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Pour construire un secteur IT digne de ce nom, un certain nombre de prérequis sont exigés. Le premier, c’est la bande passante. Il est impossible d’attirer sur un territoire des entreprises actives dans le secteur si elles ne sont pas capables d’assurer une liaison avec les autres pays européens à une vitesse et avec une qualité suffisante. Deuxième exigence : la présence de datacenters de qualité suffisante. Qu’importe la présence d’un accès rapide et international si l’on n’a nulle part où installer ses serveurs.

Une fois ces deux conditions nécessaires installées, tout n’est pas fait, loin de là. Que manque-t-il ? Comment construire l’attractivité du Lux­embourg ? Il faut, en premier lieu, des prestataires de services capables de répondre aux besoins des entreprises. Si certaines débarquent avec leurs équipes internes, d’autres limitent leur implantation initiale au minimum vital, et fonctionnent avec des partenariats et de la sous-traitance.

Ensuite, les conditions générales doivent être attirantes pour les entreprises du secteur ICT. Une grande partie d’entre elles cherchent une implantation européenne pour accompagner leur croissance vers le reste du continent, et donc dans un contexte favorable à leur développement.

Enfin, il faut réussir à trouver les collaborateurs nécessaires, grace à un vivier suffisamment important pour accompagner sa future croissance… Ne pas trouver les compétences, c’est risquer de ralentir, alors que la seule option dans le monde numérique, c’est d’appuyer en permanence sur l’accélérateur.
Enfin, il y a le faire-savoir, la promotion, la vente du territoire, de ses acteurs et de ses compétences. Être le meilleur – ou l’un des meilleurs – et ne pas le faire savoir aux personnes qui pourraient être intéressées, ne servirait pas à grand-chose.

L’autoroute a fait du chemin

Sur ces différents points, où en est le Luxembourg ? Beaucoup plus loin qu’il y a quelques années ! En créant LuxConnect en 2006, le gouvernement a décidé de prendre à son compte la création des infrastructures de base. L’entreprise – de droit privé – propose les couches basses, à savoir les liaisons internationales, la dark fiber, et des datacenters de haut niveau qualitatif. Ils sont loués aux opérateurs alternatifs, pour leur permettre de construire leur offre et d’attirer des clients internationaux. Jusqu’à cette décision, la situation était bloquée. En effet, si le monde des télécoms est classé dans le secteur services, certains estiment qu’il faudrait mieux parler d’industrie. Les sommes nécessaires pour construire un réseau et le temps nécessaire pour l’amortir – sans compter la vitesse d’obsolescence d’un certain nombre des équipements, reculent d’autant le retour sur investissement.

La conséquence de ce constat ? Le marché domestique du Luxembourg ne serait jamais devenu, par sa seule dynamique, suffisamment lucratif pour créer une base sur laquelle rembourser ses investissements. Pour Edouard Wangen, directeur de LuxConnect, cette démarche correspond au rôle d’un gouvernement : « Aujour­d’hui, ce que nous proposons est une infrastructure essentielle à l’économie, comme les autoroutes pouvaient l’être à une époque. » Et concrètement, la concurrence et la qualité du travail réalisé permet d’attirer les acteurs : « Un acteur international prend peur s’il se rend compte qu’il n’a qu’un seul chemin pour entrer et sortir de son centre de données, ou pour sortir du pays. Cette crainte n’existe plus aujourd’hui. »

Ce choix de l’investissement public ne semble pas faire polémique chez les différents acteurs, la plupart utilisant les plates-formes offertes par LuxConnect. Gary Kneip, CEO de Secure-IT, émet cependant un bémol : « Il faudrait avoir une lisibilité sur les perspectives. La présence de l’État sur un marché concurrentiel apporte un biais dans certaines décisions. Est-ce que je décide d’occuper l’espace proposé dans le troisième datacenter de LuxConnect, ou bien est-ce que j’investis pour con­struire ma propre infrastructure ? Et si je le fais, est-ce que ma décision ne va pas être remise en cause d’ici 18 mois, par une nouvelle annonce ? » Son souhait ? « On pourrait décider de faire sortir les réseaux et l’infrastructure des entreprises à actionnariat public, vers une société d’exploitation des infrastructures, qui aurait des objectifs économiques connus et affichés. Cela permettrait à d’autres acteurs de trouver leur positionnement. On pourrait également privatiser ces infrastructures, et les confier au privé pour qu’il prenne en charge leurs développements futurs. »

La géographie comme alliée

Gérard Hoffmann, CEO de Telindus, filiale du groupe Belgacom, estime pour sa part que LuxConnect ne bloque pas tous les investissements : « Nous allons, avec le soutien de la maison mère, investir une vingtaine de millions sur 5 ans. À terme, le volume des investissements publics et privés vont certainement s’équilibrer. » Au Luxembourg, la tradition veut que l’État agisse plus comme un investisseur qu’ailleurs : « Il faut qu’il y ait de la coordination avec les acteurs privés, pour favoriser la concurrence et multiplier les acteurs. Mais dans le domaine des infrastructures, le retour sur investissement est uniquement à long terme. Avec LuxConnect, l’État a simplement assumé le risque de base, pour permettre à différents groupe de se greffer sur ce qu’il a développé, et donc d’investir à leur tour. Au Luxembourg, c’est un fonctionnement classique, autrement dit un investissement public avec une approche privée : il s’agit, à terme, que les sommes rapportent. » Le Luxembourg est également favorisé par sa situation géographique : « Pour des acteurs comme les gamers, qui se sont récemment installés, la question de la latence est importante. »

Il ne faut pas que des joueurs aient trop de différences dans la rapidité de traitement de leurs données, sinon l’intérêt du service rendu chute lourdement. La situtation luxembourgeoise semble solide dans ce domaine, puisqu'en six mois, une demi-douzaine d’acteurs du secteur ont annoncé leur arrivée. Autre force du pays : selon la partie concernée d’un service, les clients peuvent équilibrer leurs choix entre des sites classés Tier 3 et Tier 4… Les coûts sont adaptés à la qualité du service, et permettent de moduler leurs dépenses. Enfin, les coûts de l’énergie, grâce à la concurrence internationale, restent très compétitifs, participant à la création d’un business case favorable pour le pays. Edouard Wangen réfute également l’argument selon lequel on risque de voir le Luxembourg ne faire qu’héberger des serveurs, sans valeur ajoutée ou sans main d’œuvre : « On peut bien entendu gérer des serveurs à partir des États-Unis, mais tout n’est pas faisable à distance. Il faut des équipes sur place pour intervenir, ne serait-ce que pour des questions de réactivité. » Si les entreprises n’embauchent pas en direct, elles devront malgré tout passer par des partenaires locaux, à même d’assurer les missions de déploiement et de maintenance des outils utilisés.

Les infrastructures créées, il fallait s’attaquer à d’autres défis. L’État devra utiliser au maximum sa liberté réglementaire, et construire des niches légales, favorisant l’installation de certaines entreprises. Le dévelopement de la place financière est une conséquence de ce positionnement. SES ou RTL sont d’autres exemples d’une pratique législative intelligente, au profit du développement économique du pays.

TVA : capitaliser sans capituler

Dans le domaine ICT, le Luxembourg a bénéficié d’un effet d’aubaine, avec l’application du taux de TVA du pays dans lequel les sociétés de commerce électronique étaient installées. Apple – pour son iTunes Store, s’y est ainsi installé pour la facturation des achats réalisés sur sa plate-forme….

Quelques pourcents de TVA grappillés sur de très nombreuses transactions pouvaient faire la différence. Cet état de fait semble pour le moment voué à disparaître d’ici 2015. Il faut donc trouver d’autres crénaux complémentaires pour construire et consolider la situation du pays.

D’ailleurs, même pour ce qui concerne le taux de TVA, certains ne s’avouent pas encore battus. Cette question, qui relève de la fiscalité plutôt que de la technologie pure, est celle qui fait le plus débat entre les différents acteurs. Edouard Wangen souligne ainsi que « si la TVA était un avantage pour nous, sa ‘disparition’ n’est pas un désavantage. Cela nous mettra simplement à égalité – sur cette question précise – avec les autres pays. Lorsque l’on a investi plusieurs centaines de milliers d’euros pour s’installer, on ne choisit pas de déménager à la légère. » Pour Gary Kneip, « le Luxembourg ne doit pas attendre que l’Union européenne tranche et décide. Être capable, de manière certaine, de déterminer le pays dans lequel le consommateur habite est illusoire, même sur plan technologique. Les adresses IP ne suffisent pas. » Il appelle de ses vœux un lobbying auprès de Bruxelles, qui devra a minima exposer le point de vue du Luxembourg et proposer une approche plus simple et pragmatique : « Sinon, pour des PME, cela va devenir un véritable casse-tête… Il faudra adapter ses prestations à 27 législations fiscales ? Ce sera un monstre à gérer ! Il doit y avoir d’autres pistes à proposer. C’est à nous, acteurs privés et État, de faire ces propositions à la Commission. »

Gérard Hoffmann est sur la même ligne. « Dans le cadre d’ICTLuxembourg, nous avons rencontré Étienne Schneider, le ministre de l’Économie, et abordé un certain nombre de problèmes avec lui. Nous avons plaidé pour la création d’un groupe de travail regroupant des représentants du gouvernement, des professionnels de l’ICT, et enfin des grands cabinets d’audit de la Place. Il s’agit de trouver des solutions alternatives pour valoriser le territoire dans le domaine du commerce électronique. Nous sommes favorables à un travail qui permette de mieux exploiter la propriété intellectuelle et les droits d’auteurs, en s’appuyant sur ce qui existe déjà. Il peut y avoir d’autres pistes, mais pour les trouver, il faut au moins un débat. »

Remonter la chaîne, trouver les compétences

Pour Yves Reding, CEO d’eBRC, « la seule bonne stratégie est de monter dans la chaîne de valeurs. Les prestataires doivent jouer la carte de la qualité du service, et de la sécurité des données. » Pourquoi ne pas devenir le coffre-fort numérique de l’Europe ? « Il est illusoire de vouloir se battre sur les coûts, face à des pays à bas salaires. Ils pourront toujours finir par proposer des hébergements moins chers. Par contre, si nous réussissons à devenir un centre d’excellence, au cœur de l’Union européenne, en proposant des managed services, de la haute disponibilité, des environnements ultra-sécurisés, nous pourrons trouver notre place. » Autrement dit, en termes de stratégie, plutôt qu’une domination par les coûts, nécessité est de choisir une différenciation par la qualité de service. Prenant l’exemple d’eBRC, Yves Reding poursuit : « La partie hébergement est la partie émergée de l’iceberg. Sur les 130 personnes que nous employons, il y en a 25 qui sont purement sur l’activité datacenter. Les autres travaillent dans le domaine des services. Et il faut également souligner l’intérêt du statut de PSF de support. » C’est un label qui rassure, et qui permet aux acteurs qui en bénéficient de valoriser à la fois leurs compétences et le sérieux de leur démarche… Et il permet aussi de faire comprendre la capacité de l’entreprise à gérer la complexité, plus forte au fur et à mesure que l’on se rapproche du traitement de données et que l’on s’éloigne des couches basses : « À terme, l’hébergement et les télécoms représenteront moins de 5 % de la valeur ajoutée. Le reste se trouvera dans les services complémentaires. »

Pour Yves Reding : « Pour conserver à moyen terme nos clients, nous devons recruter des compétences pointues, qui permettent à tout le monde de développer ses services. Or, on ne parle pas ici de 20 universitaires, mais de plus de personnes. Pour le moment, le marché est étroit, et il faut aller chercher de plus en plus loin les ressources. » Pour Gérard Hoffmann, «  l’Université est, d’une certaine manière, une infrastructure aussi importante que d’autres pour le futur du secteur. En formant des gens, nous développons aussi un outil pour attacher ces personnes au pays. J’ai eu la chance d’étudier à Stanford, en Californie. Les étudiants venaient du monde entier, mais ils sont très nombreux à être restés attachés au lieu où ils ont fait leurs études. C’est un moyen de stabiliser les compétences. »

Cette approche recoupe celle de Telecom Luxembourg, qui a adopté une tactique différente. Jérôme Grandidier, CEO de Telecom Luxembourg, explique ainsi son choix : « Je pense que la stratégie du ‘one-stop shop’ n'est pas facile à tenir. Il est difficile d’avoir toutes les compétences en interne, d’être le meilleur sur tous les sujets. Nous préférons travailler avec des partenaires – locaux ou internationaux – et servir d’intermédiaire. Cela permet de consolider toutes les forces en présence, et d’offrir le meilleur niveau de service possible. De la même manière que tout le monde ne peut pas devenir opérateur, tout le monde ne peut pas devenir intégrateur. »

À la fois secteur et prestataire de services pour secteurs

Le Statec, dans son bulletin 1-2011, s’intéressait à la balance des opérations courantes du Luxembourg en 2010. On y soulignait déjà que le secteur des entreprises actives dans le domaine informatique et de l’information a créé, depuis 2003 (et donc dans un temps relativement court à l’échelle statistique), « une plus-value appréciable pour l’économie luxembourgeoise en termes de nouveaux emplois (qui progressent d’environ 20 au 1er janvier 2004 à plus de 535 au 1er décembre 2010). […] L’État luxembourgeois a encaissé entre 225 et 285 mil­lions d’euros de TVA par an des filiales de grandes sociétés de groupes étrangers implantées au Lux­embourg entre 2003 et 2010. » Si le chiffre des recettes baissera avec la disparition de « l’avantage TVA », la tendance en termes de main d’œuvre s’est certainement encore amplifiée, pour atteindre près du millier d’emplois directs. Un autre point important souligné dans le même bulletin est que le Luxembourg est en tête des pays dans lesquels les travailleurs font un usage intensif des technologies de l’information.

C’est ici qu’une piste supplémentaire peut être exploitée. Dans les différents discours tenus sur la diversification de l’économie, d’autres secteurs, comme les biotechnologies, sont régulièrement citées. La caractéristique de ces industries ? Leur intérêt à utiliser les ressources créées et mises en place pour le développement du content hub que Jean-Paul Zens appelle de ses vœux (à lire dans son interview en ouverture du dossier, page 42). Autrement dit, l’ICT, en plus d’être un secteur en soi, est également un prestataire de services pour les autres secteurs de l’économie. Un certain nombre d’entre eux auront les mêmes exigences que le secteur financier en termes de sécurité et de confidentialité des données…

Yves Reding souligne que la stratégie du « trust center, dans le domaine de l’ICT, avec le développement de trusted services complémentaires, si elle est appuyée par un marketing et une communication pertinente, peut emporter la décision de nombreux acteurs et être bénéfique pour tous les acteurs de la Place. » Le secteur de la santé, tout ce qui touche à la propriété intellectuelle, même certains secteurs industriels et un large éventail économique peut y trouver son compte. Même le secteur logistique aura besoin de s’appuyer sur des systèmes d’information performants et rapides, donc hébergés et opérés par des professionnels performants…

Assurer la pérennité

Pour Jérôme Grandidier, le futur du secteur passe bien entendu par l’environnement légal, mais surtout par la capacité du pays d’attirer les entrepreneurs : « Si les choses bougent, avec par exemple le lancement de l’accélérateur de PwC, on en est encore aux balbutiements. Il faudrait trouver un moyen pour attirer les petites structures, le plus tôt possible, et les aider à financer leurs projets. Il est plus simple de les attirer quand elles sont encore très jeunes que lorsqu’elles ont déjà commencé à se développer. Aujourd’hui, le marché de l’ICT n’en est encore qu’à ses débuts. Les parts de marché sont encore gratuites. Mais la concurrence, qui se fait avec le reste de l’Europe, va aller grandissante. Nous avons besoin d’entrepreneurs, de ‘fous furieux’, qui vont travailler à construire leur activité. Il faut changer la mentalité et valoriser la prise de risque et l’expérience, même en cas d’échec, y compris sur le plan légal. Il faut également financer ces entrepreneurs. Il faudrait demander à l’État de créer un fonds dédié, ou d’obliger les banques commerciales à consacrer une partie de leurs financements à des investissements technologiques. »

Le pari, dans ce domaine, est d’assurer la pérennité de la présence de ces entreprises sur le territoire national. Plutôt que de les attirer alors que leur activité existe déjà, autant créer cette activité directement au Luxembourg, quitte à voir un certain nombre d’échecs. Ou alors travailler à l’expansion de ces entreprises, partiellement à l’étranger, une fois le décollage réalisé.