« Certains clients  américains croient que nous sommes allemands... » (Photo : David Laurent / Wide)

« Certains clients américains croient que nous sommes allemands... » (Photo : David Laurent / Wide)

Le groupe Hein fabrique du matériel pour les professionnels de la boulangerie et de la pâtisserie. Le marché luxembourgeois n’est pas celui qui vous fait vivre…

Ferdinand Hein : « Non… Si c’était le cas, avec notre métier très spécifique, nous ne pourrions pas employer, au Luxembourg et dans nos différentes succursales, environ 260 personnes. Notre activité est tournée vers l’export à 99 %.

Est-il facile de développer une activité industrielle au Luxembourg ?

Pierre Thein : « Le pays, en tant que site, n’est plus vraiment connu comme un centre industriel et innovant. L’innovation, pour nous, est le critère numéro un. Nous proposons des modèles uniques, conçus par nos soins. En peu de temps, nous avons ainsi pu sortir cinq produits complètement nouveaux. Sans eux, nous serions probablement aujourd’hui en grande difficulté face à des concurrents moins chers. Ce n’est pas pour rien que nous avons reçu une dizaine de prix pour notre innovation. Cette dernière est également reconnue à l’étranger, avec des prix internationaux, comme le Südback Trend Award 2010 ou le Südback Trophy 2010 pour notre modèle Ecostone. Ils aident à nous faire reconnaître.

FH : « Nous avons subi un incendie qui a détruit environ un tiers de notre capacité de production. Je dois avouer que nous nous sommes posé la question d’une délocalisation de notre production… Mais nous avons la volonté de rester au Luxembourg. Nous sommes sur un marché international, avec un coût du travail qui, en Europe du Nord-Ouest, est plutôt élevé, mais cela peut encore se gérer, du fait de la bonne qualification des employés. Nous avons donc décidé de rester ici.

PT : « Nous devons nous poser des questions, collectivement, afin de travailler avec d’autres acteurs de la Place, pour que le Luxembourg conserve un attrait industriel. Il y a aussi des éléments du débat qui ne sont pas correctement pris en compte. On parle toujours des coûts, mais il y a également la question des mentalités, du goût du travail et de l’effort, qui a souffert. Il est de plus en plus difficile de trouver des jeunes qui veulent bien fournir un effort. Sans oublier les lourdeurs administratives, et les cadres de plus en plus réglementés. Le travail commence dans les écoles : tout le monde ne peut pas devenir directeur, ou travailler dans une banque. Travailler dans l’artisanat, c’est quelque chose dont on peut être fier. Et c’est une activité qui est elle aussi importante. Ce sont des choses à dire, à propager et faire comprendre aux jeunes. Former quelqu’un de volontaire est facile. Mais ce que nous pouvons apprendre, c’est le métier, par l’esprit dans lequel les choses sont faites.

La crise a-t-elle rendu la situation difficile, notamment pour l’accès aux financements bancaires, pour des investissements lourds ?

FH : « Nous n’avons pas vraiment de problème de ce côté-là. Au contraire, ce sont même plutôt les banques qui nous appellent. En tout cas, nous n’avons pas à courir pour obtenir nos financements. Pour une banque, si son interlocuteur est une société stable, il n’y a pas de véritable problème à soutenir une PME.

PT : « Le problème du financement se pose plus pour les petites boulangeries, qui doivent mettre au goût du jour leurs installations, dans le domaine de l’hygiène, des règles de sécurité, de la productivité ou de l’ergonomie. Un four, c’est un budget d’environ 100.000 euros, pour une boulangerie qui emploie quatre à cinq personnes. Il y a des refus de crédit, donc des faillites sur des petites boulangeries faute de soutien financier.

Vous avez bien diversifié vos produits ?

FH : « Oui. Nous nous sommes lancés dans le ‘froid’ de boulangerie il y a 10 ans. Ce sont en fait des produits complémentaires aux fours. Du point de vue du client, c’est un ensemble, car de plus en plus de pains sont en fait préparés en surgelés, et appelés à être cuits en journée. Et dans la boulangerie, vous avez deux chiffres opposés. D’un côté, la consommation est en hausse. De l’autre, il y a une érosion du nombre de boulangers, surtout les boulangers indépendants, ceux qui travaillent pour proposer des produits exceptionnels aux consommateurs. Un autre mouvement, qui rend la chose complexe, c’est que les professionnels ne peuvent plus se contenter de proposer les traditionnels pains de ménage et baguettes : il faut offrir des pains spéciaux de toute sorte… Donc, mécaniquement, on vend plus de pain, mais chaque type de pain est fabriqué à moins grande échelle. Il faut donc des fours capables de cuire une variété plus importante de produits, à moindre coût… Et un four qui occupe un mètre carré au sol, c’est petit… Ce qui ne veut pas dire que notre gamme n’est construite que pour ces boulangers.
Nous pouvons créer des unités de production énormes, qui peuvent atteindre 300 mètres carrés ! Et dans ces conditions-là, la question de l’alimentation en énergie devient également une question cruciale. C’est une des raisons pour laquelle nous avons porté le maximum d’attention à la diminution de la consommation d’énergie par nos matériels.

Vos clients aussi ont changé…

FH : « Certains commerçants ne raisonnent que sur le critère des prix. Le pain est un produit d’appel, il doit être fabriqué au moindre coût. Nous, nous sommes positionnés sur des produits haut de gamme, pour des clients exigeants, qui proposent du pain et de la pâtisserie dans leurs propres boutiques. Les très grands producteurs ne sont pas notre clientèle. Pour simplifier, nous faisons des systèmes pour ceux qui vendent des baguettes à 1,80 euro, pas à 70 centimes… et dont le prix reflète la qualité.

PT : « Nous vivons de la qualité de la production. C’est une approche plus difficile que de faire simplement du gros volume. C’est une stratégie de long terme, qui demande des efforts permanents, et qui n’est possible que si tout le monde ‘vit’ le besoin en qualité. Dans le même temps, comment voulez-vous justifier certains investissements, de l’ordre de 10 millions d’euros, si l’on ne vit que pour un résultat à court terme ?

 

L’intégration d’une offre « froid » et « chaud » permet d’améliorer la qualité des produits ?

FH : « Oui. Elle aide à diminuer les délais, en améliorant la simplicité de mise en œuvre… et sans risque d’erreur, tout en maintenant la qualité. Une intégration parfaite n’est pas pour aujourd’hui, ni pour demain, mais c’est l’avenir. Le pain, c’est une affaire de main d’œuvre, c’est elle qui fait le travail, qui aime ce qu’elle fait. Il faut trouver les outils qui lui permettent de diminuer l’effort en augmentant la vitesse. Il est également nécessaire de travailler sur le monitoring et le contrôle des étapes, pour permettre une détection des fautes et des pannes… C’est le contexte de la traçabilité, de l’amélioration du contrôle qualité et du respect des règles d’hygiène.

Vous exportez, mais vous avez aussi une présence à l’étranger… Le groupe a grandi.

FH : « Nous avons une entreprise partenaire au Danemark pour le froid. Nous avons également racheté une entreprise dans le domaine de l’automatisation des tâches. Elle est installée en Forêt-Noire et emploie un peu moins de 40 personnes. C’est en fait le lien entre le froid, où l’on stocke la pâte, notamment la nuit, et le four, pour la production à la demande. Ce sont des robots qui enfournent et défournent, mais aussi qui gèrent tout ce qui va du pétrin à l’emballage.
Notre groupe est constitué de sept entreprises différentes. Pour deux des entreprises, en fait, il y a eu le problème de la succession du patron. Elles avaient de bonnes idées, de bons produits, mais plus de volonté – ou de capacité – à travailler à leur développement, la direction étant sur le départ ou en fin de carrière.
Or, comme tout le monde, nous vivons dans une dépendance mutuelle avec nos fournisseurs… À quoi sert de faire les meilleurs fours du monde s’il n’y a pas de robot pour automatiser certaines tâches ? Nous étions en symbiose avec eux, donc les reprendre était quelque chose d’évident. Avec d’autres, le but était plus de compléter notre gamme et notre offre, mais en nous concentrant toujours sur la boulangerie et la pâtisserie. Ce sont des métiers de spécialistes, dans lesquels il faut être bon sur tout ce que l’on fait.

Mais qui sont vos concurrents ?

FH : « Nous sommes le numéro 4 mondial. Nos concurrents sont allemands, français et italiens. Si vous regardez bien, ce sont en fait les trois pays
qui ont appris à exporter certains savoir-vivre ou savoir-faire. Il y a le label ‘Made in Germany’ qui est accolé à tout produit industriel allemand. Dans les marchés du Moyen-Orient, les clients y sont très sensibles… C’est un peu caricatural, mais une montre ou du chocolat qui viennent de Suisse sont regardés plus favorablement.
Idem pour une machine. Quant à la France et l’Italie, entre la baguette et la pâte à pizza, il y a toute une image gastronomique qui est très clairement installée… L’image de marque du Luxembourg n’est pas si claire. Certains clients américains croient d’ailleurs que nous sommes allemands… Mais nous sommes dans le haut de gamme et ça, ça parle aux meilleurs. 

L’entreprise est restée familiale jusqu’à présent…

FH : « Et nous avons plus de 130 ans ! Une entreprise dépasse le cas d’un individu particulier, elle a sa propre raison d’être, même si le dirigeant devait disparaître. À partir d’une certaine taille, l’entreprise doit s’organiser pour ne plus dépendre d’une personne physique, qu’importe la niche choisie ou la taille atteinte. C’est une question de respect, à la fois des clients et des employés. Un chef d’entreprise doit penser à cela. Reprendre une entreprise familiale ne peut pas être un choix forcé. Si mes enfants veulent devenir dentistes, je serai malheureux que personne de la famille ne veuille prendre le relais, mais cela ne devra pas mettre en péril les perspectives de l’entreprise. Être entrepreneur est un virus qui s’attrape, on ne peut rien imposer, on doit laisser le choix. Être un membre de la famille propriétaire, c’est comme un ticket VIP : il vous permet de monter à bord. Mais si vous ne le voulez pas, ce n’est pas grave, il faut simplement trouver un autre pilote.

Vous gérez l’entreprise à deux ?

FH : « Oui. Si l’on regarde les titres complets, je suis le directeur général du groupe, et monsieur Thein est directeur, mais les termes ne veulent pas dire grand-chose. Chacun a ses tâches, ses responsabilités spécifiques, tout en restant informé des actions de l’autre. Pour ma part, je m’occupe d’un certain nombre de pays clés, à savoir la Belgique, les Pays-Bas, la Suède, l’Autriche, la France et l’Allemagne. Pierre Thein a, de son côté, les pays de l’Europe de l’Est, d’Asie, et les autres territoires où nous exportons.
Au Luxembourg, nous nous sommes également réparti les rôles. Je m’occupe du management de production et de tout l’aspect financer. Monsieur Thein s’occupe de la partie ressources humaines. Les responsables font remonter les informations et rapportent à qui de droit.

Est-ce simple de fonctionner ainsi ?

PT : « Nous avons une forte complicité professionnelle, ce qui nous permet d’être très flexibles, avec une capacité de réaction rapide quand le besoin se fait sentir. Cela évite également les absences : personne ne doit attendre trois semaines pour obtenir une réponse lorsqu’il y a un problème. Cela ne veut pas dire que l’on sait tout, mais nous pouvons déjà répondre à certaines questions, ou bien en déléguer la gestion à d’autres qui sont présents. »

 

Parcours - Les mains à la pâte

Ferdinand Hein est âgé de 44 ans et a rejoint le groupe en 1992 après des études en sciences économiques. Pierre Thein est ingénieur diplômé.
Il a rejoint le groupe en 1997, après un passage chez Lux-Development, où il a notamment géré des projets en Afrique et en Asie. « Notre effectif
de l’époque était de moins de 50 personnes. Nous sommes aujourd’hui 130 au Luxembourg. »
La croissance du groupe est tirée par l’exportation, qui a été décidée au tournant des années 2000. Jusque-là, l’entreprise visait principalement le Benelux. Après l’Europe, c’est vers le monde que les dirigeants axent leur développement, et ce, dès 2005.