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Le Luxembourg est un pays discret. Entreprises comme individus ou institutions n'aiment pas particulièrement les feux des projecteurs. 

Enfilons quelques poncifs traditionnels: le succès du pays s'est bâti sur le secteur financier, grâce entre autres choses au sacro-saint secret bancaire. De temps en temps, à intervalles réguliers, on aperçoit des nuages s'amonceler au-dessus de ce secteur financier. Beaucoup furent passagers. Certains furent spectaculaires. Le «scandale Clearstream ? Révélation$» - puisqu'il faut bien l'appeler par son nom, appartient au moins à la deuxième catégorie.

On manque pour le moment encore de recul pour estimer si des dégâts importants auront été apportés à la place ou à l'entreprise.

Entreprise centrale dans l'activité financière, Clearstream a été particulièrement exposée tout au long des derniers mois (voir le prochain article). Le 15 mai 2001, le conseil d'administration de Clearstream suspendait M. André Lussi, président de Clearstream, de ses fonctions, ainsi que MM. Robert Massol, responsable des ressources humaines et Carlos Salvatori, directeur général.

L'intérim de la charge a été assumé par M. André Roelants, auparavant à la tête de Dexia-BIL. Le 13 juillet 2001, celui-ci était officiellement et définitivement nommé à la tête de l'établissement financier.

Cet entretien ne contient pas de révélations (sic) concernant la banque. Il ne s'agissait pas d'aller, via un entretien polémique, attaquer l'entreprise sur ses terres. L'objectif était de rencontrer le nouveau responsable d'une entreprise touchée par une polémique d'envergure internationale et, quelques mois après sa nomination définitive, de lui demander «Où on en était», «Pourquoi il avait dit oui» et d'autres informations de même type.

Votre arrivée chez Dexia ? à l'époque Banque Internationale à Luxembourg ? s'était faite dans des conditions difficiles. Votre arrivée chez Clearstream également? Vous appréciez particulièrement les situations difficiles?

Les deux situations sont complètement différentes, il ne faut pas faire d'amalgame entre les deux ? Je ne tiens pas particulièrement à avoir une étiquette de manager de crises? L'activité de Clearstream continue à se développer. La clientèle, qui est une clientèle institutionnelle, n'a pas été sensible dans la même mesure que le grand public à l'affaire Backes-Révélation$?

Le problème de Clearstream, c'est de développer de nouveaux services pour les clients, d'étendre notre activité sur de nouveaux marchés?

De la même manière, la culture d'entreprise est très différente.

C'est-à-dire? Quelles sont ses particularités?

C'est très international. Si l'on fait la comparaison avec la plupart des banques sur la place financière de Luxembourg, Clearstream a un rôle très particulier. Il est le clearer national, chose qui n'existe que dans très peu d'autres pays? Nos activités vont vers une clientèle très ciblée, institutionnelle? De fait, nous n'avons pas un rôle traditionnel de banque. Cela implique une culture interne également particulière.

Suite à l'affaire Révélations, vous avez été nommé de manière «intermédiaire». Pourquoi vous? Et pourquoi avoir été confirmé à ce poste?

Si je peux résumer l'histoire, un matin on rentre dans un conseil d'administration en se disant que l'on va assister à un conseil d'administration comme les autres. On sait que l'on va parler des problèmes du livre Révélation$, mais on n'a aucune idée de ce qui va se passer? Et le soir on sort, et en une journée, «le monde a changé»?

Pourquoi comme ça? Parce que, les décisions étant prises par le conseil, le choix était d'avoir quelqu'un à Luxembourg, qui puisse prendre en compte les intérêts de la place financière de Luxembourg, et avoir une coordination avec l'ensemble des actionnaires ? Deutsche Börse comme ceux de Cedel International. Il s'agissait d'avoir quelqu'un qui puisse jouer un rôle plutôt diplomatique, entretenir des relations étroites avec l'ensemble de ces groupes? Les choix n'étaient pas multiples?

Je suis rentré au conseil de Clearstream en 98, en tant que président du comité d'audit. Cela me permettait de souligner ce rôle de discussion et d'intermédiaire.

Il faut cependant être clair. Même si la décision nous incombait, au niveau du conseil, et en dépit des affirmations ultérieures, il est important qu'une société comme Clearstream ne s'arrête pas de fonctionner, pas même pendant une heure. Nous avions été mis face à une alternative bien claire; il y avait

véritablement eu une pression mise sur le Conseil d'administration. Si nous nous étions arrêtés une heure, cela aurait été fini. Une banque ne disparaît pas à cause de mauvais crédits. Elle disparaît à cause d'un manque de liquidités, à cause de la suspension pendant une journée de ses transactions.

On m'a donc demandé à ce moment-là, avec le soutien de l'ensemble des acteurs de la place, d'assurer un intérim et de gérer l'ensemble de cette situation. Tout cela a duré 2 mois, 2 mois et demi. Il faut dire qu'à ce moment-là la situation a été extrêmement lourde à gérer. Il y avait toujours Dexia-BIL à gérer? Travailler 17 heures par jour est possible pendant un certain temps seulement.

Quand le Comité d'administration a décidé de ne pas procéder à la remise en place des personnes mises en congé pendant toute l'enquête, on m'a demandé si prendre cette fonction de manière permanente m'intéressait. Je pense qu'ici encore, ce qui a motivé le choix, c'était mes relations avec l'ensemble des intervenants. Avoir été pendant deux mois ici m'a rendu confortable avec l'environnement, la culture d'entreprise. Il était clair que je ne pouvais pas continuer à présider Dexia-BIL. Que je devais faire un choix, dans l'intérêt de tout le monde.

La décision et la mise en place de la succession n'ont pas forcément été très difficiles à mener. L'équipe était déjà en place. Pour ceux qui savent lire un rapport annuel et voir ce qui se passe, un successeur était déjà nommé. Nous avions préparé cette succession. J'avais de toute manière décidé de jouer un rôle différent d'ici deux ans. À l'age de 60 ans, on ne peut plus garder un rythme qui est lourd, au sein du groupe et de la place luxembourgeoise. On a simplement avancé d'un an des annonces qui auraient été de toute manière faites.

Cela veut-il dire que vous n'êtes chez Clearstream que pour deux ans?

Je dirais que nous verrons, mais que le fait d'être dans cette position est beaucoup plus confortable à un moment où le secteur dans lequel opère Clearstream ? avec un nombre d'acteurs limité ? se trouve en mutation' Il n'est pas désagréable d'être ici, avec de nombreux défis à relever, plutôt que de se trouver dans un train-train, occupé à faire le tour des filiales, à dire «au revoir, au revoir, au revoir», à passer de cérémonies de départ en cérémonies de départ. C'est un grand défi, important pour le Luxembourg, important pour la clientèle, pour les équipes? C'est très dynamisant. C'est pour cela que j'ai choisi Clearstream.

Il est toutefois clair que je ne suis pas quelqu'un appelé à rester chez Clearstream pour les 15 ou 20 prochaines années. Je crois que dans le moment actuel, c'est plutôt un point fort de pouvoir avoir une telle position.

Comment va évoluer Clearstream'

La société a deux actionnaires de poids égal. L'un est la Deutsche Börse, l'autre, Cedel, représente le marché, les utilisateurs. Chacun a son agenda. Les utilisateurs, les acteurs non-actionnaires, ont leur propre agenda. Le rôle par rapport au Luxembourg est également particulier. Sans oublier le personnel.

Il y a assez d'articles au sujet des réorganisations dans toute la presse. Il faut être pragmatique, et tenter de trouver un optimum pour toutes ces parties prenantes. Il faut trouver une solution qui permette de développer des synergies. Il n'y a pas de réponse simple et unique. Il est vrai qu'aujourd'hui, dans le secteur financier, tout le monde parle avec tout le monde. C'est vrai dans les banques, c'est vrai ailleurs. Regardez KPN et Belgacom. Ce n'est pas parce que l'on a des discussions que l'on doit aboutir. Nous essayons de voir quelle opération est la plus rationnelle. Je crois qu'il faut être très prudent et prendre son temps, il y a de nombreux aspects à prendre en compte.

On voit par exemple de grandes places financières se regrouper. Londres, Francfort, Paris avec Euronext. D'autres places les rejoignent. Il faut profiter de ces mouvements pour favoriser la standardisation du marché. C'est ici que Clearstream peut jouer un rôle. Si cela a un sens économique. S'il n'y a pas d'approche raisonnable pour toutes les parties prenantes, il n'y a pas obligation de faire quelque chose.

Avez-vous des inquiétudes particulières à propos de la place de Luxembourg? Ou de Clearstream'

Je n'ai pas d'inquiétude particulière pour Clearstream, qui est dans une situation très différente des banques qui ont une orientation banque privée beaucoup plus poussée. Je crois que ce qui est important pour la place du Luxembourg en général, c'est le professionnalisme. On ne peut pas parler du marché européen pour le moment. Je pense que les banques serviront à mettre en oeuvre, à rendre réel ce marché. Nous devons mettre à profit les années qui viennent pour nous y positionner. La problématique que j'avais chez Dexia-BIL est restée, d'une certaine manière, la même chez Clearstream.

La vision, c'est bien, mais après il faut une stratégie et une tactique pour y arriver. Si l'on reste à de grands discours et débats, on sera au même stade dans dix ans. L'Euro par exemple est une grande étape. Dans les activités de Clearstream, il a un impact très important.

Quel pourrait être le positionnement du Luxembourg?

Le Luxembourg a toujours été un centre européen. On a une grande concentration des pays de l'Union. Les banques allemandes sont venues pour des raisons différentes de celles des banques belges ou françaises. Aujourd'hui, c'est cette diversité qui fait la force du Luxembourg. C'est un carrefour avec une grande stabilité au niveau législatif, une communauté internationale très développée? avec une grande majorité qui se passe en Europe.

Quand on qualifie le Luxembourg de marché «off-shore», je suis toujours sceptique. Si on prend les limites traditionnelles des pays, oui. Mais c'est un marché européen on-shore. Je n'aime d'ailleurs pas ce qualificatif d'off-shore, il laisse toujours dans la tête de mauvaises impressions.

Le marché bruisse de rumeurs de fusion, d'évolution du capital de la société? Certains ont peur de la puissance que pourrait acquérir Clearstream'

Pour évaluer une société, on prend un modèle axé sur la création de valeur de l'entreprise, de rentabilité. C'est un modèle sain, qui permet d'assurer les investissements, l'augmentation de la créativité, de la compétitivité. L'autre modèle, c'est le modèle «utility». On prend en compte le coût pour les utilisateurs. On minimise le coût pour l'utilisateur sans maximisation du profit.

La vérité est certainement intermédiaire? Personne ne s'opposerait à ce que l'on rase gratis! Mais il faut être conscient que ce sont des activités qui nécessitent des investissements importants et permanents, pour permettre d'assurer une qualité de service, d'être de plus en plus efficients. Les bénéfices assurent notre capacité d'investissement. Sans eux, on devrait se retourner vers les actionnaires. Ces derniers demanderont toujours une rentabilité? D'où la coordination entre les deux approches?

Pour revenir à l'affaire Révélation$, Clearstream a eu une image qui a souffert?

C'est ce qu'en Banque on appelle le risque de réputation. Dans le temps, on parlait des risques de crédit, des risques opérationnels ou financiers.  Là, Clearstream, par l'importance apportée à des allégations aujourd'hui encore non vérifiées, a souffert? Il est clair que tant au niveau professionnel à l'international qu'auprès du grand public, la réputation de l'établissement est touchée. Nous avons aujourd'hui l'intention de rétablir cette réputation.

Comme cela a déjà été abordé, l'activité de la société n'a pas au sens strict souffert. La clientèle est institutionnelle. Elle comprend les processus et l'enjeu de ces transactions. Elle n'a pas donné de crédit à ces allégations. Je suis perplexe quand je vois avec quelle facilité quelques journaux sérieux s'emparent de sujets croustillants. On fait des titres frappants, on veut que ça vende. De l'autre côté, on dit que tout était de bonne foi, que l'on s'est basé sur le «grand financier Ernest Backes». Je l'ai déjà dit dans d'autres interviews, je suis au Luxembourg depuis 15-16 ans, et je ne l'ai jamais rencontré, et pourtant je peux dire que je connais beaucoup de monde, si ce n'est tout le monde dans ce milieu?

Au Luxembourg, l'activité bancaire est parfois particulièrement secrète?

C'est vrai que parfois nous avons ici à Luxembourg un peu ce complexe de dire: «surtout pas de commentaires». De manière générale, la place financière a intérêt à beaucoup mieux expliquer ce qu'elle fait. Clearstream doit également vulgariser ses opérations? Si la base technologique est en pointe, la pratique et les enjeux doivent être expliqués. Nos clients n'en ont pas besoin. Mais d'une manière générale, pour que nous puissions remettre notre réputation à niveau, qu'elle redevienne impeccable, il n'y a pas de mystère. Nous devons développer nos relations avec «le reste de la société». Il faut promouvoir, expliquer ce qui est fait. Le Luxembourg a effectivement souvent été trop réservé. Il souffre un peu d'un syndrome «pour vivre heureux, vivons cachés». Je crois qu'il faut en sortir. Le pays deviendrait encore plus fort. Nous voyons que de toute manière l'information circule, elle est là.

Mais certaines pratiques de Clearstream en particulier ont choqué, comme la cohabitation de comptes publiés, et d'autres non-publiés?

Prenez l'exemple du bottin téléphonique. Vous avez le téléphone. Vous pouvez choisir d'y avoir votre nom ou pas. Cela veut-il dire que tous ceux qui ont un numéro confidentiel et secret sont suspects? A quoi sert cette publication' Elle sert au client.

Il faut bien expliquer. Dexia a je ne sais combien de comptes non publiés. Pourquoi? Chaque compte d'un fonds d'investissement est un sous-compte. Un fonds d'investissement doit avoir une valeur calculée à des moments précis, de manière elle aussi précise. On ne veut pas que des gens non concernés puissent avoir accès à des comptes qui ne les regardent pas. Les comptes publiés, c'est le bottin du téléphone. C'est le compte standard, celui que tout le monde peut utiliser. La publication est une facilité pour nos clients.

Certains comptes étaient également possédés

par des institutions qui n'auraient pas dû en

posséder?

Qui sont ces clients? Si on parle des trésoreries des pays? peut-on parler de grands blanchisseurs d'argent sale? On parle d'Unilever, de Shell, de Siemens. Pourquoi ont-ils des comptes? Un des critères pour en avoir un chez nous, c'est d'être inscrit à une bourse, comme membre. Et ces entreprises ont une trésorerie tellement importante, qu'en fait elles ont des activités de banque. La trésorerie de Siemens est plus importante que celle de nombreuses banques. C'est ça. Le Foyer, compagnie d'assurances, est inscrit à la Banque de Luxembourg, et bien Le Foyer peut avoir un compte chez Clearstream.

Si les choses sont si simples, pourquoi a-t-on eu l'impression qu'à la parution du livre, la direction de Clearstream semblait se sentir assiégée?

Dexia,la maison d'origine

Quels souvenirs gardez-vous plus

particulièrement de Dexia?

Il y a beaucoup de souvenirs. Je n'en ai pas un plus particulièrement qu'un autre. Quand on regarde en arrière, sur les dix dernières années, il y a eu une très belle histoire. Je pense que Dexia-BIL a réussi à se positionner comme un des leaders du marché. Le chemin parcouru depuis la fin des années 80 nous a demandé un gros effort. Les résultats financiers, le positionnement sur le marché, mais également la culture d'entreprise en interne ont énormément évolué ? de manière positive. Nous avions hérité d'une situation assez difficile, et la construction s'est faite étape par étape. Ceci est vrai au Luxembourg et à l'international.

Le début n'avait pas été facile, nous avions commencé avec un plan social. Ultérieurement, les gens se sont rendus compte que cela valait la peine de le faire. Aujourd'hui, la banque est beaucoup plus développée qu'à l'époque.

Dexia reste cher à mon c'ur, je garde d'excellentes relations avec tout le monde, mais mon activité est aujourd'hui chez Clearstream'