Enrico Lunghi porte un regard rétrospectif sur l’art au Luxembourg ces 20 dernières années. (Photo : Maison Moderne / archives)

Enrico Lunghi porte un regard rétrospectif sur l’art au Luxembourg ces 20 dernières années. (Photo : Maison Moderne / archives)

Resté en retrait de la scène publique depuis sa démission du Mudam, Enrico Lunghi, ancien directeur du Mudam et du Casino Luxembourg, a pris la parole lors de Luxembourg Art Week pour une conférence ayant comme intitulé «20 ans d’art contemporain à Luxembourg: défis et limites». Il n’a pas hésité à lancer quelques belles piques et à souligner un manque d’engagement de la part des politiques actuels et des dirigeants des institutions culturelles.

Manifesta 2, un tournant

L’historien de l’art est d’abord revenu sur l’importance de Manifesta 2, biennale d’art contemporain, et le tournant décisif qu’elle a représenté pour le développement de l’art contemporain au Luxembourg. Réalisée en 1998, cette biennale a été organisée dans un contexte où les événements de ce type florissaient en Europe. Pourtant, celle de Luxembourg a créé la différence: pour la première fois, Luxembourg existait sur la carte de l’art en Europe en proposant une biennale largement ouverte à la création de tous les pays, y compris ceux de l’Est. Pour la première fois depuis la chute du mur de Berlin, les artistes de l’Est étaient traités d’égal à égal avec les artistes de l’Ouest.

«Cela paraît anecdotique aujourd’hui, mais à l’époque, c’est cet équilibre qui a beaucoup impressionné et qui a fait parler de la manifestation comme d’un exemple à suivre», affirme Enrico Lunghi. De plus, de nombreuses œuvres ont été créées spécialement pour la manifestation, ce qui était, vu le budget alloué, une véritable gageure. Ainsi, Luxembourg, qui n’avait jamais existée auparavant pour l’art contemporain, surgissait tout d’un coup aux yeux des professionnels comme étant à la pointe de la création artistique, y compris avec des œuvres compliquées, voire provocantes.

«Pas sûr que l’on voie encore beaucoup d’œuvres de ce type dans les musées publics dans un avenir proche», déclare Enrico Lunghi. «Les restrictions, aussi bien sécuritaires que morales, voire pudibondes, qui prévalent à notre époque, ainsi que l’anti-intellectualisme de nombreux politiques et la soumission galopante de nombreux responsables d’institutions qui ne sont pas en place pour leur amour de l’art, mais pour faire fonctionner une industrie culturelle consensuelle au service de l’économie et du tourisme, n’augurent rien de bon de ce point de vue.»

Une occasion manquée?

Il souligne un peu plus tard que, pourtant, cette biennale n’a pas été un succès populaire, puisque qu’à peine 10.000 visiteurs l’ont vue. «Une partie de la scène locale a même boudé l’exposition, probablement parce qu’elle sentait bien que l’internationalisation des pratiques artistiques qu’elle promouvait allait mettre à mal les hiérarchies provinciales établies.» Pourtant, des artistes dont la carrière a par la suite explosé étaient déjà présents à cette biennale: Pierre Huyghe, Maurizio Cattelan, Honoré d’O, Bjarne Melgaard, par exemple, pour les internationaux, ou Bert Theis, Michel Majerus, Antoine Prum pour les artistes luxembourgeois. Ce travail a été tellement mal perçu que les tentatives de faire acheter les œuvres exposées ont pratiquement toutes échouées. C’est que la Ville de Luxembourg est passée à côté de l’opportunité de pouvoir acquérir à un prix modique le jardin de Tobias Rehberger ou L’Olivier de Maurizio Cattelan. «J’ai calculé qu’avec probablement un peu plus d’un demi-million d’euros, l’ensemble des œuvres de Manifesta 2 aurait pu entrer dans les collections luxembourgeoises et aurait constitué un beau fonds pour le futur musée», a-t-il affirmé lors de sa conférence. Une belle opportunité ratée!

Se démarquer par l’audace

Puis Enrico Lunghi est revenu sur l’aventure de la genèse du Casino Luxembourg et le courage d’Erna Hennicot-Schoepges, qui avait compris que «pour se démarquer, le Luxembourg devra jouer la carte de l’audace sans compromis». Il a également souligné le travail de pionnier mené pendant deux décennies par le Casino ainsi que par le Mudam en se positionnant du côté de la création avec les artistes, provocant des situations et des expériences nouvelles. «C’est à travers leurs réalisations concrètes qu’elles ont proposé à chacun de repenser le monde et de se réinventer, c’est là-dessus qu’elles ont construit leur réputation, et non à travers une communication fondée sur des images vaines et des textes promotionnels qui réduisent tout à de la consommation.»

C’est pendant cette période que des expositions telles que «Many colored objects placed side by side…», qui montrait la collection d’Annick et Anton Herbert, la monographie de Stanley Brouwn, Gare de l’Est, ou encore «L’Effet Larsen», «Open House», «Light Pieces»… ont été organisées au Casino. C’est en 1999 que le Luxembourg a investi son pavillon à Venise, un lieu modeste, mais qui a accueilli des projets de grande qualité reconnus par le milieu professionnel avec le Lion d’or remporté par Su-Mei Tse pour le meilleur pavillon national en 2003.

Mais aujourd’hui, que sont devenus ce courage et cette audace? «Le pavillon luxembourgeois se trouve désormais dans un emplacement mainstream, comme s’il n’y avait plus ni courage, ni même le désir de vouloir faire son propre chemin: il n’est pas certain que les artistes luxembourgeois parviendront encore à se démarquer dans le capharnaüm artistique que constitue la biennale aujourd’hui.» Il est revenu également sur quelques «scandales» culturels, comme celui provoqué par l’œuvre de Berend Strik, le «Bitty» d’Olivier Blanckart ou bien entendu l’épisode de «Lady Rosa».

Il va même jusqu’à se demander si de nos jours, «les institutions culturelles ne pratiquent pas déjà une autocensure en amont afin d’éviter que le problème ne se pose». D’après lui, Luxembourg a réussi à se positionner dans le monde de l’art ces deux dernières décennies, car «les propositions artistiques n’ont pas essayé de suivre l’actualité du monde de l’art, mais l’ont en partie nourrie. Pour cela, il a fallu du dynamisme, de la passion, du courage et de l’ouverture d’esprit, et surtout toujours se mettre au service des artistes. Ce sont ces qualités qui ont permis au Grand-Duché de s’émanciper de son provincialisme artistique atavique et de produire autre chose qu’un comportement moutonnier de nouveaux riches.» Reste maintenant à ceux qui sont en place à faire changer d’avis Enrico Lunghi, lui qui désormais observe avec plus de recul cette scène artistique.