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N e fût-ce que pour répondre aux nouvelles attentes de leurs clients, les institutions financières ne peuvent plus se permettre de se reposer sur leurs acquis. La banque de papa est révolue et même les acteurs historiques du pays s’inscrivent désormais dans une dynamique de transformation de plus ou moins grande ampleur. Objectif: devenir la banque de demain. «La banque est à la croisée des chemins», affirme ainsi Stanislas Chambourdon, associé de KPMG Luxembourg, en charge du secteur bancaire. «Avec des revenus inférieurs à ceux qu’elle a connus par le passé, elle se voit contrainte de procéder à des investissements majeurs pour relever les défis de l’avenir et parvenir à garder sa base de clientèle, mais également à conquérir de nouveaux segments ou marchés.»

Sur tous les fronts

La transformation digitale de notre société est pour beaucoup dans les changements qui attendent tant le métier de banquier que le secteur financier tout entier. Il faut se transformer, ne serait-ce que pour maintenir ce statut de principal partenaire économique des citoyens comme des entreprises. «L’important, aujourd’hui, est de ne pas perdre le contact», commente Claude Hirtzig, chef du département Banque des particuliers et professionnels de la Banque et Caisse d’Épargne de l’État. «L’émergence de l’ère numérique que nous connaissons s’accompagne d’une multiplication des canaux de communication et de commercialisation, ainsi que des points de contact entre une organisation comme la nôtre et nos clients. Dans ce contexte, la banque doit évoluer, pour rester au plus près de ses clients, être présente à l’endroit et au moment où ceux-ci désirent recourir à ses services.»
Cela implique de mettre en œuvre une transformation digitale d’envergure, de proposer des solutions d’e-banking toujours plus performantes, d’offrir à ses clients une palette toujours plus large de services en ligne, web ou mobile. Dans le même temps, les banques doivent investir dans les agences, pour les faire évoluer, afin de répondre aux besoins d’une large variété de publics, jeunes et âgés, connectés ou non. La BCEE l’a bien compris, elle qui depuis le printemps 2012 travaille avec la start-up luxembourgeoise Inui Studio dans le développement et la mise en place de solutions spectaculaires d’interfaces homme-machine sans contact… Les banques doivent donc être présentes sur tous les fronts. Et cela n’a rien d’évident.

Plus de proximité

Multiplier sa présence sur les bons canaux doit avant tout servir un objectif de proximité. «Nous ne pouvons pas imposer à nos clients une approche classique, en agence, ou une autre plus directe, digitale», affirme Barbara Daroca, head of marketing and direct channels au sein d’ING Luxembourg. «Si une partie de la population est prête à profiter d’une large palette de produits et de services accessibles par des canaux digitaux, pour une autre frange de la population, les opérations en ligne ne sont pas forcément accessibles ou leur appréhension est plus complexe. Pour répondre aux attentes des uns et des autres, il faut combiner les deux. À l’heure actuelle, il nous faut leur laisser le choix tout en restant à l’écoute de leurs besoins et de leurs préoccupations, dans le souci de la diversité.»

De nouveaux standards sont mis en œuvre au sein des agences, lesquelles se font plus ouvertes, plus conviviales. Le client peut venir y réaliser des opérations de manière autonome, ou en bénéficiant du conseil d’un agent. Dans le même temps, les institutions bancaires doivent investir dans de nouveaux systèmes d’information, leur permettant d’assurer une proximité de tous les instants avec leurs clients, où qu’ils soient. «L’agence doit devenir le lieu où le client vient chercher un conseil, une réponse à un besoin complexe. Pour les opérations courantes, l’électronique peut prendre progressivement le relais», poursuit Claude Hirtzig. «Mais la transition doit s’opérer dans le temps, en s’assurant du respect des attentes de l’ensemble des clients. »

Le rôle du conseiller doit évoluer

Répondre aux défis posés par cette inexorable transformation de l’activité bancaire exige de penser aux clients, mais également à ceux qui les servent. En effet, le rôle du conseiller en vente, au cœur de l’agence, doit fortement évoluer. «Son rôle se transforme. Les banques doivent donc aussi investir en amont dans la formation de leurs équipes, qui doivent apprendre à mieux connaître le client, ses besoins, son profil, son historique, afin de pouvoir l’accompagner en toute circonstance, qu’il se présente en agence ou qu’il demande un conseil à distance», précise Stanislas Chambourdon.
Si les banques traditionnelles ont choisi la voie de la transition, d’autres acteurs imaginent la banque de demain autrement. Considérant les technologies qui voient le jour, la vitesse à laquelle les modes de consommation évoluent, ils prônent d’autres modèles. Keytrade Bank, par exemple, a misé sur un modèle bancaire entièrement digital. «Nous sommes convaincus que la banque de demain est digitale. Alors que la banque classique doit répartir ses investissements sur plusieurs canaux, nous avons l’opportunité de concentrer nos efforts sur un seul: le numérique», explique Thibault de Barsy, administrateur délégué de Keytrade Bank Luxembourg. Ce modèle bancaire, cependant, ne peut s’adresser qu’à une partie de la population qui a envie, ou qui s’accommode du fait de réaliser l’ensemble de ses opérations via des canaux digitaux. «Notre volonté est de faire profiter à nos clients des opportunités du digital. Aujourd’hui, par exemple, nous offrons déjà le temps réel, permettant au client que ses ordres soient exécutés sans délai. Nous sommes convaincus que la banque de demain pourra être celle de l’instantanéité. Un crédit hypothécaire, par exemple, pourra être accordé via l’envoi d’une photo du bâtiment, en prenant en considération sa géolocalisation. Par ailleurs, le digital n’entraîne pas forcément l’absence de conseil. Un client peut être aussi bien conseillé à distance qu’en agence, par téléphone, ou par d’autres canaux.»

Dans le contexte actuel, la banque digitale peut offrir des services à des coûts moindres. Considérant que le facteur coût est aussi un facteur du changement, la banque serait bien tentée de voir dans la digitalisation un moyen de répondre aux défis financiers de demain. Face à une concurrence digitale de plus en plus importante, la digitalisation de la banque pourrait s’en retrouver accélérée.

Rapports ambigus

La gestion de la clientèle s’avère donc complexe. Les banques sont confrontées à une clientèle hétérogène en termes d’âge, de culture, avec des comportements divers et variés, des attentes parfois difficiles à identifier ou à comprendre. «Quand on mène des enquêtes auprès des clients, on se rend rapidement compte que leurs demandes sont multiples et souvent antagonistes. Pas facile à gérer! Le meilleur exemple réside dans le fait que la plupart des clients désirent une agence de proximité, mais qu’ils y vont rarement», précise Stanislas Chambourdon.
Si chacun a tendance à entretenir un rapport ambigu avec l’argent, à la fois source de bonheur et d’anxiété, beaucoup ont du mal à définir clairement les attentes qu’ils ont d’une banque. «People don’t need bank, they need banking, comme le dit une expression», précise Barbara Daroca. «Les clients ne vont pas à l’agence pour le plaisir, mais pour y réaliser des opérations. Qu’ils puissent les réaliser à distance ou en agence, cela nous fait dire que, au-delà des moyens, c’est à travers la mise en œuvre du service de qualité dont veulent jouir les clients que la banque doit se redéployer.»
Au-delà de la technologie, de l’intégration de la dernière application de paiement, le changement que doivent opérer les acteurs bancaires doit être plus profond. «Pour la banque traditionnelle, les changements qui permettront l’émergence de demain exigeront des prises de risque plus importantes que ce qui se fait aujourd’hui», explique Raoul Mulheims, cofondateur et CEO de Digicash. «Si la banque est à la croisée des chemins, comme on l’évoque, elle doit opérer une reconversion fondamentale, lui permettant de profiter des opportunités nombreuses offertes par le digital. Les institutions bancaires, pour relever ce défi, devront sortir de leur zone de confort.»

Il faudra investir en conséquence, certes, mais aussi revoir les modèles, apprendre à mieux connaître le client, à le comprendre, le suivre. «Les moyens de paiement, segment sur lequel nous sommes actifs, et qui sont les plus souvent évoqués en matière d’évolutions technologiques dans le secteur financier, ne constituent qu’une partie de l’activité», poursuit Raoul Mulheims. «Certes, les moyens de paiement sont importants, car ils sont un point de contact crucial entre le client et sa banque. Mais demain, c’est à travers tout son métier que la banque doit se repenser. Elle doit réfléchir à mieux accompagner le client par le crédit, à mieux l’aider à gérer son budget, ses économies, à lui assurer plus d’aisance dans ses paiements.»

Question de confiance

La banque a toujours été le partenaire financier de confiance de la plupart des citoyens. Aujourd’hui, cependant, elle voit d’autres acteurs émerger et empiéter sur des plates-bandes qui lui semblaient jusqu’il y a peu totalement acquises. Ces acteurs, ce sont des plateformes de vente en ligne, comme Alipay (le moyen de paiement attaché à la gigantesque plateforme de vente en ligne asiatique Alibaba, qui développe une banque en interne). Demain, ce seront Amazon, Google… «Alipay profite d’un constat, celui d’une déception des consommateurs vis-à-vis de leur banque traditionnelle, qui peine à répondre à leurs attentes en matière de consommation», commente Stanislas Chambourdon (KPMG).

Le paiement n’est depuis longtemps plus du seul ressort des banques. Les acteurs se multiplient. De la solution de paiement mobile au portefeuille électronique, divers acteurs coexistent, divers modèles aussi. Auprès d’acteurs comme PayPal ou Yapital (pour prendre un exemple plus proche de nous), des consommateurs peuvent ouvrir des comptes, les alimenter pour réaliser des paiements en ligne. Le risque, pour les acteurs bancaires, est de perdre le contact avec le client, ou du moins de voir certains points de contact leur échapper. C’est ce qu’on appelle la désintermédiation bancaire. De nombreuses marques importantes font part de leur projet de gérer leur clientèle en interne, comme le fait Alibaba aujourd’hui.
Le paiement, en tant que point de contact, est une activité clé. À l’heure où la donnée est source de croissance, le paiement est source d’informations sur les habitudes de consommation des clients, la manière dont ils dépensent, leurs besoins et envies. Au-delà du paiement, le crowdfunding peut-il prendre le pas sur le crédit traditionnel? «Alors que d’autres acteurs empiètent sur le business, les banques se posent encore beaucoup de questions. Elles comptent sur la confiance dont elles jouissent et qui a longtemps été une valeur clé dans la relation que le client entretenait avec sa banque. Toutefois, à l’heure où les clients sont multibancarisés, si l’offre a tendance à se confondre avec des prix virtuellement les mêmes partout, les institutions ne devraient pas surestimer le facteur confiance dans la préservation de leur clientèle», estime Raoul Mulheims.
Autrement dit, si la confiance reste importante, elle doit se mériter. «Au-delà de la nouvelle solution technologique répondant à un besoin très spécifique, le consommateur cherche un partenaire qui puisse l’accompagner à travers les grandes étapes de sa vie, en parvenant à créer une relation à long terme, à répondre à ses besoins, quel que soit le contexte», explique Barbara Daroca (ING).
Si la banque doit changer, son futur n’est pas pour autant menacé. Chacun restera bancarisé, ne serait-ce que pour bénéficier de garanties que lui octroient les institutions traditionnelles eu égard à son argent, sa préservation. Elle doit toutefois se recomposer, s’adapter à la nouvelle donne, en veillant à préserver ses positions. En tout état de cause, c’est la qualité de service, plus que la dimension technologique, qui devra faire la différence.

Stratégie
Regain d’agilité nécessaire. Le comportement du client change, ainsi que ses attentes. La banque doit donc évoluer. Toutefois, compte tenu des risques encourus derrière chaque investissement, la banque ne peut pas tout se permettre.
Une réorientation stratégique exige de pouvoir développer une vision à long terme. Dans un environnement changeant, quand tout semble s’accélérer, il faut pouvoir faire le bon choix. «Comment, dans ce contexte, définir une stratégie à 10 ans? C’est le défi auquel doivent répondre les banques», commente Stanislas Chambourdon (KPMG). Dans cette position délicate, face à une certaine incertitude quant à l’orientation à emprunter, les banques courent un autre risque: «Celui de se retrouver dans une position où elles réagissent constamment plutôt que d’anticiper», précise Claude Hirtzig (BCEE). «Il nous faut donc prendre un peu de recul et imaginer notre métier et la manière dont il va évoluer à moyen et long termes.»
Les besoins de chacun n’ont fondamentalement pas changé. Le métier de la banque non plus. Mais face aux défis qui sont aujourd’hui posés aux institutions bancaires, c’est au niveau de la manière de répondre aux besoins des consommateurs que des solutions alternatives peuvent être trouvées. «Des plateformes informatiques communes, présentant un large panel de services disponibles pour les banques et leurs clients, pourraient voir le jour», estime Raoul Mulheims (Digicash).
Si le facteur digital n’est pas différenciant, pourquoi les investissements devraient-ils être isolés? Devant servir le plus grand nombre et multiplier les investissements pour ce faire, la banque n’a pas d’autre choix que de trouver le moyen de gagner en agilité et en flexibilité. Chaque institution, dans son propre chef, devra sans doute pouvoir réaffirmer sa différence, sa plus-value à l’égard de sa clientèle. Pour y parvenir, la banque de demain devra se recentrer sur son métier. Il faudra innover, certes, mais tant sur les aspects du métier qu’à travers les technologies mises en œuvre. Il faudra que la réglementation permette aussi à la banque de s’adapter afin qu’elle puisse répondre aux défis qui se posent.

Technologies
Miser sur le bon cheval. Mobile payment, virtual currency, opérations en temps réel… Sur quelle technologie miser? Quel modèle adopter? On a rarement vu émerger autant de solutions, d’applications, de technologies.
«La palette d’outils disponibles est large. On ne peut pas tout mettre en œuvre. Il faut donc rester vigilant, attentif à ce qui se passe, à ce qui se crée, afin d’espérer miser sur la bonne formule», explique Claude Hirtzig. La BCEE a été une des premières banques à mettre en œuvre une solution de paiement mobile, en faisant confiance à Digicash. «Fermer les yeux sur les innovations technologiques serait évidemment une erreur. Quand des acteurs commerciaux prennent la relève de la banque, en développant des solutions de paiement ou de crédit, c’est souvent parce que la banque n’a pas su développer le service adapté», poursuit le responsable de la Spuerkeess. Il appartient donc aux acteurs bancaires, aussi traditionnels soient-ils, de faire preuve d’innovation, de s’ouvrir aux opportunités offertes par la technologie.
Beaucoup le font, avec les moyens à leur disposition. Généralement, les banques retail luxembourgeoises n’ont pas les moyens d’investir dans la R & D. Par contre, au cœur de leur propre groupe, elles peuvent s’inspirer d’initiatives intéressantes mises en œuvre çà et là. «Nous appuyons nos développements sur un innovation office, qui entend identifier les drivers positifs importants, commente Barbara Daroca (ING). Tout ce qui rend la fonction bancaire plus simple est susceptible de nous intéresser.»
L’autre option est de développer des partenariats avec de jeunes entreprises innovantes. Digicash a développé une solution de paiement mobile pour les banques. La start-up collabore avec plusieurs banques, qui mettent aujourd’hui la solution à disposition de leurs clients. «Ces partenariats sont intéressants, mais sont loin d’être évidents à mettre en œuvre. Grandes et petites structures ne parlent pas forcément le même langage. Il faut s’adapter, s’apprivoiser. Cela prend du temps. Ce qui est loin d’être évident, quand on est un petit acteur», commente Raoul Mulheims. Il arrive cependant que la persévérance paie. Pour le bien de tous.