Wim Piot, Marc Schmitz et Raymond Krawczykowski échangent leurs points de vue sur divers sujets tels que le besoin de croissance au Luxembourg, le besoin de sécurité des investisseurs ou encore les conséquences du Brexit. (Photo: Patricia Pitsch / Maison Moderne)

Wim Piot, Marc Schmitz et Raymond Krawczykowski échangent leurs points de vue sur divers sujets tels que le besoin de croissance au Luxembourg, le besoin de sécurité des investisseurs ou encore les conséquences du Brexit. (Photo: Patricia Pitsch / Maison Moderne)

Wim Piot: Une tendance que nous avions déjà perçue se matérialise, ou est sur le point de se matérialiser, à savoir l’augmentation de la base imposable, avec l’implémentation d’Atad. Pour rester concurrentiels, des pays réalisent qu’il faut réduire le taux d’imposition des sociétés. Ce qui ne veut pas dire que le taux d’imposition effectif diminue, mais de vouloir le garder stable, puisque la base augmente. Il faudrait dès lors que le Luxembourg se décide sur ce point. Je ne vois du reste que du positif. Les clients développent de plus en plus de substance, nous en attirons de plus en plus, notamment dans les fonds alternatifs. Cette tendance va continuer. Nous remarquons que le Luxembourg n’est plus uniquement considéré pour sa fiscalité, mais pour un ensemble de notions, dont la qualité de service. Nous sommes entrés dans une autre league, mais il faut que l’infrastructure continue d’accompagner ce mouvement, de même que des impulsions, comme l’élimination de la retenue sur les dividendes pour les investisseurs institutionnels.

Marc Schmitz: Nous voyons en effet une tendance se dessiner autour du taux. Je me pose néanmoins la question de son importance au regard des récentes annonces d’investissements dans certains secteurs. Je pense notamment au milliard dans l’industrie, grâce à des entreprises qui sont venues s’installer ou d’autres, déjà présentes, qui ont décidé d’investir davantage. Il y a aussi potentiellement le dossier emblématique de Google… Je me pose dès lors la question: a-t-on vraiment besoin d’un taux nominal plus attractif ou en baisse? Il ne faut certes pas être au-dessus de la moyenne, mais manifestement ce n’est pas uniquement la fiscalité qui fait la différence et nous rend attractifs.

W. P.: Les dossiers d’investissement ont avant tout été annoncés dans le secteur industriel, qui bénéficie du 152bis, à savoir un crédit d’impôt pour investissement, ce qui est beaucoup moins le cas pour le secteur tertiaire, dont le secteur financier.

M. S.: C’est un point crucial, car ladite «old economy» en profite, mais qu’en est-il des start-up, des énormes investissements déjà effectués et encore à réaliser dans la digitalisation, la robotisation, l’automatisation, l’intelligence artificielle… Nous ne parlons pas d’investissement dans les installations et les machines, mais dans du software, des applications ou dans les spécialistes en la matière que l’on doit recruter. Nous pourrions par exemple réfléchir à une bonification d’impôt pour l’embauche de spécialistes que l’on fait venir et qui sont courtisés par des employeurs dans plusieurs pays. Nous avons besoin d’une remise en cause de cette bonification d’impôt pour tenir compte des besoins d’autres secteurs ou de nouveaux, dans la suite du projet Rifkin. Nous devrions en fait disposer d’un cadre fiscal qui accompagne tout le projet Rifkin.

Raymond Krawczykowski: Il y a un président américain qui a dit autrefois que si l’économie bouge, il faut l’imposer, si elle bouge encore, il faut la réglementer, et si elle arrête de bouger, il faut la subsidier. J’ai le sentiment que les 10 années écoulées sont vraiment un reflet de cette vision, avec une réglementation très forte mise en place pour donner l’impression que chacun des États maîtrise l’économie. On se retrouve avec des mesures de plus en plus lourdes et qui consomment énormément de temps. Une partie importante de la croissance des départements fiscaux de nos cabinets est en train de migrer du conseil vers l’administration des contraintes fiscales, pour aider nos clients dans leurs obligations de conformité. Celles-ci les exposent à des coûts supplémentaires sans leur offrir de débouchés économiques. Le montant fiscal payé dans les différents pays est-il pour autant plus juste? On ne peut pas l’affirmer. On a vu récemment que des grands acteurs de l’économie mondiale qui ont été attaqués par différents États ont tous eu gain de cause. Je ne suis donc pas sûr que les mesures aient porté leurs fruits d’une manière générale. Or, il est impératif dans le contexte que nous vivons de rassurer les contribuables, dont les entreprises, sur la manière dont ils seront imposés, plus que d’agir sur le taux nominal affiché.

Nous devrions disposer d’un cadre fiscal qui accompagne tout le projet Rifkin.

Marc Schmitz, EY Luxembourg

Le besoin de croissance au Luxembourg

W. P.: Le débat actuel sur la remise en cause de la croissance m’inquiète. S’il y a moins de croissance, il y aura un impact direct sur le budget et sur le chômage. On a absolument besoin de cette croissance, mais en même temps, on doit pouvoir maîtriser absolument ses dommages collatéraux, dont la mobilité et la hausse du prix de l’immobilier. Si on remet en cause la croissance, nous sommes devant de grands défis à long terme, comme les pensions, qui sont d’ailleurs sous pression même en cas de croissance.

M. S.: Nous sommes tous d’accord pour dire qu’il faut de la croissance, mais il faut réfléchir à quel type de croissance nous voulons. Elle doit être orientée sur la nouvelle économie, les nouvelles technologies, les industries du futur. Le mouvement déclenché autour des start-up et des fintech est d’ailleurs très positif, mais je crois qu’on peut encore mieux les encadrer et les supporter. Il faut aussi se demander quel genre d’entreprise on veut au Luxembourg. Dans le passé, beaucoup de multinationales sont venues pour payer peu d’impôts, pas pour y installer des activités mais pour transiter par un Luxembourg à fiscalité faible. Ce n’est plus pour ce type d’entreprise que l’on veut être attractif. Certaines entreprises qui ont utilisé le Luxembourg pour effectuer de la planification fiscale sont parties, mais la plus grande majorité attend de connaître les implications pratiques de Beps, des directives Atad, et garde les avantages fiscaux jusqu’au dernier moment. Une minorité va ensuite à mon avis se décider à investir, mais la plus grande partie va probablement migrer vers le pays où elles auront le plus de substance.

Le besoin de sécurité des investisseurs

R. K.: Le Luxembourg est bon sur ce point, mais les directives européennes sont difficiles à interpréter, à comprendre. Par exemple, les deux directives anti-abus ensemble font une vingtaine de pages. Elles résument trois dispositions de Beps qui, chacune, comptent quelque 300 pages. Cette manière de résumer va créer beaucoup d’incertitude. En tant que techniciens de la fiscalité, nous nous posons des centaines de questions par rapport à chacune de ces dispositions. Par extension, on pourrait avoir 27 interprétations différentes dans chaque pays. Notre rôle sera d’expliquer au client les différentes modalités, selon les pays. Notre crainte est qu’il y ait encore plus de directives qui rajoutent encore plus de confusion. Le manque d’attractivité et de clarté de ces dispositions pour les acteurs économiques produit un double effet dissuasif qui profite à des pays ou des juridictions non européens.

Dans une économique de marché, c’est l’entreprise qui décidé d’investir ou de ne pas investir.

Wim Piot, PwC Luxembourg

W. P.: Dans une économie de marché, c’est l’entreprise qui décide d’investir ou de ne pas investir. Il faut faire très attention et regarder la position compétitive du Luxembourg sur le plan global et se demander si on reste attractif pour une société qui va se poser la question de créer de l’activité économique ou de l’emploi. Mais il semble que cet aspect soit ignoré ou oublié par le monde politique, comme si les investissements et l’activité économique étaient une évidence. Ce n’est pas le cas.

Je reste par ailleurs étonné par les commentaires de certains décideurs, qui indiquent que rien ne bouge suite aux différents «leaks». L’échange de données bancaires a tout de même été approuvé au niveau européen, Atad 1 et 2 ont été approuvés, par exemple. Dire que rien ne bouge n’est pas vrai. Il y a déjà énormément de régulations.

R. K.: On se retrouve aujourd’hui dans une situation kafkaïenne dans laquelle les conventions qui ont été conclues pour encourager le développement et l’investissement d’un pays dans l’autre sont entourées d’une telle complexité qu’elles vont à l’encontre de leur objectif initial, qui est de faciliter les investissements, d’avoir une clarté lorsqu’un opérateur investit dans un autre pays. On se retrouve en présence d’États qui sont de plus en plus en silo. Jusqu’au jour où les États se rendront compte que le commerce international qui est bien géré est une bonne chose. Car il a pour finalité de réduire ou de combler les trous qui peuvent se produire dans un État, ou le manque de développement technologique.

On se retrouve en présence d’États qui sont de plus en plus en silo.

Raymond Krawczykowski, Deloitte Luxembourg

L’imposition des Gafa

R. K.: Les impositions envisagées sur les Gafa (Google, Amazon, Facebook et Apple, ndlr) vont retomber sur les consommateurs, et donc les personnes physiques qui vont devoir payer le surcoût supporté par ces géants technologiques. C’est une forme de populisme qui entraîne de telles décisions pour montrer que les pouvoirs publics agissent. Or, certains dossiers qui sont sous les feux des projecteurs sont considérés par une information biaisée, car elle ne prend en compte qu’une partie de la transaction, oubliant de montrer comment l’impôt est payé in fine et non évité.

W. P.: Cette discussion autour des Gafa ouvre la boîte de Pandore, car on veut taxer dans le pays dans lequel la société n’a peut-être aucune présence, mais vend ses produits. Pourquoi faudrait-il alors limiter ce type de taxation à ces sociétés-là? Pourquoi ne pas imposer d’autres sociétés pour des ventes dans les pays de distribution?
À l’échelle mondiale, c’est un véritable casse-tête potentiel si vous pensez à la taille de certains pays consommateurs comme la Chine, ou aux États-Unis. Un producteur européen de voitures qui exporte aux États-Unis serait taxable dans ce pays si un tel raisonnement était approuvé. Or, cette discussion passe à côté d’une question essentielle pour l’Union européenne: pourquoi tous ces groupes technologiques sont-ils – presque – tous américains?

M. S.: Il faut déjà essayer de savoir comment faire grandir la prochaine génération, les prochains secteurs technologiques porteurs en Europe. Il faut s’assurer de pouvoir créer les conditions économiques attractives pour les voitures autonomes, la robotisation et l’intelligence artificielle par exemple. Mais j’ai certains doutes compte tenu de la jalousie qui existe entre les pays européens.

Les impacts de l’éventuelle réforme fiscale américaine

M. S.: Il sera intéressant de savoir ce qui va se passer concrètement, en descendant d’un taux de 35% avec l’idée d’atteindre les 20%. Cela aura un impact. L’idée derrière cette réforme est d’être attractif, mais aussi de rapatrier du business à l’étranger des multinationales américaines vers les États-Unis, dans une certaine forme de nationalisme pour favoriser l’économie domestique. En plus, les entreprises américaines pourraient hésiter davantage avant d’investir à l’étranger.

W. P.: Avec cette réforme, la pénalisation qui pesait sur les sociétés américaines en cas de rapatriement va tomber. Or, cette pénalisation était aussi en quelque sorte un grand subside fiscal pour investir en Europe. En cas de disparition, cela aurait un effet important en Europe, avec la disparation des «cash boxes», notamment.

M. S.: Et ce sont les règles américaines qui avaient boosté la planification fiscale. L’argent est resté en Europe et a été réinvesti depuis l’Europe. On se rend compte que toutes les problématiques telles que Beps découlent aussi des règles de fiscalité américaines qui taxent juste au moment du rapatriement des profits et créent ainsi une fausse image autour de montants qui en apparence ne seraient pas taxés.

R. K.: Les Américains ont une disposition qui résulte de Beps, à savoir des règles permettant d’éviter de différer l’imposition. Pour certains types de revenus qui sont établis dans un pays, il est convenu que, peu importe qu’ils soient distribués ou pas, ils sont imposés tout de suite. Beps a repris cette direction, y compris dans Atad. Or, la Commission est occupée à attaquer des règles similaires en Angleterre… Beps résulte de l’OCDE, l’Organisation de coopération et de développement économiques. Aujourd’hui, il n’y a dans Beps que des mesures qui sont là pour empêcher le développement économique. Il n’y a pas une seule disposition «pro». Que l’Union européenne ait pris cette base pour construire la manière dont elle a envie de travailler dans le futur ne me semble pas bon.

Les conséquences du Brexit

W. P.: Il y aura plus d’AIFM et de fonds alternatifs sur la Place. Il est difficile de quantifier l’arrivée de nouveaux acteurs dans le cadre du Brexit. On parle plutôt de décision de la part d’acteurs qui avaient déjà une présence au Luxembourg d’y mettre plus de personnels, plus de substance.

R. K.: Tout ce qui est réglementé et avec une vision paneuropéenne devra bouger d’Angleterre. La force de chaque Place va ensuite jouer assez naturellement. Les acteurs déménageront en fonction de la spécialisation de chaque Place et de leurs activités.

M. S.: Encore une fois la fiscalité ne semble pas être le facteur majeur. C’est plutôt la présence d’un secteur dans le pays, d’une masse critique ou d’un cluster qui fait bouger les gens plutôt que la fiscalité.