Le Parquet général a requis une peine avec sursis concernant la tentative d’escroquerie dont il estime Farida Chorfi coupable. Une indulgence uniquement liée à l’ancienneté des faits. (Photo: Maison moderne / archives)

Le Parquet général a requis une peine avec sursis concernant la tentative d’escroquerie dont il estime Farida Chorfi coupable. Une indulgence uniquement liée à l’ancienneté des faits. (Photo: Maison moderne / archives)

Condamnée par défaut en première instance en novembre 2014, absente de son deuxième procès en novembre 2015, Farida Chorfi était bien là pour se défendre devant la Cour d’appel en juin et juillet derniers, au cours de quatre audiences aussi riches en rebondissements que l’affaire dans son ensemble, lancée en… 2006.

Au cœur de cette épopée: l’héritage de la vicomtesse Amicie de Spoelberch, de cette grande famille belge connue pour ses parts dans le géant de la bière Interbrew (aujourd’hui AB Inbev). Et surtout une femme seule, méprisée par sa famille du fait de son boitement, entourée de personnes intéressées d’abord par sa fortune comme autant de mouches à miel.

Retour en 2004. Déjà octogénaire, Amicie de Spoelberch a épousé en premières noces Luka Bailo, de 15 ans son cadet, séduisant flambeur qui a fait fortune dans l’immobilier en Serbie. Amie de sa première épouse, la vicomtesse avait promis de veiller sur leurs deux fils Alexis et Patrice lorsque leur mère décèderait. Le couple a partagé une maison en Belgique dès le début des années 1990 avant de se marier en 2001 sous le régime de la communauté universelle. Début 2004, Amicie de Spoelberch adopte officiellement Alexis et Patrice, qui ont alors une vingtaine d’années.

Elle est maligne, mais dangereuse.

Luka Bailo, d’après un témoignage versé au dossier

À rebours de la logique arithmétique, c’est Luka Bailo qui décède le premier en octobre 2004 d’un cancer. C’est l’avocate Farida Chorfi qui gérait alors les affaires de la famille depuis quatre ans. «Elle est maligne, mais dangereuse», aurait averti Luka Bailo d’après un témoignage rapporté par l’avocat général. Une avocate payée rubis sur l’ongle pour structurer l’imposant patrimoine de la famille, dont la pièce majeure reste des millions de titres Interbrew. De fait, elle s’occupe de tout, de l’intendance de la propriété de la vicomtesse à ses prescriptions médicales. Sans livrer trop de précisions sur les diverses sociétés ni sur les rétrocommissions que la partie civile dit avoir découvertes.

La première zone d’ombre concerne l’émission des actions Interbrew demandée par la vicomtesse peu de temps avant le décès de son mari. Une émission qui devient effective en décembre 2004, alors qu’Amicie de Spoelberch est hospitalisée à Luxembourg, où elle réside depuis 15 ans, pour une fracture de la hanche. Farida Chorfi récupère les titres, mais les remet-elle à la famille dans la chambre d’hôpital ou ultérieurement à Bruxelles? Les pièces et témoignages se contredisent.

Me Lydie Lorang, conseil de Farida Chorfi, évoque devant la Cour d’appel un fax envoyé par les frères Bailo à leur mère adoptive le 13 décembre 2004 indiquant qu’ils ont remis les actions à Farida Chorfi «à titre de gratification pour tout le bien fait à la famille». Une donation que l’avocate fait enregistrer deux mois plus tard auprès d’un notaire, qualifiée d’«incongrue» par le Parquet général venant d’une vicomtesse «affaiblie» qui vient de perdre son mari et est hospitalisée. Mais l’intéressée aurait finalement remis 100.000 actions aux frères Bailo d’après un récépissé datant de début 2006, qualifié de «poisseux» par la partie civile.

Une adoption regrettée

Deuxième zone d’ombre: le testament signé par Amicie de Spoelberch en 2005. «Elle a appris des choses sur ses enfants adoptifs et regrettait leur adoption», rapporte Me Lorang. Les frères Bailo, qui ont arrêté leurs études et vivent dans l’«oisiveté», font aussi les 400 coups – notamment Alexis, présenté comme accro aux médicaments et menant une vie dissolue. La partie civile, par la bouche de Me Fabio Trevisan et de son confrère genevois Me Pierre De Preux, préfère parler d’un jeune homme brisé par la maladie et rendu dépendant aux médicaments pour soulager la douleur.

Toujours est-il qu’à l’été 2005, Amicie de Spoelberch rédige un premier testament qui évince à la fois ses fils adoptifs et ses neveux. «Elle désirait créer une fondation pour apporter sa fortune à des œuvres de bienfaisance», précise Me Lorang. Ce qui explique que le testament nomme Farida Chorfi légataire universelle, afin qu’elle verse les avoirs de la vicomtesse dans cette fondation.

C’est cette manœuvre qui surprend et jette le doute sur le rôle de Farida Chorfi, qui prouve «l’intention frauduleuse de s’approprier la fortune» de la vicomtesse selon l’avocat général. L’escroquerie tient pour lui à un abus par la prévenue de sa qualité d’avocat.

La famille de Spoelberch à l’affût

Toutefois, ce testament sera dénoncé par la vicomtesse, rappelée à la réalité par un notaire consciencieux. Là encore, les témoignages divergent. Farida Chorfi assure avoir défendu les intérêts des frères Bailo - quand bien même le testament les ignore - et s’être même brouillée avec sa cliente parce que cette dernière voulait les déshériter par tous les moyens. La partie civile et l’avocat général estiment de leur côté que l’avocate avait dicté ce testament à la vieille dame et que, s’en rendant compte, cette dernière l’a déchiré. 

La suite entre dans le registre du sordide. Farida Chorfi et la vicomtesse prennent leurs distances. Les fils adoptifs ne voient pas plus leur mère. Car d’autres intérêts planent sur elle: sa famille, qui n’a jamais accepté son union avec Luka Bailo et encore moins l’adoption de ses fils. L’héritage est en jeu. La défense comme la partie civile n’hésitent d’ailleurs pas à soupçonner les trois femmes de ménage de la vicomtesse d’avoir été embauchées par la famille de Spoelberch pour l’isoler et l’influencer. Et rappelle aussi que l’avocat qui a par la suite conseillé la vicomtesse dans la rédaction de son testament apparaît lui-même comme legal owner… sans pour autant être poursuivi.

La famille multiplie d’ailleurs les procédures judiciaires dès 2006 – à l’encontre de Farida Chorfi, comme l’affaire jugée ces jours-ci, comme des frères Bailo – afin de prouver que la vicomtesse était en état de faiblesse lors de la signature de divers documents, dont le testament de 2005. Des procédures qui s’amplifieront encore après le décès de la vieille dame d’un cancer en 2008. En jeu: l’héritage, estimé à 650 millions d’euros, dont les frères Bailo sont en droit de percevoir les deux tiers.

Onze ans après, le dossier me contraint de requérir l’acquittement pour deux des trois infractions.

Le ministère public

Une vingtaine de procédures simultanées sera lancée jusqu’à la signature en septembre 2010 d’un accord destiné à «mettre fin définitivement et transactionnellement à tous les litiges et, d’une manière générale, à tout litige pouvant ou qui pourrait encore exister entre les parties». Un accord que Farida Chorfi a contribué à négocier pour les frères Bailo qui l’ont rappelée à leur service en 2008. Ils obtiennent la «reconnaissance expresse de la validation de [leur] adoption» et de leur statut d’«uniques actionnaires» de la société Oldcab grâce à laquelle ils ont récupéré les actions Interbrew de la vicomtesse. Avec en prime un chèque de 35 millions d’euros chacun.

Farida Chorfi se réfère d’ailleurs à cet accord pour contester à ses anciens clients la constitution de partie civile, s’estimant concernée par l’abstention de toute poursuite contre «quiconque serait intervenu dans le règlement de la présente succession». Elle se dit également en droit de réclamer par ailleurs aux frères millionnaires sa rémunération pour cette négociation fructueuse, fixée en premier lieu à 10% de leurs gains – soit 58 millions d’euros. Un peu plus qu’une miette au milieu de la guerre familiale dont les échos résonnent entre les murs de la cité judiciaire.

«Onze ans après, le dossier me contraint de requérir l’acquittement pour deux des trois infractions», lâche le procureur général, qui a renoncé à lire ses 55 pages de notes devant la Cour. Quant à l’escroquerie décelée dans la tentative de Farida Chorfi de se faire nommer légataire universelle, il requiert une condamnation avec sursis «au vu de l’ancienneté des faits». Amenée à se prononcer fin septembre, la Cour a reporté sa décision à mardi prochain.