La représentation diplomatique de la Fédération de Russie loge au château de Beggen. (Photo: Luc Deflorenne)

La représentation diplomatique de la Fédération de Russie loge au château de Beggen. (Photo: Luc Deflorenne)

 

«L es Russes ont violé le droit international. Au Conseil de sécurité des Nations unies, 14 membres sur 15 partagent cet avis. À l’Assemblée générale des Nations unies, seuls 10 membres sur 193 ont voté pour la démarche russe.» Jean Asselborn, ministre luxembourgeois des Affaires étrangères, condamne fermement l’annexion de la Crimée, sous souveraineté ukrainienne, par la Russie. Étienne Schneider, ministre de l’Économie, qui devait se rendre à Moscou le 5 mars, a annulé sa mission. Elle était organisée à peine cinq jours après l’avancée des troupes russes dans la République autonome. Le gouvernement n’accepte donc pas l’agression.

En coulisse cependant, on ne souhaite pas en rajouter. Au contraire. La Russie est un partenaire financier de premier ordre. Le Luxembourg est le troisième pays de provenance de flux d’investissement en Russie. En 2009, il était même le premier investisseur direct en Russie. Cela laisse perplexe quand on sait la Fédération 6.600 fois plus grande que le Grand-Duché en superficie et 280 fois en population. La place financière luxembourgeoise sert en fait à la structuration et à la circulation des flux financiers.

Car avec les Russes, on parle tout de suite de gros sous. Un exemple dans la production pétrolière en octobre 2012: l’acquisition de TNK-BP par Rosneft pour 61 milliards de dollars. Cela passait par le Grand-Duché. Plus récemment, fin mars, rebelote. Le véhicule d’investissement luxembourgeois du Russe Mikhail Fridman, LetterOne, a racheté la branche d’exploration de pétrole et de gaz, Dea, du groupe allemand RWE pour 7,1 milliards de dollars.

Ainsi, lorsque Bruxelles a voulu taper du poing sur la table et viser des personnalités russes pour contrarier Vladimir Poutine, le Luxembourg a freiné des quatre fers. Le gouvernement n’aurait pas souhaité voir de noms familiers apparaître dans les listes prononçant des interdictions de visas et le gel des avoirs.

Des noms sulfureux

Car la liste américaine publiée le 20 mars comporte, elle, quelques noms bien connus au Grand-Duché. Arkadi Rotenberg, un bon copain du président russe, et son frère Boris, sont visés par l’administration Obama pour avoir été associés aux principales constructions publiques de ces 10 dernières années et plus particulièrement à la réalisation des infrastructures des Jeux olympiques d’hiver de Sotchi. Ils auraient reçu pour cela 6,9 milliards de dollars de contrat de la part du gouvernement russe.

Guennadi Timchenko et ses acolytes, Vladimir Kostylev et Evgeniy Sur, ont eux empoché 5,5 milliards de dollars sur les chantiers russes pour faire de Krasnaya Polyana l’écrin des jeux. Mais seul le premier est mentionné dans la liste de Barack Obama pour être le fondateur du négociant de matières premières Gunvor, directement lié à Vladimir Poutine.

Comment se matérialise leur présence au Luxembourg? Arkadi et Boris Rotenberg sont à l’origine de la création, en 2007, au Luxembourg, de l’association sans but lucratif Judo International… La raison de la présence de cette asbl ne saute pas aux yeux. On relève simplement qu’à cette époque, le Grand-Duché n’avait pas encore satisfait aux recommandations du Gafi (Groupe d’action financière)… L’organisme intergouvernemental de lutte contre le blanchiment et le terrorisme avait en effet soulevé que les asbl et les clubs de sport constituaient des outils souvent utilisés pour blanchir des capitaux.

Guennadi Timchenko est lui actionnaire fondateur du fonds d’investissement Volga Group, un véhicule d’investissement luxembourgeois représentant 116 milliards de dollars de capital investi dans des sociétés employant quelque 90.000 personnes. Le groupe possède d’ailleurs 8% de Rossiya Bank, une institution également visée par Obama pour être la banque des cadres du régime.

Dégel

Heureusement pour le Grand-Duché, la liste de 33 personnalités russes et ukrainiennes visées par l’Union européenne les 17 et 21 mars ne compte aucun homme d’affaires. Mais il fallait quand même rassurer le partenaire russe, échaudé par cette crise diplomatique et ce début de guerre économique, pour qui l’origine du conflit n’est pas son annexion de la Crimée, mais la décision unilatérale de l’Union européenne de soutenir un gouvernement provisoire ukrainien jugé illégitime.

Le 21 mars, le ministre des Finances a donc rencontré, en catimini, l’ambassadeur russe, Mark Entin (voir interview par ailleurs) pour évoquer l’état des relations entre les deux pays, contrariées par le contexte international. Tous deux sont opposés à des sanctions économiques et privilégient la voie diplomatique.

Si le gouvernement s’échine à ne pas laisser filer son secret bancaire sans avoir de garantie sur la disparition parallèle du secret bancaire helvétique, ce n’est certainement pas pour laisser filer les actifs russes en Suisse à la première crise internationale venue. D’autant que la Suisse, non liée à l’Union européenne, a pu faire preuve d’un réel pragmatisme en ne sanctionnant aucune personnalité russe. Par prudence, Guennadi Timcheko, résident suisse, a tout de même cédé ses parts de Gunvor pour ne pas nuire à la continuité des affaires. Le régulateur du marché financier helvétique a lui demandé à ses ouailles d’être particulièrement attentifs à ne pas prendre de personnalités politiques concernées comme nouveaux clients.

Au Luxembourg, la Commission de surveillance du secteur financier fait preuve du même esprit. Si elle invite les établissements financiers à accorder une attention toute particulière à leurs clients politiques, elle précise que «toutes les décisions de sanctions juridiquement applicables au Luxembourg (soit celle des Nations unies et de l’Union européenne) sont publiées sur son site»… or seuls les règlements européens visant les proches de Ianoukovitch et les dirigeants politiques russes y figurent. «Il ne faut cependant pas confondre sanctions et soupçons», souligne le régulateur.

Une liste publiée par un État tiers n’aurait pas de valeur juridique et n’est pas applicable au Luxembourg, mais elle peut servir pour éveiller l’attention des professionnels. Les affaires continuent de tourner donc au Grand-Duché. Une délégation d’une région russe se présentait le 4 avril à la Chambre de commerce pour nouer des contacts. Le Luxembourg ne saurait en effet jouer à la roulette russe avec son camarade financier.

«Luxembourg dans une situation vulnérable»

 

Monsieur Entin, comment décririez-vous les relations économiques entre le Luxembourg et la Russie?

«Les deux pays ont et auront des relations très bonnes, amicales. En matière de politique économique, il y a une marge de manœuvre énorme avec les règles existantes. Pour nous, il est important de donner la possibilité à des entrepreneurs de juger sur place. Pour cela on a besoin que des sociétés luxembourgeoises soient implantées en Russie. Elles pourront en échange partager leur know how. Ce type d’échanges Russie-Luxembourg existe depuis Jeannot Krecké (l’ancien ministre de l’Économie, ndlr).

 

Qu’en est-il des relations financières, notamment à la lumière de la crise ukrainienne?

«C’est intéressant de venir travailler ici. La tendance est assez récente pour les banques et les fonds d’investissement. Récemment, Vnesheconombank a monté un fonds d’investissement pour financer des PME. LetterOne opère également depuis le Grand-Duché. Nous investissons sur la base de la stabilité au Grand-Duché. Bien sûr nous allons tout faire pour que les projets de nos partenaires luxembourgeois soient protégés en Russie. Pour cela, il ne faut pas qu’on nous impose de barrières.

 

Vous avez rencontré Pierre Gramegna le 21 mars. Que vous êtes-vous dit?

«Le Luxembourg se trouve dans une situation vulnérable en ce qui concerne les rapports du Forum mondial, le ministère des Finances russe avait proposé de mettre le Luxembourg sur une liste noire. Les autorités luxembourgeoises ont alors communiqué les informations nécessaires. Nous avons également prévenu Moscou qu’un rapport prenant en compte les réformes en termes de transparence avait été publié. Nous avons évoqué ce dossier avec Monsieur Gramegna, mais nous avons aussi parlé de projets concrets pour voir comment nous allions procéder pour qu’il y ait des résultats.

 

Quels projets pourraient nécessiter une coopération entre places?

«Nous voulons faciliter la coopération entre places financières. J’ai fait part d’une proposition de la ville de Moscou. Celle-ci a élargi sa juridiction et se dégagent plusieurs possibilités de construction. Nous travaillons sur un projet d’usine de liquéfaction de gaz dans la péninsule de Yamal. Cette construction offrirait des opportunités pour toute une variété d’acteurs. Le potentiel du projet est énorme. On a tout intérêt à faire venir les Luxembourgeois. Nous avons aussi un intérêt à venir ici au Luxembourg pour avoir cet accès en Union européenne.»