Paperjam.lu

 

La fermeture administrative d'un lieu culturel est toujours un événement pour une ville, une région. Surtout lorsqu'il s'agit d'un site aussi populaire que la Kulturfabrik à Esch-sur-Alzette, bâillonnée depuis mercredi soir par le parquet du tribunal d'arrondissement de Luxembourg pour ne pas être en règle avec "l'autorisation requise par la loi du 10 juin 1999 relative aux établissements classés". Retour sur une affaire qui émeut bien plus que le seul microcosme culturel luxembourgeois.

Est-ce une nouvelle mise à mort qui vient de sonner sur le lieu des anciens abattoirs eschois, réhabilités en espace culturel de renom ? Ou simplement un coup dur provisoire ? Il est encore trop tôt pour le savoir, la ville d'Esch et la Kufa ayant bien évidemment entrepris toutes les démarches nécessaires auprès de l'Administration de l'Environnement pour une reprise "rapide" des activités culturelles de l'établissement, qui incluent également la brasserie et le cinéma (le Kinosch) et l'atelier pour jeunes autistes, pourtant subventionné par l'Etat.

"Rapide", ce n'est pourtant certainement pas le mot qui sied le plus à ce dossier, quand on sait que la demande pour cette autorisation a été déposée auprès de l'administration de l'Environnement et de l'inspection du Travail et des Mines, par les architectes en charge du dossier, le 16 décembre? 1997, il y a 50 mois ! 

Concrètement, c'est pour un problème d'ordre acoustique que la Kufa est aujourd'hui sans voix? En février 2000, soit, déjà, plus de deux ans après les premiers échanges administratifs, le Parquet du Tribunal d'Arrondissement de Luxembourg avait rappelé au Collège des Bourgmestres et Echevins de la Ville d'Esch/Alzette que l'Administration de l'Environnement attendait toujours une étude acoustique sur l'exploitation de la Kulturfabrik.

Or, cette étude était toujours "en cours", le bâtiment central de l'établissement, destiné à accueillir les ateliers et la salle de répétition, n'étant alors pas encore terminé. L'envoi de l'étude complète sera finalement fait en novembre 2000, mais ce n'est que le 4 février dernier, soit plus de deux ans après, que l'Administration de l'Environnement a informé la Ville d'Esch de la transmission, par l'Inspection du Travail et des Mines, de la demande d'autorisation en vue de vérifier son respect de la protection de l'environnement?

Là, les choses se sont vite accélérées puisque, trois jours plus tard, le Parquet indiquait que les locaux de la Kulturfabrik n'étaient toujours pas couverts par une autorisation sur base de la loi du 10 juin 1999 relative aux établissements classés, dans l'attente des renseignements supplémentaires liés à la détermination de l'impact acoustique.

Une précision s'impose: le dossier initialement déposé en 1997 l'a été selon les dispositions prévues par la loi du 9 mai 1990, laquelle a été "remplacée" par un nouveau texte relatif aux établissements classés, daté du 10 juin 1999, de sorte que tout le dossier de demande d'autorisation a dû être repris depuis son point de départ.

Quoi qu'il en soit, c'est dans cette même lettre datée du 7 février et adressée à la Ville d'Esch que le substitut au procureur de l'Etat sommait la Ville "d'arrêter avec effet immédiat l'exploitation de la Kulturfabrik en attendant la délivrance des autorisations". Fin de l'incroyable marathon administratif qui laisse, au final, une dizaine d'employés sur le carreau. Pour combien de temps ?

"Au vu des délais légaux prescrits et des problèmes acoustiques prémentionnés, il est pratiquement impossible que la 'Kulturfabrik' puisse bénéficier d'une décision ministérielle avant au moins deux mois" a précisé le ministère de l'Environnement qui a déploré, par ailleurs, l'annulation, par l'Administration communale d'Esch-sur-Alzette, d'une réunion initialement prévue ce mercredi 20 février, destinée à faire "avancer l'instruction du dossier de demande".

Financièrement, cette décision est évidemment catastrophique pour l'asbl qui régit la Kufa: "la Kulturfabrik est touchée au plus profond de son existence et a besoin d'un support financier pour sortir de cette situation (?). Nous sommes ici dans une impasse bureaucratique" déclare ainsi Michel Clees, interrogé par Espace Net, sur le site Internet du quotidien "Tageblatt". Les pertes dues à la fermeture sont estimées à quelque 25.000 Euro par mois.

Jean Reitz, animateur culturel du sud du Luxembourg, également interrogé par Espace Net, rappelle pour sa part que l'ouverture d'un établissement au Luxembourg avant même l'obtention d'une autorisation est "monnaie courante: les délais de procédure sont trop longs. Nous le savions et donc nous n'avons pas attendu" explique-t-il, réfutant par ailleurs les accusations de nuisance sonores généralisées, les plaintes déposées n'ayant concerné que la partie "café": "il n'y a jamais eu de plainte suite aux concerts par exemple".

La presse s'émeut évidemment de cet événement. C'est "Le Quotidien' qui lui a accordé la plus vaste place, sur près de trois quarts de page, jeudi, et une page, aujourd'hui. Il y décrit un paysage culturel luxembourgeois qui "laisse peu de place aux désirs de ceux qui cherchent une autre communication que celle que l'on trouve en des lieux plus classiques" et s'interroge sur les motivations des services du ministère de l'Environnement. Et de rappeler également quelques "soucis" auxquels avait eu affaire l'Atelier à Luxembourg-Ville. "On craint le pire pour la Rock Halle si elle voit le jour. Pour l'heure, c'est encore un projet qui prend la poussière dans les cartons" ajoute le Quotidien.

"La Voix du Luxembourg", elle, n'a réagi qu'aujourd'hui, et évoque la partie de ping pong entre la ville d'Esch ("si la situation perdure, c'est uniquement la faute au ministère de l'Environnement" accuse la Bourgmestre socialiste Lydia Mutsch, alors que le secrétaire d'Etat à l'Environnement du PDL estime que "c'est à la commune d'Esch de faire avancer le dossier"). Une lueur d'espoir apparaît tout de même aux yeux de "La Voix", qui constate que "Commune et Kulturfabrik semblent décidés à faire avancer les choses. Eugène Berger semble être également de bonne volonté. Tout à coup, personne ne veut laisser traîner le dossier".

"Le Jeudi", lui, n'a guère eu le temps de s'apitoyer sur le sort de la Kufa, délais de bouclage obligent. Jean Portante y rappelle tout de même le "passé turbulent" d'un établissement "issu d'un "squat" de la jeunesse eschoise luttant il y a quelques décennies contre la démolition des abattoirs". Le rédacteur en chef de l'hebdomadaire francophone, très sensible au sujet, ne peut que déplorer "une nouvelle entrave qui vient freiner cet ambitieux projet culturel'.

Enfin, le "Lëtzebuerger Land', également "coincé" par ses délais de bouclage, ne manque pas de lancer une pique à l'attention de Charles Goerens, ministre de l'Environnement, et de son secrétaire d'Etat Eugène Berger, à l'heure où les amateurs de culture alternative deviennent "orphelins": "Dans un pays qui tolère le système Kralowetz et autres fantaisies du genre pendant des dizaines d'années, cette attitude pourrait facilement être interprétée comme un acharnement contre les jeunes".

Reste à savoir, désormais, si l'indignation générale que soulève cette décision de fermeture (provisoire?) saura donner un coup de fouet aux lourdeurs procédurales et aux conflits d'intérêt personnels, tant cette affaire dépasse largement le cadre de la seule fermeture d'un établissement ne répondant pas parfaitement, certes, à de simples normes acoustiques. L'administration a déjà eu les deux oreilles, mais elle n'a pas encore eu la queue?