Comment est née la collaboration entre vos deux institutions pour mettre en place cette exposition?
Marie-Sophie Corcy: «Le Cnam Lorraine (Conservatoire national des arts et métiers) a imaginé présenter dans le hall du Mudam une réplique du pendule de Léon Foucault, dont le Musée des Arts et Métiers conserve les pendules originaux utilisés par Foucault et dont l’un est présenté en situation dans son église. Le lieu se prête en effet tout particulièrement à une telle présentation. Le pendule de Foucault est de plus une pièce tout à fait emblématique de l’histoire des sciences et des techniques, puisqu’il permet de mettre en évidence la rotation de la Terre. Le directeur du Mudam et ses équipes ont immédiatement réagi à cette idée et ont, à leur tour, imaginé une collaboration avec le Musée des Arts et Métiers à une tout autre échelle: construire une exposition, en utilisant tous leurs espaces, sur le mode d’un dialogue art/science basé sur la présentation d’œuvres d’art contemporain avec des pièces issues des prestigieuses collections historiques du Musée des Arts et Métiers. Nous avons été très réceptifs à ce projet inédit de notre point de vue.
Qu’est-ce qui est né d’abord? En d’autres termes, est-ce l’art qui a guidé les choix dans la collection du Musée des Arts et Métiers ou l’inverse?
M.-S. C.: «La collaboration entre le Musée des Arts et Métiers et le Mudam s’est établie sur le mode du dialogue et de l’évocation. Il s’agissait moins de ‘confronter’ des inventions avec des créations artistiques, en apportant les clés de leur réalisation, que d’établir les conditions de leur résonance. Il ne s’agissait pas non plus de justifier la création par l’association de sources d’inspiration potentielles issues du registre de l’histoire des sciences et des techniques, d’avoir simplement recours à l’analogie ou de ne considérer que l’aspect esthétique dans le choix des pièces, mais bien d’ouvrir un espace où se rencontreraient les intentions de l’inventeur, de l’utilisateur ou de l’expérimentateur, et celles de l’artiste. L’intuition, l’ingéniosité et l’intelligence marquent le processus de création, qu’il s’agisse du registre de l’invention ou du domaine artistique. Ces notions guident également la curiosité du visiteur et le rendent acteur de l’exposition.
L’objet de cette collaboration était également de se saisir de ce dialogue pour mettre en lumière certaines spécificités de la collection du Conservatoire des arts et métiers. L’origine de ces collections remonte à la création du Conservatoire par Henri Grégoire en 1794, et à la volonté de réunir les ‘moyens de perfectionner l’industrie nationale’. Cette idée s’articule autour de différents paradigmes: la réunion d’artefacts – ‘archives de l’histoire de l’art et de l’industrie’, selon Hervé Mangon, professeur puis directeur du Conservatoire – représentatifs de l’invention ; la constitution d’ensembles cohérents ou de ‘séries’; la normalisation des présentations; la transmission et la pédagogie. Ces collections de science appliquée, répertoriées et classées dans les galeries ouvertes au public depuis 1802, parfois utilisées à des fins d’enseignement et/ou mises en scène à l’occasion de démonstrations, constituaient un dispositif de médiation concourant à l’émulation et au développement de l’industrie nationale, puis contribuèrent à l’émergence d’une culture scientifique et technique.
Comment les artistes d’aujourd’hui (du moins ceux de l’exposition) considèrent-ils la science?
Clément Minighetti: «L’exposition n’a pas pour ambition de dresser un état des lieux exhaustif des relations de l’art à un monde marqué par la technologie. En revanche, elle s’attache à définir un horizon, à présenter un paysage qui serait cet ‘espace partagé’ où les artistes se saisissent des questions qui animent les domaines de la technique et de la science. Les pratiques artistiques sont variées, et évidemment les rapports qu’entretiennent les artistes à la science et la technique sont multiples. Certains portent un intérêt particulier à l’histoire des sciences et des techniques; le Musée des Arts et Métiers est, à ce titre, un lieu emblématique.
D’autres, à travers leur pratique, rejoignent le champ de l’expérience scientifique. D’autres encore initient des collaborations avec des centres de recherche ou des laboratoires, déplaçant ainsi le lieu de la création et modifiant sensiblement les modes de production. Ils créent des œuvres, pour certaines à haute valeur technologique, et qui parfois proposent aux scientifiques eux-mêmes de nouvelles pistes de réflexion.
L’exposition s’articule autour de trois sections, «La mesure du monde», «La matière dévoilée» et «Les inventions appliquées». Pouvez-vous détailler ce qu’on y verra?
M.-S. C.: «La scénographie repose sur un découpage thématique dynamique (abordant des domaines aussi larges que la mécanique céleste, la géométrie descriptive, la mesure du temps et de l’espace, l’observation de l’infiniment grand et de l’infiniment petit, les ondes lumineuses, sonores et électromagnétiques, l’outil, l’énergie, et la cybernétique) qui permet la mise en contexte sur les plans historique et scientifique. Des textes d’introduction apportent les repères nécessaires à la compréhension des objets techniques et des œuvres d’art en témoignant de la démarche des artistes et en replaçant cette démarche dans une perspective contemporaine en interrogeant les enjeux. Ces sections thématiques sont l’occasion pour le Musée des Arts et Métiers de dévoiler au public des pièces exceptionnelles, historiques ou emblématiques, voire curieuses, issues des cabinets de physique du 18e siècle ou acquises lors des expositions universelles au cours du 19e siècle, conservées dans ses réserves.
L’exposition sera ainsi l’occasion de (re)découvrir une étonnante série de tableaux et d’objets relatifs à l’étude des tourbillons, une petite ‘bibliothèque des formes’ pour la géométrie descriptive, des daguerréotypes du passage de Vénus sur le Soleil en 1874, des tableaux représentant les phénomènes d’interférences d’une incroyable modernité dès lors qu’ils sont appréhendés hors de leur contexte, un dispositif expérimental de transmission du son à l’aide de la lumière (le photophone de Graham Bell), un châssis de voiture en coupe, ou la maquette du premier calculateur électronique français.
Quelles nouvelles perspectives offre cette exposition dans le champ de l’histoire des techniques et des sciences? La manière dont les artistes s’en emparent apporte-t-elle de nouveaux éclairages?
M.-S. C.: «Les collections du Musée des Arts et Métiers suscitent souvent le questionnement. La compréhension de l’objet technique – son fonctionnement, ses applications – peut facilement constituer un obstacle dans sa perception. Associées à des œuvres artistiques, elles provoquent l’étonnement. Le décalage n’est pas si grand. L’œuvre d’art répond à l’objet technique; le concept renvoie à l’invention. La ‘confrontation’ de la démarche de l’artiste à celle de l’inventeur se joue ainsi sur le registre de ‘l’utilité’: l’utilité de l’invention se mesure à ses applications, l’utilité de l’œuvre d’art à son impact et à sa capacité à interroger. Cette mise en scène concourt à l’appropriation; le registre de la technique et le registre artistique se fondent et apportent un éclairage réciproque favorable à l’entendement. Cette collaboration a été l’occasion d’élaborer une nouvelle grille de lecture et de changer notre perception de la collection en portant un autre regard.
Les «nouvelles» technologies (informatique, robotique, numérique…) posent-elles de nouvelles questions aux artistes?
C. M.: «Ce n’est pas tant les nouvelles technologies que leurs implications qui soulèvent de nombreuses questions. En tant que partie du processus de production et de développement social, elles intéressent forcément les artistes. Leur intérêt pour la science et la technique se retrouve à toute époque. Mais, c’est d’autant plus vrai aujourd’hui, il n’y a pas de typologie précise dans l’approche. L’art contemporain est une plateforme d’expériences qui se nourrit des apports des domaines scientifique et technologique. Il faut aussi souligner l’intérêt actuel de nombre d’artistes pour l’histoire des sciences, d’une certaine façon l’artiste devient chercheur : il interroge son époque à travers le prisme du développement des nouveaux horizons de pensée.
Inversement, le regard de l’artiste peut-il aider le scientifique dans sa démarche/recherche?
M.-S. C.: «C’est moins à l’historien qu’au scientifique à qui il faudrait poser cette question, mais c’est bien à travers la question des enjeux pour la société qu’il faut appréhender cette question. L’artiste et le scientifique ont pour point commun de porter une problématique en réponse à des questions de société. L’artiste a la faculté d’ébranler le scientifique dans le traitement de son œuvre, tout comme nos collègues du Mudam nous ont nous-mêmes ébranlés dans notre vision de la collection en nous exposant leur projet!»
Du 4 juillet au 18 janvier au Mudam
www.mudam.lu