Erna Hennicot-Schoepges: «la culture n’est pas seulement un coût, mais que c’est aussi un investissement pour le futur». (Photo: Romain Gamba)

Erna Hennicot-Schoepges: «la culture n’est pas seulement un coût, mais que c’est aussi un investissement pour le futur». (Photo: Romain Gamba)

Madame Hennicot-Schoepges, votre image est liée à celle de ministre de la Culture, même si vous avez commencé la politique bien avant. Qu’est-ce qui vous a amenée à ce poste?

«J’étais présidente du Parlement à ce moment-là, en 1995. Le dossier qui m’a convaincue de rejoindre le gouvernement, c’était la reprise de l’orchestre de RTL. La libéralisation des ondes avait été votée et le monopole de RTL était terminé. La CLT ne voulait plus gérer l’orchestre. Les négociations avaient été entamées par le Premier ministre et ministre des Affaires culturelles, Jacques Santer. J’ai rejoint le gouvernement lorsque survint la question de savoir si Luxembourg avait besoin d’un orchestre ou si on ne pouvait pas envisager de faire un ensemble avec la Lorraine. Jean-Claude Juncker a eu une phrase importante à ce moment-là en estimant qu’’un orchestre, ce n’est pas seulement pour jouer, mais c’est pour doter le pays d’une culture’. Pour moi, c’était le moment de m’investir et de faire en sorte que l’orchestre puisse exister dans des conditions favorables, c’était l’origine de l’idée qui a créé la Philharmonie...

Peut-on dater les débuts véritables de la scène culturelle luxembourgeoise?

«On est tenté de penser à l’année européenne de la culture en 1995, à partir de laquelle il y a eu un changement profond et fondamental. Mais ce n’était pas le désert que l’on croit avant cela. Le centre culturel de Neumünster, par exemple, avait été voté dans une loi de 1992. Quand je suis devenue ministre des Travaux publics en 1999, j’ai cherché à voir où en étaient les travaux. Or, il y avait des contestations sur le projet. Certains voulaient faire des logements sociaux, d’autres voulaient faire un hôtel de luxe. On ne croyait pas à l’importance de créer un centre de rencontre, ni à la capacité de le gérer. Il a fallu du temps et de la ténacité pour voir le projet aboutir.

Mais il y a un avant et un après 1995…

«D’un point de vue politique, il y a eu un changement de paradigme, en considérant que la culture n’est pas seulement un coût, mais que c’est aussi un investissement pour le futur. D’avoir dû organiser l’année culturelle sous un chapiteau a pointé le manque d’infrastructures et le besoin d’investissements. Le succès de plusieurs manifestations, comme l’exposition Luxe, calme et volupté, a montré que le public était bien présent et que la culture n’était pas réservée à une élite. Ces réflexions ont justifié les grands travaux qu’on a pu faire.

Comme vous dites, il a fallu du temps et de la ténacité…

«Deux projets étaient déjà lancés, Neumünster et le Mudam. Le projet du ‘Pei Musée’, comme on disait à l’époque, avait suscité l’opposition de quelque 16.000 signataires dans sa version à 6.000m2. De mon point de vue, le fait de cacher la forteresse n’était pas une bonne idée, et on ne savait pas vraiment ce qu’on allait exposer dans ces 6.000m2, même s’il y avait des projets autour de l’art spolié et de la Fondation Ludwig. D’un commun accord avec le ministre des Travaux publics, Robert Goebbels (LSAP), nous avons donc opté pour revoir le projet afin de sauver les vestiges de la forteresse. Heureusement, I. M. Pei a joué le jeu. Je passe les épisodes qui ont retardé le chantier une fois le projet lancé, mais ces événements m’ont convaincue que les infrastructures culturelles avanceraient plus si la ministre de la Culture était aussi celle des Travaux publics [rires]. Il faut parfois savoir réunir les casquettes et montrer qu’il y a un seul maître d’œuvre. Cela a été utile au moment de la construction de la Cité judiciaire, où j’ai pu rassembler les architectes avec les spécialistes de l’Unesco pour trouver un compromis et faire en sorte que le projet se fasse (Mme Hennicot-Schoepges a endossé le portefeuille des travaux publics en 1999, ndlr).

C’est un de vos traits de caractère, la ténacité dans l’engagement?

«C’est l’essence même de la politique, je pense. Avant d’être au gouvernement, j’ai été bourgmestre dans ma commune, à Walferdange, et là aussi, j’ai dû me battre. Par exemple, pour la création du rond-point près de l’église, où il y avait sans cesse des accidents et des problèmes de circulation. J’ai pu convaincre le ministre des Ponts et Chaussées de faire ce rond-point, qui a été le premier sur une route nationale. J’avais aussi initié un projet pour l’habitat de personnes âgées, qui intégrait logements et soins. C’est devenu courant, mais à l’époque, c’était très contesté. Cette expérience locale m’a été utile aux Travaux publics.

Vous n’hésitez pas à vous battre pour défendre vos projets?

«Je n’aime pas me battre pour me battre, mais je garde les convictions qui m’ont fait entrer en politique et que j’ai toujours défendues. Un autre exemple a été l’introduction de l’éducation précoce. J’en ai fait un cheval de bataille, y compris contre beaucoup de monde au sein de mon parti, le CSV. Sur base de ce qui se faisait à l’étranger, dans les pays nordiques, on constatait que le Luxembourg avait du retard dans l’éducation et l’encadrement de la petite enfance, surtout dans le contexte du multilinguisme. Après une réunion tripartite où la décision a été prise, j’ai introduit l’éducation précoce par règlement d’urgence quand j’étais ministre de l’Éducation nationale, pour ne pas devoir attendre un avis du Conseil d’État.

Est-ce que vous vous considérez comme féministe?

«Féministe, non. Je considère que l’égalité des droits est due et je me bats pour cela. Ma génération avait encore des contrats de travail avec l’obligation de quitter l’emploi en cas de mariage! Une femme ne pouvait pas être fonctionnaire dans les administrations publiques. Nous avons réussi à faire bouger les choses, y compris le mouvement féminin du CSV. Aujourd’hui, on n’a toujours pas l’égalité des salaires pour le même travail, on est toujours à la traîne pour la représentation des femmes en politique, dans les conseils d’administration… C’est surtout au niveau mondial que l’éducation des femmes devrait être la priorité de toute aide au développement.

 Je considère que l’égalité des droits est due et je me bats pour cela.

Erna Hennicot-Schoepges, ancienne ministre de la Culture

Que pensez-vous de la question des quotas de femmes sur les listes politiques?

«J’étais la seule femme sur la liste des chrétiens-sociaux en 1974 pour la circonscription Centre. Quand j’étais présidente du parti, j’ai introduit, lors du changement de nos statuts, des quotas pour les listes électorales au sein du CSV, tout en gardant en tête que les quotas peuvent être un leurre. La femme doit surtout ne pas se laisser faire et s’imposer par ses idées, plutôt que par le fait d’être une femme.

C’est donc plus difficile pour les femmes?

«Non. La politique, c’est difficile. Pour les hommes, ce n’est pas facile non plus. C’est un milieu où il faut savoir ce que l’on veut et garder cela en tête. Je n’ai pas fait de la politique pour avoir un statut, un titre, mais pour changer les choses. On devrait entrer en politique comme on entre en religion. On devrait en faire une profession de foi, pas en faire un métier. Il faut surtout avoir des priorités pour gérer les problèmes quotidiens. Cela m’a aidée à me défaire de l’éternelle mauvaise conscience vis-à-vis de mes enfants et de ma famille.

Quel a été le moteur que vous pourriez ériger comme fil rouge de votre carrière?

«Ma conviction intérieure, ma manière de fonctionner, la préparation d’un programme d’action et le fait de travailler quotidiennement pour arriver à terminer ce programme. Il faut toujours avoir une vue à long terme, sinon on n’arrive à rien, même si les projets se construisent au fil de l’évolution des situations.

La vue à long terme permet de tenir bon?

«Un ministre de la Culture, ce n’est pas seulement pour inaugurer des expositions. L’État a la mission prioritaire de s’occuper des instituts culturels: archives, bibliothèques, archéologie… Je suis étonnée qu’on n’ait pas étoffé les instituts culturels en personnel. Ils sont les garants de notre patrimoine. Ils ont des trésors à gérer, sans en avoir les moyens. C’est la première obligation du ministère de la Culture. Je regrette de n’avoir pu construire la nouvelle Bibliothèque nationale ni le bâtiment pour les archives, dont le projet était prêt et qui attend toujours sa réalisation. L’archéologie aurait besoin d’espaces et de moyens pour exposer les résultats de ses fouilles. Pour ce qui est de la création, je pense qu’il faut faire confiance aux artistes et aux professionnels de la culture. Mais il faut assurer les moyens pour la création artistique et investir dans le professionnalisme par l’éducation et les institutions spécialisées.»

Pour retrouver la deuxième partie de l'interview, rendez-vous ici.