Le campus digital, l’université numérique, l’apprentissage 2.0. Peu importe son nom, tant que les objectifs vont vers la formation de talents pour demain. (Photo: Digital World / Licence CC)

Le campus digital, l’université numérique, l’apprentissage 2.0. Peu importe son nom, tant que les objectifs vont vers la formation de talents pour demain. (Photo: Digital World / Licence CC)

Quelles pistes suivre pour donner de la matière à la stratégie digitale que le Luxembourg a initiée pour s’assurer un futur? Une des deux séances des Journées de l’économie, qui se sont tenues les 24 et 25 février derniers, s’est concentrée sur la question avec ses orateurs. Invité à la tribune, le Français Dominique Roux, professeur à l’Université Paris-Dauphine et directeur de la chaire d’économie numérique, a ainsi insisté sur le décalage entre la montée en puissance du numérique dans l’économie et le manque de moyens que les États se donnent pour former des gens suffisamment compétents pour assurer la relève qui se prépare.
«Le poids du numérique dans l’économie est déjà impressionnant», martèle-t-il. Pour appuyer ses propos, il donne le résultat d’une étude française qui montre que, si on regroupe tous les secteurs déjà basés ou en voie de l’être sur les technologies numériques, on constate qu’ils représentent déjà 6% du PIB mondial. «3.500 milliards d’euros, ce n’est pas rien», observe le professeur de Paris-Dauphine. Que faire au Luxembourg pour s’intégrer dans ce vaste mouvement? «Pourquoi ne pas créer ici une université du numérique?», s’interroge-t-il à la tribune. Une piste qui, selon lui, aurait du sens dans un pays positionné au cœur de l’Europe et qui peut revendiquer son multilinguisme pour attirer des étudiants d’horizons très divers.
«En Europe, nous avons de bonnes écoles d’ingénieurs un peu partout qui forment des gens avec des compétences techniques», explique Dominique Roux. «Mais pour entrer dans l’ère du numérique, il faut aller au-delà de ces compétences.» Selon lui, il serait intéressant que les États européens se dotent d’un lieu d’apprentissage où on pourrait inviter à enseigner les meilleurs spécialistes mondiaux du numérique et attirer ainsi les futurs talents.
Pour appuyer ses propos, il insiste sur le manque de personnes compétentes dans ce domaine en Europe alors que les besoins deviennent évidents. «L’Union européenne a tiré la sonnette d’alarme», pointe-t-il. «Elle a estimé qu’en 2015, donc cette année, il manquerait 700.000 postes dans l’économie numérique au sein de l’espace européen. Alors que nous sommes face à 5,5 millions de jeunes chômeurs européens.»
Certains nouveaux métiers manquent ou feront vite défaut dans les entreprises pour assurer cette révolution du numérique. Il note au passage l’importance de nouvelles professions à l’ère du big data et de la toute-puissance des réseaux sociaux. Il faudra des chief data officers, responsables de la gestion des données, des data protection officers pour gérer la sécurité et la conformité des données dans l’entreprise, des community managers, soit des personnes chargées de veiller à la bonne réputation de leur société dans les réseaux sociaux, ou encore des data scientists, des spécialistes dans le traitement des données, à la fois mathématiciens, statisticiens et informaticiens capables d’exploiter le big data. «Ce sont eux qui font le plus cruellement défaut», explique Dominique Roux. «Selon une étude du consultant McKinsey, il va en manquer des dizaines de milliers.»

Un vide de matière grise

D’après ses données, en France, les besoins dans ces compétences se font déjà sentir dans 57% des entreprises. «Mais on ne donne pratiquement aucune formation à ces fonctions dans le monde universitaire…» Il déplore notamment que l’Europe ait un retard important par rapport à des pays comme le Japon, l’Inde, la Chine ou la Corée du Sud où la formation à l’informatique est obligatoire dès l’école primaire. «En France, en revanche, nous n’avons pas encore de vrais professeurs d’informatique, notre enseignement reste très classique», regrette-t-il.
Pour ce spécialiste de l’économie numérique, l’idée d’un vaste programme éducatif européen orienté dans ce domaine est donc loin d’être farfelue. «C’est une réelle opportunité pour l’Europe, Mais il va falloir aller vite. Alors pourquoi pas la plus grande université numérique d’Europe, voire du monde, à Luxembourg?» L’idée peut en tout cas susciter le débat.

Gérard Hoffmann, CEO de Telindus et président d’ICTluxembourg
Deux grands pôles orientés

Le terme d’université numérique prête évidemment à de nombreuses interprétations. Gérard Hoffmann replace l’idée dans le contexte luxembourgeois actuel. «L’Université du Luxembourg est déjà fortement impliquée dans le numérique. Nous avons déjà notamment investi dans deux grands centres de recherche: le SnT (Interdisciplinary Centre for Security, Reliability and Trust) et le LCSB (Luxembourg Centre for Systems Biomedicine). Nous pourrions aussi développer les liens entre finance et nouvelles technologies pour créer un pôle éducatif numérique autour de ces trois piliers. Une autre initiative, proposée par ICTluxembourg et que nous pourrions reprendre, est le programme ‘e-skills’. Il s’agit d’une des cellules thématiques mises en place dans le cadre de la stratégie Digital Lëtzebuerg  qui vise les compétences numériques par des programmes de formation continue. En rassemblant ces différentes structures, on obtient déjà deux grands pôles – un universitaire et l’autre en formation continue – orientés vers le numérique. Faut-il aller vers un modèle disruptif comme le propose Dominique Roux? Il me semble que, pour cela, il faudrait des moyens plus importants que ceux que le Luxembourg peut se permettre. En période de réforme budgétaire, ça ne me semble pas réaliste. Il est évidemment capital d’investir dans l’éducation. Mais commençons surtout par structurer ce que nous avons créé et communiquons autour de cela. Nous devons mieux nous vendre pour attirer les futurs talents.»

Francine Closener, secrétaire d’État à l’Économie
Un nouveau certificat Smart ICT

Au ministère de l’Économie, on a bien pris connaissance du discours de M. Roux et de sa proposition de créer une université numérique au Luxembourg. Cependant, souligne Francine Closener, «la création d’une université supplémentaire est plutôt difficile voire irréaliste pour un pays de la taille du Grand-Duché. Le ministère de l’Économie plaide plutôt pour veiller à ce que les formations offertes par l’Université correspondent au mieux aux besoins des entreprises et soient bénéfiques pour celles-ci à travers un échange de compétences et connaissances». En outre, l’État s’investit pour que l’offre et les travaux de l’Université soient le plus possible complémentaires aux efforts pour développer certains secteurs jugés prioritaires, comme l’ICT. Francine Closener livre un exemple concret: «À la prochaine rentrée, l’Université du Luxembourg proposera un certificat universitaire ‘Smart ICT for Business Innovation’, qui a été récemment approuvé officiellement. La formation conduisant au certificat débutera à la rentrée académique 2015-2016 et offrira à ses étudiants une vue complète des concepts de pointe en matière de smart ICT (smart cities, smart grids, big data and analytics, cloud computing, green ICT, etc.). Le ministère de l’Économie y participe à travers l’Ilnas car la normalisation technique, riche source de connaissances en constante évolution, est également au cœur du programme.»

Serge Allegrezza, directeur de l’Observatoire de la compétitivité
Une chaire big data

Pour Serge Allegrezza, le professeur Roux a mis le doigt sur un des grands défis des années à venir: celui de la formation aux nouveaux métiers d’internet. «Ceux-ci requièrent des compétences très pointues en mathématiques-statistiques et en informatique. Il faudra en effet former de nouveaux bataillons de statisticiens capables de s’attaquer au big data. Il faudra aussi de nouvelles combinaisons de compétences, comme celles de la vente et de la communication sur les réseaux sociaux. Bien plus, c’est un nouvel état d’esprit qu’il faut cultiver, le milieu internet étant hautement créatif, nomade, orienté projet, instable. L’histoire de la ‘nouvelle économie’, appellation tombée en désuétude avec l’éclatement de la bulle technologique au début du millénaire, nous a rendu attentifs au fait que la réalité dépasse notre imagination, et prend des chemins détournés, inédits, imprévus. Il faut donc raison garder et se préparer à s’adapter. Je pense que l’Université du Luxembourg insiste à juste titre sur la recherche et le développement dans la sécurité informatique (SnT) et que nous avons accumulé suffisamment de compétences pour élargir l’offre. Je verrais bien une chaire big data et un laboratoire associé. Objectif: attirer les meilleurs chercheurs et étudiants d’Europe et du monde.»