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Près de 4.000 milliards de dollars. C’est le montant que les Etats ont pour l’instant mis sur la table pour enrayer la spirale dans laquelle la finance mondiale sombre, entraînant les entreprises et l’économie tout entière. Si elles n’ont pas mis un terme immédiat à la crise, ni stoppé l’hémorragie, l’action conjointe du G7 et les initiatives concertées de l’Eurogroupe, lors du week-end des 11 et 12 octobre, ont au moins redonné un peu de la confiance qui s’était étiolée au fil des mois, pour disparaître à partir de la mi-septembre.

Quelques jours plus tôt, la baisse simultanée des taux directeurs des principales banques centrales, si impressionnante soit-elle, avait été aussi efficace qu’un coup d’épée dans l’eau.

En Europe, où le credit crunch avait atteint son paroxysme, les 15 Etats de la zone euro et le Royaume-Uni ont garanti les prêts interbancaires à court terme jusqu’à fin 2009. Certains pays, dont la Suisse, sont aussi entrés au capital des établissements de crédit qui menaçaient de tomber en engloutissant l’épargne des déposants. Au total, un package de près de 2.000 milliards d’euros (plus de 2.700 milliards de dollars), qui ne coûtera rien aux contribuables, «sauf si on avait un accident majeur du système financier qui aurait des conséquences incalculables sur l’économie», a averti François Fillon, le Premier ministre français.

Aux Etats-Unis, et malgré les hésitations du Congrès, la Maison Blanche consacre 700 milliards de dollars au plan Paulson ou Emergency Economic Stabilisation Act. Objectif: permettre aux banques d’isoler dans une structure publique de cantonnement leurs actifs toxiques et invendables, les fameux crédits subprime. A l’approche des élections du 4 novembre, l’administration Bush a aussi décidé de prendre des participations dans les banques en difficulté, pour un montant de 250 milliards de dollars. Elle était déjà venue au secours du numéro un mondial de l’assurance AIG, des agences hypothécaires Fannie Mae et Freddie Mac, clés de voûte du système de financement de l’immobilier résidentiel, et avait organisé le rachat de plusieurs piliers de Wall Street: Bear Stearns, Merrill Lynch, Wachovia, Washington Mutual... Un peu partout dans le monde, les gouvernements (au Japon, en Nouvelle-Zélande, en Australie...) ont suivi le mouvement en s’engageant à sauver des établissements à caractère systémique, ou en garantissant les dépôts des épargnants.

Conséquences économiques et sociales

Personne n’aurait pu imaginer, il y a seulement quelques mois, qu’un tel arsenal de mesures soit nécessaire. Ni qu’aux pays du libéralisme, Washington et Londres nationaliseraient les banques, ou transformeraient les golden boys de New York et de la City en fonctionnaires.

Avant un nouveau Bretton Woods et la refonte du système économique et financier, on n’a pas fini de s’interroger sur l’enchaînement des évènements qui ont conduit à ce désastre. Un désastre qui a secoué durement le Luxembourg, avec le sauvetage précipité de deux des principaux employeurs du pays, Fortis et Dexia, et la chute de trois banques islandaises, Glitnir, Landsbanki et Kaupthing, bien représentées au Grand-Duché. Sans parler des conséquences économiques et sociales, qui s’annoncent déjà lourdes. «Cette crise majeure figurera encore dans les manuels scolaires dans 150 ans», prédit Roger Hartmann, associé chez Ernst&Young et ancien administrateur délégué chez UBS Luxembourg.

Le problème est né aux Etats-Unis, d’une croissance économique reposant sur le crédit et la sophistication financière. Tous les experts tombent d’accord sur ce socle d’explication. «Cette crise vient d’une bulle immobilière, en partie causée et alimentée par la titrisation», résume le professeur Jean-Pierre Danthine, managing director du Swiss Finance Institute. Des organismes non réglementés ont accordé des prêts résidentiels à des ménages insolvables. L’octroi de ces crédits dits «subprime» ne dépendait pas des revenus de l’emprunteur, mais de la valeur du bien acquis et hypothéqué. Lorsque le marché s’est retourné et que les taux d’intérêt ont grimpé, les particuliers n’avaient plus les moyens de rembourser leur emprunt, dont le seul principal dépassait la valeur du bien lui-même. Ils ont abandonné leur maison aux banques, qui ne pouvaient s’en défaire qu’avec une décote, alimentant ainsi un cercle vicieux et causant leur propre perte.

Le problème serait resté cantonné aux établissements de crédit américains, si ces derniers n’avaient pas transféré leurs engagements grâce à la titrisation, c’est-à-dire en transformant leurs crédits en obligations (en titres). «Il y a eu une faille au départ, car les originateurs des hypothèques ont pu se débarrasser de tout le risque qu’ils créaient», poursuit le professeur Danthine. Ils pouvaient ainsi consentir d’autres prêts à risque, puis s’en séparer de nouveau...

Excès de confiance

Les véhicules de transfert se sont fait de plus en plus complexes, avec des instruments tels que les CDO (collateralised debt obligations), divisées en plusieurs tranches plus ou moins risquées et placées auprès d’investisseurs avides de rendements.

Le tout avec le label parfois bienveillant des agences de notation, lesquelles sont accusées de porter une lourde responsabilité dans cette crise. Le professeur Danthine pointe un excès de confiance dans les modèles mathématiques utilisés et dans la capacité à gérer les risques avec des produits incompréhensibles et dépourvus d’historiques de performance. Un excès de confiance, mais aussi un appât du gain à court terme, avec des volumes sans cesse croissants et des leviers d’endettement démesurés.

Au-delà de ces mécanismes de crédit et de titrisation, c’est la banqueroute de Lehman Brothers qui a précipité la dégringolade des marchés et détruit la confiance à partir de mi-septembre.

Christine Lagarde, ministre française de l’Economie, a qualifié d’«erreur dramatique, la décision des Etats-Unis de laisser s’enfoncer la banque Lehman Brothers». Une analyse partagée par Jacques Chahine, président de Chahine Capital et de la sicav luxembourgeoise Digital Funds: «C’est la faillite de Lehman Brothers et ses 600 milliards de dollars de bilan qui est à l’origine de la panique et de la perte de confiance dans tout le système. Ben Bernanke (le président de la Réserve fédérale américaine) et Henry Paulson (le secrétaire au Trésor) ont reconnu leur erreur et volé au secours immédiat de AIG. Des sicav monétaires exposées à Lehman ont subi des retraits massifs... Une véritable ruée a été observée vers les emprunts d’Etat à court terme, alors que les taux interbancaires s’envolaient».

Cette accélération brutale de la crise a fait tomber Dexia et Fortis, déjà en proie à des difficultés de refinancement puis aux retraits de leurs déposants: le coup de grâce.

Impossible à ce stade de dire que le pire est derrière nous. «Il n’y a pas de raison de déclarer la fin de la crise financière et de verser dans l’optimisme exagéré», a d’ores et déjà averti Jean-Claude Juncker, le Premier ministre luxembourgeois et président de l’Eurogroupe. Intervenant le 7 octobre à l’occasion des 20 ans de l’ALFI (Association Luxembourgeoise des Fonds d’Investissement), Hamish McRae, journaliste économique de The Independent, a estimé qu’il ne fallait pas s’attendre à un scénario en V ou en W, synonymes de rebond rapide de l’économie, mais plutôt en U: un U asymétrique avec un creux prolongé et une reprise très lente. Lors de la Grande Dépression, l’indice Dow Jones n’a retrouvé son pic de septembre 1929 qu’en...1954. En conclusion de son discours, Hamish McRae a comparé les marchés financiers à un miroir. Un miroir qui reflète l’opinion que l’être humain se fait de lui-même.