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ARBED : Un géant aux racines luxembourgeoises

Avant de participer à la naissance du premier producteur mondial d’acier, la sidérurgie luxembourgeoise était une histoire de famille. Quelques noms figurent au panthéon d’un secteur qui allait façonner l’économie, le climat social et politique d’un pays agricole au lendemain de son indépendance. Parmi ceux-ci, les familles Metz et Tesch créent les premiers hauts-fourneaux dès 1846. On les retrouve en 1882, par l’entremise de Jean-Norbert Metz et Victor Tesch, à la création de la Société anonyme des hauts-fourneaux et forges de Dudelange. En 1911, une première fusion — déjà — intervient. Sous l’impulsion d’Émile Mayrisch (descendant de la famille Metz) et du Belge Gaston Brabanson, les trois aciéries de Burbach, Eich et Dudelange se regroupent. L’Arbed est née. Son expansion sera notamment possible grâce aux constructions routières, entreprises par le gouvernement quelques années plus tôt, et l’adhésion du pays (en 1842) au Zollverein (union douanière des États de la Confédération germanique).

Au sein des actionnaires-fondateurs de l’Arbed (Aciéries réunies de Burbach-Eich-Dudelange), figure la Banque internationale à Luxembourg (BIL), créée en 1856 pour participer à l’essor de la sidérurgie et des chemins de fer. Léon Laval – qui fondera Foyer en 1922 — fait aussi partie de cette liste (aux côtés de Belges et de Français), de même que Joseph Wurth, créateur, avec ses frères, des ateliers de construction Paul Wurth. L’Arbed prendra très tôt une prise de participation dans cette société, utilisant ses productions pour ses réalisations.

En quelques décennies, le pays est devenu l’un des plus riches d’Europe, grâce à la sidérurgie et aux bonnes relations entre l’Arbed de l’État. Certains industriels, influents, sont par ailleurs également actifs dans les rangs politiques, à l’instar d’Émile Mayrisch (également député libéral). Exemple de cette entente, en 1919, l’Arbed acquiert grâce à l’État un terrain, avenue de la Liberté, où sera érigé son siège social. L’intervention du pouvoir politique atteint son apogée avec la crise de 1975. Une surproduction mondiale de l’acier met l’Arbed — qui occupe un salarié sur cinq — dans une situation délicate. Le gouvernement doit venir à sa rescousse, à la fois économiquement et socialement. On voit ainsi apparaître des mesures de pré-retraite ou d’accompagnement des salariés issues d’une nouvelle forme de dialogue : la tripartite, officialisée en 1977. On notera que les syndicats OGBL et LCGB voient leurs origines remonter aux premières périodes de difficultés sur le front de l’emploi, suite à la Première Guerre mondiale. Au niveau économique, l’État intervient par l’intermédiaire de la Société nationale de crédit et d’investissement (SNCI), et détiendra 42,9 % du capital de la société à la fin des années 70. Le pays tout entier participera aussi à l’effort collectif, au travers d’un impôt spécifique.

Le développement d’un marché global va accélérer la tendance de regroupement, jusqu’en 2002 et la création d’Arcelor (Aceralia, Arbed et Usinor). L’État luxembourgeois en était le plus gros actionnaire avec…5,62 %. Une dispersion qui va permettre au groupe indien Mittal Steel de réussir son OPA sur Arcelor, en 2006. Les autorités luxembourgeoises, et le pays lui-même, s’en émeuvent, sans pouvoir toutefois endiguer le mouvement.

En 100 ans, des usines ont disparu, mais les villes qui ont grandi autour, elles, sont toujours bien présentes. Et les noms de leurs habitants nous rappellent que feu l’Arbed a généré une importante immigration. ArcelorMittal demeure le premier employeur privé du pays (5.900 personnes), mais son ancrage est relatif comparé à celui des patrons historiques – quoique paternalistes – qui avaient fondé toute une société (hôpital, magasins, casino etc.) autour des usines. Les membres de la « nouvelle famille » dirigeante, les Mittal, n’habitent d’ailleurs pas à Luxembourg, et préfèrent régler leurs décisions depuis Londres. Le seul Luxembourgeois présent au comité de direction du groupe est Michel Wurth. L’influence luxembourgeoise se fait un peu plus sentir – bien que relativement – au sein du conseil d’administration, où siègent l’ancien ministre de l’Économie Jeannot Krecké, ainsi que le prince Guillaume de Luxembourg. Du côté de l’actionnariat, Mittal détient une majorité d’actions (40,9 %), face à de nombreux autres actionnaires aux intérêts variés, dont l’État luxembourgeois (2,5 %).

RTL  : le partenaire fidèle

Si l’on devait associer le Luxembourg à une marque internationale, trois lettres pourraient suffire : RTL. Derrière un emblème, qui regroupe 53 chaînes de télévision et 29 radios dans neuf pays, se cache une aventure qui a débuté en 1923, à l’initiative des frères Anen installant un premier émetteur à l’étage de leur maison, rue Beaumont. Cet engouement suivait celui suscité dans toute l’Europe par la radio. L’absence d’exploitation de station d’envergure, la position géographique du pays et l’inexistence de législation auront pour effet d’attirer rapidement de nombreux capitaux étrangers au Luxembourg, français dans un premier temps.

Un projet voit le jour en 1930, sous le nom de Société luxembourgeoise d’études radiophoniques (SLER). Elle signe un premier contrat de concession (pour 25 ans !) avec le gouvernement qui, entre-temps, a cerné les avantages qu’il pourrait retirer de l’aventure radio. En contrepartie de cette concession, la SLER devra respecter le cahier des charges du gouvernement — prévoyant déjà la télévision — et lui reverser 30 % de ses bénéfices. Un an plus tard,
le 30 mai 1931, la Compagnie luxembourgeoise de radiodiffusion (CLR) est fondée, sur base de la SLER. Elle sera présidée par un Luxembourgeois, comme exigé par le gouvernement : Émile Reuter, président de la Chambre des députés. Une configuration presque rêvée pour le gouvernement, qui disposera rapidement d’un poste radio performant et profitable, émettant en plusieurs langues, dans toute l’Europe, sans consentir à d’importants investissements.
Alors que les postes privés sont progressivement nationalisés en France, le capital français s’élève à 90 % au sein de la CLR (CSF, Compagnies des compteurs, BPPB). Presque 70 ans plus tard, le capital sera détenu à 90 % par un actionnaire allemand (Bertelsmann). Une ironie du sort, lorsqu’on sait que le poste privé luxembourgeois était perçu par les postes allemands des années 30 comme une éventuelle menace. Outre ceux liés à la technique, il s’agit-là de l’un des nombreux problèmes diplomatiques que l’entreprise, perçue également comme invasive par la Grande-Bretagne et l’Allemagne, rencontrera au fil de sa croissance.

Au lendemain de la guerre, la CLR entame son aventure audiovisuelle et donne naissance, en 1954, à la Compagnie luxembourgeoise de télédiffusion (CLT). Télé Luxembourg diffuse alors ses premiers programmes depuis l’émetteur de Dudelange pour la Grande Région, ce qui ne fait qu’aiguiser l’appétit des investisseurs et de l’État français qui, en 1965, veut y acquérir une participation. Le gouvernement luxembourgeois s’y oppose. Mais l’opération sera réitérée, sous une autre forme, en 1974. À la suite d’une opération menée au plus haut niveau de l’État, Havas (proche du pouvoir hexagonal) et IP rejoignent le Groupe Bruxelles-Lambert (GBL), dirigé par le Belge Albert Frère au sein la holding Audiofina. Des intérêts privés français et belges s’unissent ainsi contre d’autres intérêts français (Paribas, Schlumberger, Hachette). Cette fois, le gouvernement luxembourgeois y est favorable, notamment pour maintenir les bonnes relations avec le GBL, par ailleurs impliqué dans la sidérurgie. À la fin de cette opération, Audiofina concentrera 54,63 % de la CLT, y conférant une influence belgo-française, après plusieurs années de domination française.

Mais dans les années 90, la réalité économique prend le pas sur les stratégies politiques. La création de la CLT-UFA, en 1997, marquera le début d’un axe belgo-allemand. Bertelsmann, propriétaire de UFA et la CLT prennent chacun une participation dans la société partenaire pour former un acteur majeur en Europe. Le Britannique Pearson TV les rejoint en 2000. RTL Group est né.

En 2001, place à la domination allemande avec une prise de participation – progressive – majoritaire de la part de Bertelsmann, pour en détenir à l’heure actuelle 92,3 %.

Grâce au précieux contrat de concession – dont les détails sont jalousement gardés – RTL dispose de son fonds de commerce : les fréquences, propriété souveraine de l’État luxembourgeois.

Un nouvel accord, signé en 2007, lie d’ailleurs les deux parties, jusqu’en 2020, et mentionne que le siège d’RTL doit rester au Kirchberg au moins pendant cette période. L’un des points de l’accord stipule, en outre, que le gouvernement luxembourgeois doit disposer d’un commissaire auprès du groupe. Il s’agit actuellement de l’ancien premier ministre, Jacques Santer.

SES : le Luxembourg et l’espace

Il s’en est fallu de peu pour que l’épopée de la Société européenne des satellites (SES) ne tourne court. Sans l’intervention de l’État, l’entreprise ne serait pas devenue un leader mondial, possédant 52 satellites et relayant plus de 5.200 télévisions, dans 258 millions de foyers à travers le monde. L’intervention gouvernementale débute à la fin des années 70, à l’époque du déclin de la sidérurgie. Les actionnaires de Télé Luxembourg (la CLT, future composante du groupe RTL) envisageaient de lui donner une dimension européenne, au travers du programme « Luxsat », celui-ci s’appuyant sur les fréquences satellitaires dont ils disposaient via concession gouvernementale. Mais le projet a fait long feu. Pour des raisons techniques (satellites inadaptés), mais surtout politiques. Les gouvernements étrangers, français en tête, voyaient en effet d’un mauvais œil l’émergence de satellites luxembourgeois concurrents. Les actionnaires français de la CLT (parmi lesquels le groupe Havas, proche de l’État) vont prendre leurs distances avec Luxsat, et opter pour le programme franco-allemand TDV/TVSat. Mais Pierre Werner, Premier ministre en poste, demeure convaincu de l’intérêt de disposer de satellites et conduit des prospections, qui le mènent vers un partenaire stratégique : l’Américain Clay Whitehead, directeur de Hugues Communications, et préalablement conseiller du président Nixon. Whitehead produisait des satellites plus petits que ceux de TDV/TVSat et présentant de nombreux avantages, dont la possibilité de disposer de plus de transpondeurs, clés de la retransmission satellitaire. Fort de l’aide de ce spécialiste, le gouvernement donne un nouveau nom de code au projet en 1983 : G.D.L. Whitehaed arrive alors au Luxembourg, avec sa société Coronet, pour exploiter la concession que l’État lui a accordée.

Si Coronet est synonyme de know-how technique, elle cristallise de nombreuses réactions virulentes, tant au Luxembourg qu’à l’étranger, en étant perçue comme un cheval de Troie, destiné à propager la culture américaine en Europe. Ce débat s’invite dans la campagne électorale de 1984. Nouveau Premier ministre à l’issu du scrutin, Jacques Santer va alors redoubler d’efforts pour financer le projet, car les investisseurs, échaudés, ne se bousculent pas au portillon. Un an après sa mise en place, les plans de la société Coronet vont d’ailleurs s’effondrer, faute de moyens financiers. L’État reprend alors la main sur base des travaux préliminaires de Clay Whitehead, et SES voit le jour le 1er mars 1985, devenant le premier opérateur privé du genre en Europe.

L’impulsion du nouveau Premier ministre est placée sous le signe de l’Europe. En convainquant des institutionnels (SNCI et BCEE) de mettre la main à la poche, des banquiers allemands (Dresdner et Deutsche Bank), ainsi que le groupe Kinnevik répondent présent. 1,5 million d’euros sont réunis. Mais l’État va encore plus loin, en se portant garant successivement jusqu’à 3.500 millions, puis 5.000 millions de francs, jusqu’en 1990. Ce rôle est d’autant plus important que le programme Ariane rencontre des difficultés, et que les assureurs sont prêts à tout assurer, sauf la première seconde de lancement d’Astra. Un moment qui arrive le 9 décembre 1988, devant le tout Luxembourg, réuni pour une soirée spéciale à la Villa Louvigny. Faux départ. Des ennuis techniques entraînent un second décollage le lendemain, réussi cette fois.

Un nouvel échec aurait été fatal pour le projet… et les responsables de l’époque, même si après coup Jacques Santer déclarait que « cela valait la peine de risquer sa carrière politique ». Il faut dire que, dès juin 1988, Rupert Murdoch avait réservé des transpondeurs pour SKY TV.

La destruction d’un satellite en 2002 n’aura pas entamé la croissance de la société, devenue SES Global un an plus tôt, via (pied de nez à l’histoire) l’acquisition de l’Américain GE Americom. SES emploie aujourd’hui 500 personnes à Luxembourg, et affiche un chiffre d’affaires sur les neuf premiers mois de 1.300 millions d’euros, soit une progression de 6,1 % par rapport à 2011.

Son actionnariat se compose d’une part de « petits actionnaires », dont la société de participation Luxempart, Nouvelle Santander Telecommunications S.A., le groupe belge Sofina (où l’on retrouve la famille Boël, autrefois active dans la sidérurgie). D’autre part, l’État continue d’y jouer un rôle ultra-majoritaire, via des participations directes ou indirectes (SNCI et BCEE), poursuivant ainsi la politique de Pierre Werner en faveur de la diversification de l’économie du pays.