David Schrieberg: «Si les médias traditionnels ne veulent pas disparaître, ils vont devoir s’adapter.» (Photo: Andrés Lejona)

David Schrieberg: «Si les médias traditionnels ne veulent pas disparaître, ils vont devoir s’adapter.» (Photo: Andrés Lejona)

Monsieur Schrieberg, les médias traditionnels, tout comme leurs modèles économiques, sont remis en cause par le développement des médias en ligne. Mais on y retrouve également des titres de la presse traditionnelle… Le terme ‘nouveaux médias’ est-il adapté?

«Les nouveaux médias ont été définis en réaction aux médias traditionnels: il s’agit tout d’abord des médias qui sont délivrés sous forme numérique. Nous sommes dans une phase de transition, qui va encore durer de longues années, une phase de transformation où les entreprises du secteur doivent se réinventer. Nous sommes encore loin du compte, ce que nous voyons pour le moment n’est que les premiers balbutiements.

Il y a encore de nombreux vestiges des anciens modèles économiques et des formes de distribution. Si ces anciens modèles se rajeunissent, tout n’a pas encore été fait ni découvert.

Cette évolution se fera faute de choix: si les médias traditionnels ne veulent pas disparaître, ils vont devoir s’adapter. Le fait est qu’ils maîtrisent certains facteurs clés de succès, mais ils doivent également s’adapter à de nouvelles règles… qui ne sont pas encore correctement définies! Ce qui est passionnant, c’est que nous sommes en train d’assister à ce processus.

Parmi les ‘anciens médias’, quels sont ceux qui ont le plus de chance de survivre à cette évolution?

«Je pense que, peut-être paradoxalement, ce sont les poids lourds du secteur. Par exemple, le New York Times, le Wall Street Journal, le Financial Times, le Guardian, et quelques journaux français comme Le Monde. Ils ont des difficultés avec leur activité traditionnelle, imprimée, mais ils ont des moyens, des compétences et des ressources que peu d’autres acteurs ont à leur disposition.

On ne mesure qu’avec difficulté l’intensité des problèmes auxquels ils doivent faire face. Le premier d’entre eux, c’est la manière dont ils sont attachés à leurs traditions. Développer une nouvelle sensibilité, une bonne connaissance des nouvelles manières de faire, cela demande du temps, beaucoup de temps. Or, plus on retarde l’adaptation et moins on a de temps pour la mettre en œuvre. Sans oublier que pendant ce temps, le lectorat diminue…

Le fait que les modèles économiques traditionnels se sont effondrés, c’est quelque part une chance pour les acteurs traditionnels: ils n’ont plus le choix. S’impliquer et développer une activité en ligne, pour les médias traditionnels, n’est plus une option, c’est une obligation. En anglais, on dit: ‘Crisis focuses the mind.’ C’est une question de survie pour eux.

Prenons l’exemple du New York Times. Ses dirigeants ont mis du temps à comprendre et accepter les choses, mais une fois le cap franchi, ils se sont mis en ordre de marche et leurs équipes font du très bon travail en ligne et tirent très bien leur épingle du jeu. En fait, ils ont l’essentiel: des journalistes qui comprennent les attentes et les besoins de leurs lecteurs. Mais ça ne veut pas dire que le changement se fait facilement ou sans peine. Tout au contraire!

On a quelquefois du mal à suivre les nouveaux modèles économiques, comme l’apparition, et quelquefois la disparition, des acteurs du secteur…

«On a vu à quelle vitesse extraordinaire des médias pouvaient naître et se développer. Et l’on peut débattre longtemps pour savoir s’ils proposent du contenu de qualité ou s’ils se contentent d’agréger du contenu créé ailleurs… Ce n’est d’ailleurs pas la vraie question. Des supports tels que le Huffington Post (un journal d’information américain en ligne, racheté par AOL en 2011 pour 315 millions de dollars US, ndlr.) sont nés en ligne, sans poids mort. Ils sont créatifs et réactifs. Ce sont de ‘nouveaux médias’, mais ce sont de véritables médias, au même titre que les publications papier.

Je travaillais pour Newsweek en 1995, lorsqu’ils ont créé la division online. Le rédacteur en chef d’alors a eu une phrase très juste: ‘C’est un train en marche, nous ne pouvons pas nous payer le luxe de le rater. Nous devons en être, même si nous ne savons pas encore où il va.’ Il est dommage que ce titre n’ait pas réussi à prendre le virage du numérique… Il a été racheté l’année dernière pour un dollar symbolique. Les magazines d’information doivent encore trouver leur voie, surtout que la multiplication des supports multiplie aussi les façons de consommer l’information.

La ‘conversation’ est aussi une nouveauté: il faut être à l’écoute de son consommateur, de son lecteur, peut-être plus qu’avant…

«Nous ne sommes plus dans un mode de transmission one-way d’informations. Avec les médias numériques, il doit y avoir une communication dans les deux sens. Même si vous ne proposez pas la possibilité de poster des commentaires sur votre site, l’internaute trouvera un moyen de s’exprimer, que ce soit par Facebook, un blog, Twitter ou autre chose.

Le média n’est plus le maître de l’information ou, en tout cas, des réactions relatives aux informations qu’il a publiées… Plus aucun média ne peut dire à ses lecteurs ce qu’ils doivent savoir et ce qu’ils doivent penser. Il est nécessaire d’entrer dans une conversation avec le lectorat.
Il est vrai que souvent, la qualité des commentaires est d’un niveau assez moyen. Mais je suis persuadé que les choses évoluent également dans ce domaine, avec le temps et la fidélité des consommateurs. Une fois que celle-ci est installée, la qualité et la profondeur des échanges, des conversations, vont s’adapter.

La passivité du consommateur reste cependant la règle. On a l’habitude de dire qu’à peine 10% s’expriment. Mais il y a une différence entre être passif parce que vous n’avez pas le choix et être passif, tout en sachant que le jour venu, vous pourrez vous exprimer… Cela n’a rien à voir.

Est-ce que toutes ces questions ne reviennent pas à une question plus simple, celle de l’argent et du modèle économique?

«Effectivement! S’il n’y a pas de modèle économique, il n’y a pas de média. C’est pour cela qu’il faut expérimenter, essayer des choses. Prenons l’exemple de Private Eye (bimensuel satirique britannique, ndlr.), qui pour le moment a une présence en ligne somme toute limitée. Il peut encore se le permettre, car son lectorat est loyal à l’édition papier. Il pourra maintenir ce modèle aussi longtemps que la diffusion papier payée sera suffisante. Mais un jour ou l’autre, j’en suis certain, il devra investir Internet. Quand? Aucune idée. C’est encore une autre chose difficile à appréhender.

La transformation à laquelle nous assistons est un travail sur le long terme. Mais je reste persuadé qu’en fin de compte, tous les médias seront d’abord numériques, avant de se poursuivre sur d’autres supports. Cette transformation sera tout simplement démographique: si l’on veut séduire les plus jeunes, je ne crois pas que se contenter des médias papier suffira.

Comment avez-vous été sensibilisé à ce développement des nouveaux médias?

«J’ai eu deux fois ce qu’en anglais nous appelons des ‘Ah-ha moments’. On pourrait les traduire par un ‘Ha oui, tiens!’. Ce sont des moments où l’on bascule, où l’en prend conscience de ce qui se passe… Ils se sont tous les deux passés alors que je travaillais pour AOL.

Le premier était en 2005. Un de mes collègues allemands disait que de nombreuses personnes, dans son pays, ne ‘cherchaient’ plus sur Internet, mais qu’ils ‘googlaient’. Le nom de l’entreprise devenait un verbe, synonyme de ‘chercher de l’information’. Je me suis rendu compte à ce moment là que tous les autres moteurs de recherche, avec lesquels ils étaient en concurrence, avaient perdu la guerre…

Le second a été à l’occasion d’un voyage à Londres. J’y ai vu une publicité, sur un panneau d’affichage dehors, qui avait adopté, pour sa mise en page, les réflexes du web. Le design de référence n’était plus le papier, c’était Internet. Regardez aujourd’hui l’écran d’une chaîne de télévision: il est inspiré du webdesign. La référence s’est déplacée.

Comment comprendre le succès de ces jeunes passionnés de technologie, de ces ‘geeks’?

«Les geeks comprennent leur public. Il y a une chose que l’on ne devrait jamais oublier: les entreprises, quelles qu’elles soient, ne peuvent réussir que si elles comprennent leurs cibles. Cet axiome est valable pour les banques, les industriels, les politiciens… Si l’on était cynique, on pourrait dire que Hosni Moubarak n’avait clairement pas compris les citoyens égyptiens. Ce que le film The Social Network a très bien montré, c’est que toute cette génération d’entrepreneurs a compris ce que veulent les clients. Et ce que peu de gens comprennent, c’est le temps et les efforts que déploient des personnes comme Mark Zuckerberg, Larry Page, Sergey Brin ou Steve Jobs à regarder leurs contemporains pour les comprendre.

Ceci dit, je pense que Facebook est une plate-forme, pas un média. C’est d’ailleurs, il me semble, la stratégie de Marc Zuckerberg. Il veut devenir central, en connectant tout ce qu’il peut. En termes d’usage, d’ailleurs, force est de constater que les réseaux sociaux prennent plus de temps aux gens aujourd’hui que la recherche d’information. C’est encore un changement de paradigme dans cette industrie…
Mais il ne faut pas se leurrer: Facebook reste dans une position fragile. La loyauté des consommateurs en ligne n’est pas celle des consommateurs vis-à-vis des médias traditionnels. Elle est beaucoup plus superficielle. Qu’un nouveau challenger, meilleur, apparaisse, et les membres inscrits se dépêcheront de le quitter. On commence d’ailleurs à voir apparaître des plates-formes sociales plus légères… A voir si elles réussiront à s’imposer…

On a pris beaucoup d’exemples dans la presse papier… Qu’en est-il de la presse audiovisuelle, elle aussi ébranlée par les nouveaux médias?

«Il y a deux ans, ils ont même eu particulièrement peur lorsque leurs revenus publicitaires ont plongé avec la crise. Aujourd’hui, les choses se sont redressées et ils sont moins sous pression. Ceci étant, on sent clairement un changement. Les câblo-opérateurs notamment vont souffrir, d’une manière ou d’une autre. Il est en effet probable que les utilisateurs vont rentrer dans un âge de la ‘télévision partout’. Le support de consultation va changer, au détriment du téléviseur classique. De la même manière que l’on passe moins de temps devant un ordinateur de bureau, on passera moins de temps devant son écran de télévision… même si l’on voudra continuer à consommer des images et de la vidéo. La révolution qui a commencé dans la presse écrite va se prolonger dans les médias audiovisuels.

En 2000, AOL avait décidé de ne pas pousser ses efforts dans le domaine de l’accès à haut débit, en étant convaincue que cet accès n’allait pas se développer. C’était une erreur fatale.

Aujourd’hui, le streaming et les retransmissions en direct sont monnaie courante. Des entreprises comme Netflix aux Etats-Unis (entreprise proposant des films en flux continu sur Internet, ndlr.) connaissent un succès incroyable. Au Luxembourg, regardez le succès des retransmissions Live at the Met à l’Utopolis. Tout ceci, c’est du streaming, avec des moyens numériques… Aujourd’hui, les tuyaux pour transporter les données sont disponibles…

Combien de temps avant que l’on arrive à la ‘fin’ de cette révolution?

«Pour résumer, nous sommes comme de jeunes oiseaux: nous battons déjà des ailes, mais nous ne savons pas encore voler… Cela fait des années que je dis que tant que nous ne pourrons pas nous libérer de l’ordinateur, rien de vraiment intéressant ne sera possible. C’est en train d’arriver, avec les smartphones et les tablettes numériques… Mais ce n’est que le début, ici encore. Il reste un très long chemin à faire.
Un défi supplémentaire est la vitesse d’évolution du marché. En 15 ans, il y a eu plus de changements dans ce secteur que dans aucun autre. Est-ce que c’est une des règles de cette industrie? Est-ce simplement que nous sommes en train de voir quelque chose se mettre en place, et que tout finira par se calmer? J’avoue que je ne sais pas.

Les crises récentes, comme le tremblement de terre au Japon, ont montré une chose nouvelle: même les journalistes des médias traditionnels travaillent comme des journalistes ‘nouveaux médias’: avec des podcasts, des videocasts, des articles, le tout en même temps. Auparavant, on ne faisait que du texte, ou que de la voix, ou que de la vidéo…

Y a-t-il un modèle économique qui semble se dessiner clairement?

«Non. Comment prévoir, sur le long terme, d’où vont venir les recettes? De la publicité? Peut-être, mais il faut bien réaliser que les volumes sont largement inférieurs à ceux précédemment générés.

Je suis coach pour le concours 1,2,3 Go au Luxembourg, et pour une autre structure du même type à Bruxelles. Ce qui me marque le plus, c’est la faiblesse des plans d’affaires pour tout ce qui touche aux modèles de revenus. Et la faiblesse est un faible mot… Pour certains, il n’y en a même pas…

La vitesse d’évolution et la difficulté à s’imposer sont énormes… Ce qu’il faut pour réussir, on y revient, c’est la capacité à comprendre et à donner ce que l’on veut à sa clientèle.

N’y a-t-il pas également une évolution des rôles de différents acteurs, avec des annonceurs ou des agences qui peuvent devenir, à leur tour, des ‘médias’, en proposant leurs contenus?

«Les annonceurs peuvent effectivement devenir, avec les nouvelles technologies, des médias. Mais je pense qu’ils n’abandonneront jamais les ‘vrais’ médias, ne serait-ce que pour des problématiques de gestion de la marque. Il restera bon de s’associer à des supports pour bénéficier de leur image. Ce que feront les marques intelligentes, c’est trouver des moyens pour créer et entretenir des conversations avec leurs consommateurs. Cela voudra notamment dire ne pas se concentrer sur un seul canal, mais sur plusieurs, en faisant jouer les synergies. L’intérêt de la conversation, c’est que le consommateur se sent impliqué.

Il n’y a pas dans ce domaine de recette pour le succès. Il faut expérimenter, découvrir, tester. Si vous ne bougez pas, vous allez mourir. Et pour bouger, il n’y a qu’un moyen: essayer quelque chose de nouveau.

Là, je me permets une petite critique vis-à-vis du Luxembourg et d’une certaine mentalité européenne… Je suis installé ici depuis sept ans, mais de ce point de vue, je suis encore très américain. J’adore le Luxembourg. J’en apprends la langue, mais je pense que l’on doit davantage valoriser la prise de risque et même l’échec. Pour certains investisseurs, dans la Silicon Valley, le fait d’avoir créé une entreprise et d’avoir échoué est un avantage. Celui qui remonte à l’assaut, c’est quelqu’un qui aura essayé et vu de nombreuses choses, appris ce qu’il ne faut pas faire, en plus d’avoir échoué. Son expérience est autrement plus riche que celle de quelqu’un qui, faute d’avoir essayé, n’aura rien raté. Je connais des entrepreneurs qui ont dû s’y reprendre à plusieurs reprises avant de trouver la bonne formule, et d’avoir du succès.»

 

Serial Entrepreneur - De l’humain dans la recherche?

Aux yeux de David Schrieberg, le défi devient, pour les individus, comme pour les entreprises, de réussir à filtrer le flot entrant, pour en tirer la valeur maximale. A quoi sert d’avoir 4 millions de réponses à une requête, lorsque, fondamentalement, personne ne regarde après la 3e page de résultats? «Je pense qu’il y a de la place pour des outils de recherche automatisés, mais enrichis d’une couche humaine d’interaction, estime-t-il. Il y a une telle masse d’informations qu’il est impossible de l’embrasser d’un coup. Plusieurs entreprises n’ont pas la possibilité de trouver facilement ou rapidement ce dont elles ont besoin. Beaucoup des dirigeants sont accablés, inondés par des données répétitives et non sollicitées. Il faut encore une couche supplémentaire pour répondre à leurs besoins d’informations de fond.
Je crois tellement à cela que je viens de créer une nouvelle entreprise, un e-business B2B, qui s’appelle VitalBriefing et qui propose ses services aux entreprises intéressées. Il s’agit, entre autres, de les aider à avoir accès à des informations véritablement pertinentes, qui répondent à leurs besoins.»

CV - Worldwide

David Schrieberg is an expert on content strategy for digital media, audience experience on all platforms, and development of new digital  businesses. He is the founder and CEO of VitalBriefing, a company delivering targeted e-information to businesses. He has been based in Luxem­bourg since 2003, when he was recruited by AOL Europe as Vice President of Content & Programming. In that role, he created and led a multinational team working across the UK, France and Germany, with 7 million monthly subscribers. In 2008, with filmmaker Morgan Spurlock he co-founded Cinelan, a venture-backed film startup, which he led as CEO. Currently, he is an international consultant whose clients include Time, Inc, Public Broadcasting Service, RTL Group, Fremantle Media, Bank of America and Ford Motor Co. Before going digital in Silicon Valley in 2000, David was a foreign correspondent, Newsweek South America Bureau Chief and Pulitzer Prize winning newspaper journalist.