste certainement partie des grandes lignes du style de gouvernance qu’il compte imposer à la tête de l’institution du boulevard Royal. Mais là non plus, il ne sera pas possible d’en savoir plus, ses premiers commentaires et impressions sur son nouveau poste n’étant pas attendus avant qu’il en ait pris les rênes. On peut néanmoins lui faire confiance pour trouver le ton juste.
Entré au sein du ministère des Finances en 1989, il s’est occupé, en premier lieu, de dossiers fiscaux (aux côtés de Romain Bausch, alors administrateur général du ministère) et de dossiers monétaires, avec un certain Yves Mersch, auprès de qui il a travaillé sur l’élaboration du traité de Maastricht. Celui qui sera, à compter du 15 décembre 2012, nouveau membre du conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne était alors directeur du Trésor. À ce titre, M. Mersch représentait le ministre des Finances de l’époque (Jean-Claude Juncker) dans la négociation de ce traité européen qui a jeté les bases du pacte de croissance et de stabilité de l’Union européenne.
De cette « aventure », M. Reinesch a d’ailleurs tiré un livre (co écrit avec Jos Weyland, Jim Cloos et Daniel Vignes : Le traité de Maastricht, genèse, analyse, commentaires, Éditions Bruylant) En 1995, lorsque Romain Bausch décida de quitter le ministère pour prendre la tête de l’opérateur de satellites SES, c’est Gaston Reinesch qui lui succéda aux fonctions d’administrateur général. Il fut notamment en charge, jusqu’en 2004, de représenter le Luxembourg à Bruxelles dans les négociations du paquet fiscal européen. Une période qui lui valut quelques joutes mémorables avec Mario Monti, commissaire en charge du marché intérieur, des services, des douanes et de la fiscalité.
À partir de 2004, il se concentra davantage sur les participations de l’État luxembourgeois et sur la Société nationale de crédit et d’investissement (SNCI), dont il occupe la présidence depuis 2002. En tant que représentant de l’État, il a accédé à un certain nombre de conseils d’administration. Du côté bancaire, tout d’abord, il a successivement siégé à la Bil (où il fut commissaire du gouvernement), puis à la BCEE (il était vice-président) et enfin chez BGL BNP Paribas, qu’il préside depuis décembre 2008, après avoir été un des grands artisans de son sauvetage quelques semaines plus tôt.
C’était le week-end des 4 et 5 octobre, plus précisément. La déconfiture du groupe Fortis, qui s’était vertigineusement accélérée les jours précédents, amena sa filiale luxembourgeoise au bord de l’explosion. Tout ce week-end-là, jour et nuit, Jean-Claude Juncker, Luc Frieden et Jeannot Krecké pilotèrent plusieurs réunions de crise auxquelles Gaston Reinesch participa, en sa qualité d’administrateur général du ministère des Finances. Il fut alors proposé par le gouvernement, au même titre que trois autres représentants de l’État, pour figurer au sein du conseil d’administration. Mais c’est bel et bien à lui que fut confiée la présidence de ce qui est aujourd’hui encore le premier groupe bancaire du pays (et deuxième employeur privé national), fort de plus de 4.100 personnes.
Depuis, la présence de l’État dans le capital de l’ex-Fortis Luxembourg, dont il détient 34 %, fait encore débat, d’aucuns estimant qu’il n’a rien à y faire et qu’il n’est pas dans son rôle. Sauf que, a contrario, l’État n’aurait pas été dans son rôle s’il n’avait participé au sauvetage d’une banque dite systémique qui était sur le point de disparaître purement et simplement du paysage luxembourgeois. Et il est, aujourd’hui, difficile d’imaginer le cataclysme que cela aurait provoqué pour l’économie du pays tout entier. Il y a parfois des situations exceptionnelles qui nécessitent des traitements exceptionnels. Et il n’y a sans doute pas grand monde, au sein même de l’établissement, pour trouver quoi que ce soit à y redire.
L’État n’a jamais caché qu’il n’avait pas l’intention de rester éternellement actionnaire de BGL BNP Paribas qui, quatre ans après, semble avoir digéré toute cette histoire. La sortie du capital (au profit de BNP ?) n’est, désormais, plus qu’une question de temps, dans l’attente d’un contexte économique général un tant soit peu meilleur.
Mais Gaston Reinesch, en tant que représentant de l’État, c’est aussi le président (depuis 2000) du conseil d’administration de l’Entreprise des P & T où il siège depuis le changement de statut de l’administration des P & T en société publique ; et le membre des conseils de SES, d’Enovos, de la Banque européenne d’investissements ou encore de Cargolux. Et puis c’est aussi à la présidence de la SNCI qu’il n’a eu de cesse, depuis 10 ans, de soutenir le développement de l’économie nationale au travers de prises de participation et de prêts s’apparentant parfois, même, à de la microfinance. L’un des derniers gros chantiers sur lequel il a activement travaillé s’achèvera après son départ : la mise en place du Luxembourg Future Fund, dont la SNCI détient les 4/5, à hauteur de 120 millions d’euros, les 30 millions restant étant entre les mains du fonds européen d’investissement qui aura la responsabilité de sa gestion. Ce fonds, annoncé en janvier 2012 comme un outil complémentaire à ce qui existe déjà, et qui devrait être officiellement lancé début 2013, permettra des investissements dans des projets à l’étranger, mais présentant des perspectives de forte valeur ajoutée pour l’économie nationale.
À la tête de cet établissement, il aurait dû, également, et depuis longtemps, se pencher sur « la mise en place d’une gestion modernisée des participations de l’État », telle qu’annoncée dans le programme gouvernemental de… 2004. Jamais il n’en reçut le mandat. Mais il n’est pas impossible d’imaginer qu’il remettra le sujet sur le tapis depuis son fauteuil à la BCL.
Et si Gaston Reinesch va, dans les prochaines semaines, devoir démissionner de l’ensemble des mandats d’administrateur représentant de l’État qu’il détient aujourd’hui, l’influence « économique » de ce personnage un peu atypique ne faiblira certainement pas. Son caractère parfois irascible non plus, sans doute. Cela le rend à la fois craint par certains – fonctionnaires ou interlocuteurs du privé –, mais d’autant plus apprécié par d’autres, pour son intransigeance et sa rigueur, voire « son intelligence économique époustouflante », comme lui reconnaît Jeannot Krecké, président du jury de ce Top 100.