Philip Van Woensel, Vincent Jeunejean, Jérémy Coxet et Daniel Eischen (Photo: Julien Becker)

Philip Van Woensel, Vincent Jeunejean, Jérémy Coxet et Daniel Eischen (Photo: Julien Becker)

Dans un marché de la communication globalement en crise, la part du digital connaît une croissance importante qui compense en grande partie la réduction des dépenses en communication», constate d’emblée Jérémy Coxet, associate director chez Vanksen. La demande de digital a cru chez les annonceurs luxembourgeois qui sont rassurés par la mesurabilité de l’audience et des performances de ces types de communication. «Pendant longtemps, les responsables marketing ont vu le digital comme un mal nécessaire alors que désormais, ils le considèrent comme une valeur ajoutée et comprennent l’apport pour leur business», renchérit Philip Van Woensel, managing partner de Nvision.

Le marché luxembourgeois de la communication digitale a connu une lente, mais réelle, évolution et n’a pas encore atteint la maturité qu’elle peut connaître chez nos voisins. Les annonceurs ne se contentent plus d’un site web qui soit juste une vitrine, mais mesurent le potentiel qu’il peut leur apporter et appréhendent le web comme un média à part entière. «Beaucoup de clients considèrent que c’est un média bon marché, intuitif, et ne se rendent pas compte du travail que cela suppose, en amont comme en aval», tempère Vincent Jeunejean, managing partner de Mikado Plus qui constate aussi la frilosité de certains clients face aux médias sociaux: «Ils ont peur qu’on dise du mal de leur marque et ne voient pas l’importance de canaliser, d’avoir accès, de pouvoir répondre aux mécontents.»

Cela tient en partie à la spécificité du Luxembourg qui a peu de marques propres destinées au grand public. «On est dans un marché très institutionnel, très B2B, où peu de marques locales s’adressent au client directement, mis à part les banques, les bières, les voyages, la grande distribution… Par rapport à l’étranger, il y a moins de terrains de jeu pour découvrir ce que sont les nouveaux médias, comment segmenter les marchés…», justifie Daniel Eischen, CEO d’Interact. Il sait aussi que certains clients ont des habitudes bien ancrées et ne veulent pas en démordre «parce que cela va impliquer des changements qu’ils ne sont pas prêts à assumer. Beaucoup d’entreprises ne sont pas prêtes, parce que leur management ou leur actionnariat ne l’est pas.»

Implications transversales

Au point de vue stratégique, la communication digitale est en effet beaucoup plus transversale, intégrée et nécessite une réflexion plus large, qui dépasse les impératifs ponctuels liés à un événement ou un produit spécifique. «Les clients ont encore du mal à ne pas considérer une stratégie globale internet sur un an ou deux. Ils saupoudrent encore beaucoup de petits ‘one shots’», regrette Vincent Jeunejean. «On est passé d’une communication par campagne, dictée par le calendrier, à une communication en temps réel», ajoute Jérémy Coxet.

Ce n’est pas seulement en termes de conception que la communication digitale nécessite des compétences spécifiques. Plus largement, au niveau des ressources et de l’organisation interne, le digital a un impact fort. «Une des spécificités du digital est qu’il décloisonne l’organisation chez l’annonceur où les anciens métiers – marketing produit, relations publiques, service clientèle, service après-vente – sont maintenant imbriqués», constate-t-il.

Philip Van Woensel va plus loin: «Le problème n’est pas seulement une question de contexte du marché, mais plus précisément, beaucoup d’entreprises n’ont aucune idée de la santé et de l’image de leur marque. Elles ne se connaissent pas elles-mêmes, ne savent pas comment elles sont perçues, où elles se situent par rapport aux autres.» Un constat que partage Daniel Eischen: «Tant que tout allait bien, on ne se posait pas de question. Maintenant qu’il y a une crise, on cherche des raisons, mais on regarde rarement dans son propre jardin.»

Les systèmes de gestion, de management, de leadership sont ainsi rarement interrogés et remis en question. Le fonctionnement de l’entreprise, les valeurs mises en œuvre, reflètent l’âme, l’ADN de l’entreprise et de la marque. Aussi, l’urgence d’une situation, le manque de réflexion et de vue à long terme, l’observation des concurrents… impliquent souvent une réponse qui tient de l’emplâtre sur une jambe de bois. «On s’inspire de ce qui a été fait ailleurs, on adapte vite, mais on ne regarde pas profondément d’où vient le mal», soupire Philip Van Woensel, qui regrette le manque de pertinence de certaines campagnes.

Outils d’analyse

C’est donc le rôle d’une agence conseil d’apporter cette expertise à ses clients et de les amener à se poser les bonnes questions. Cela implique de nouvelles fonctions et compétences au sein des agences elles-mêmes. On sort du domaine de la publicité et du marketing, comme on le considérait dans le temps, pour aller vers du conseil plus intégré. «Cela explique que les grandes entreprises de conseil essaient d’entrer dans ce marché de la communication, parce qu’ils y voient un moyen de vendre leurs prestations de service en conseil de management», prévient le CEO d’Interact, qui met en avant les compétences spécifiques des agences conseil... Jérémy Coxet abonde dans ce sens: «C’est à nous de ne pas scier la branche sur laquelle nous sommes assis en ne visant pas simplement la marge brute, le court terme, sans prendre en compte les fondamentaux. Nous devons montrer à nos clients que cette communication digitale n’est pas un gadget ou de la poudre aux yeux, mais peut être pérenne.» Certains annonceurs l’ont bien compris et cherchent à analyser comment leurs clients se comportent face à un site web, quelles sont leurs attentes et leurs demandes. Des tests d’utilisateurs sont de plus en plus régulièrement pratiqués et les résultats bouleversent parfois profondément la structure même du site, le choix des produits mis en avant. «Si nous ne poussons pas nos clients à cette réflexion et à ces analyses, leur site et leur communication ne seront pas performants, le digital dans son ensemble souffrira d’une mauvaise image», complète-t-il. «Les outils de test, par exemple l’eye-tracking, donnent des résultats passionnants qui aident le client à se remettre en question, à le convaincre d’un changement de cap», confirme Vincent Jeunejean.

Ces outils d’analyse, ce conseil intégré, cette vision transversale, sont bien les nouvelles compétences indispensables à la communication digitale. «Il faut ajouter à cela une capacité à s’adapter aux changements, à aller vite, à réfléchir à l’étape suivante…», constate Philip Van Woensel pour qui le décalage culturel avec les décideurs «classiques» est difficile à combler. «Ils ont du mal à comprendre que leur marque est maintenant à disposition du client, sur le mobile de chacun. C’est lui qui décide ce qu’il en fait et quand il l’utilise.» Daniel Eischen a bon espoir pour l’avenir: «La génération des digital natives est en train d’émerger, ils ont de plus en plus de poids et de pouvoir. La compréhension du marché va en être changée.»

Les agences aussi doivent se remettre en question continuellement. Pour Vanksen, il est important d’avoir des équipes jeunes, ouvertes au changement. «Le digital est un monde particulièrement compliqué qui change vite et nos équipes doivent s’y adapter.» L’exigence et la complexité des outils et de la technologie impliquent en outre des équipes importantes avec des expertises spécifiques: ergonomie, rédaction, gestion de crise, statistique, analyse, développement, média planning, référencement… Des ressources qui peuvent aussi provenir de collaborateurs temporaires. «Nous travaillons avec des free-lances, au cas par cas, selon les besoins. Ce qui permet de trouver les bons profils», convient Vincent Jeunejean, à la tête d’une équipe de trois personnes chez Mikado Plus.

Par rapport à la communication traditionnelle – above the line – où c’est l’idée qui va tirer l’ensemble de la production, la communication digitale développe d’autres notions et implique d’autres aspects: la connaissance du consommateur, les réseaux sociaux, le service après-vente, les relations publiques… Un travail différent qu’il est parfois difficile de valoriser auprès du client. Le modèle économique des agences doit donc également évoluer. «Pendant longtemps, les agences traditionnelles refinançaient une partie de leurs frais à travers des produits qu’ils ne fabriquaient pas eux-mêmes: impression, fourniture, achat d’espace… C’est un modèle qu’on ne peut plus appliquer. Ce sont nos prestations de compétences et de know-how que nous devons valoriser.» Ce qui n’est pas sans poser des questions sur la valeur du conseil.

Critères de réussite

Il est donc difficile de juger la qualité d’une campagne digitale à l’aune des critères traditionnels de la création publicitaire. C’est une remarque qu’adresse la profession au jury des Media Awards: «Attribuer des prix en ne regardant que des bannières, c’est vraiment réducteur. Il faudrait pouvoir tenir compte du briefing du client, de la stratégie globale et de l’ensemble des réalisations…», appuie Jérémy Coxet, qui fait remarquer que le digital et ses retombées sont hautement mesurables: notoriété, appréhension positive de la marque, segmentation de l’audience, e-réputation, coût par acquisition, taux de clics…

Pour autant, l’heure n’est pas venue d’un transfert des budgets de communication du above the line vers le digital. «Les buts et moyens d’une campagne traditionnelle ne sont pas les mêmes: il s’agit surtout d’être vu, d’avoir une belle image. Mais ce n’est pas facile à mesurer, c’est subjectif et émotionnel», ajoute Philip Van Woensel. Il estime d’ailleurs qu’il faut maintenant parler de communication «through the line» où le digital est placé au cœur d’une stratégie globale et va renforcer, amplifier la communication traditionnelle avec des synergies entre les différents supports. C’est ce que confirme Vincent Jeunejean: «Il y a une résonnance entre les différents canaux: après un passage télé d’une publicité, il y a plus de trafic sur le site web.» Le consommateur n’a plus à choisir entre les différents médias, mais passe de l’un à l’autre, voire utilise plusieurs canaux en même temps. Les agences modernes ne se posent d’ailleurs plus la question et ne divisent plus leurs départements entre le on et le offline.

Quelles seront alors les tendances à suivre dans les mois et les années à venir? En cœur, nos interlocuteurs lancent «mobile»: le paiement par mobile, la géolocalisation, l’étude du comportement des consommateurs… Si la notion de «big data» est sur toutes les lèvres, il faudra d’abord passer par le «smart data»: «Que faire de la masse de données, comment les interpréter, les analyser et en tirer des conclusions, de la performance… Si 2014 pouvait déjà intégrer tout cela dans la démarche des annonceurs, ce serait bien», appelle Jérémy Coxet de ses vœux. Tous espèrent que leurs métiers et leurs compétences soient reconnus à leur juste valeur et que le marché luxembourgeois rattrape son retard.

«Un grand défi pour Luxembourg est encore le contenu», soutient Vincent Jeunejean: stratégies de rédaction web, personnalisation des contenus, complexification, contextualisation, réaction en temps réel, modération. Le digital a induit un marketing de permission où le consommateur désire une information, un contenu, un achat. En multipliant les points de contact (e-mail, Twitter, Facebook, Youtube, newsletter…), on multiplie les publics.

Tendance

Le digital prend le pouvoir

«Les métiers de la communication ont changé: dans le temps, c’était l’agence de publicité qui apportait de l’intelligence et du concept, le digital était un fournisseur de services qui transposait une annonce print en banner…, détaille Daniel Eischen. Grâce aux outils qui permettent une compréhension plus fine et pointue, c’est désormais le digital qui a une connaissance et une intelligence du marché et qui va traiter le publicitaire comme un fournisseur externe.»

Et Vincent Jeunejean d’abonder en son sens en citant des exemples où «le digital et sa capacité à être mesuré sont utilisés pour remettre en question, tester diverses campagnes, slogans, musiques, typos…». Différents messages ont été testés sur le cœur de cible sur Facebook pour voir lequel avait le meilleur taux de transfert et d’adhésion. «On peut ainsi rationaliser une campagne above the line avec des éléments factuels, grâce au digital.» De la même façon, on observe la réputation des marques sur internet après certaines campagnes télévisées pour déterminer quels sont les éléments retenus, mis en avant…

Les bonnes pratiques des agences (3/4) 

Agence: CPLUS

Client: MDDI – Sécurité routière

Date: mai 2013

Descriptif: Une parfaite adéquation entre le vecteur, le message et sa cible pour une campagne de prévention pour la non-utilisation du téléphone au volant, surtout ne décrochez pas sinon... Le format splash est pertinent et le rendu visuel parfait. Pour la première fois au Luxembourg, on ne meurt pas propre. 

 

Agence: Binsfeld

Client: Oberweis

Date: janvier–février 2014

Descriptif: Jeu-concours pour la Saint-Valentin, organisé sur Facebook dans le cadre du 50e anniversaire d’Oberweis. Le principe? Liker la page Facebook Oberweis et personnaliser un gâteau de la Saint-Valentin en envoyant une photo de son amoureux(se) ou un texte qui lui est destiné via l’application créée. Vingt gagnants seront sélectionnés par un jury: www.facebook.com/Oberweis.lu.

Valeur ajoutée: 5.500 nouveaux fans de la page Oberweis et 1.342 participants au jeu-concours en deux semaines. Création de trafic dans les shops. 

 

Agence: CPLUS

Client: MDDI – Sécurité routière – Police

Date: mai 2013

Descriptif: Parce que le Luxembourg est multilingue, et qu’une campagne d’intérêt général doit toucher tous les publics dans sa propre langue, les banners publicitatires sont diffusées et traduites suivant les sites et publics cibles, notons la première campagne en cyrillique pour la population russe! 

 

Agence: Moskito

Client: Optique Bohler

Date du projet: mai-juin 2013

Descriptif: L’action Facebook «Optique Bohler mecht Iech schéin Aen», développée par Moskito SA, a fait le buzz en mai 2013, quand des passants étaient incités à envoyer une photo les montrant avec des lunettes en papier créées spécialement pour cette occasion.