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 (Photo: Jessica Theis)

O bstruction, votre honneur!» pourraient paraphraser les victimes, si elles étaient dans une série TV américaine. Il y a cinq ans (décembre 2008) était découverte l’affaire Madoff, une fraude mondiale à plusieurs centaines de millions de dollars. Depuis l’été 2012, une bonne partie des procès au civil est totalement bloquée au Luxembourg. Ceux-ci ont été intentés par les liquidateurs des fonds d’investissement, ayant été placés dans les sociétés de l’escroc Bernard Madoff, contre la banque dépositaire UBS et les différents acteurs (sociétés de gestion, administrateurs, réviseurs) qui ont rendu possible la fraude, bien qu’ils s’en défendent. En cause, les enquêtes pénales engagées contre certains responsables, notamment de la banque dépositaire et des sociétés de gestion des fonds d’investissement «madoffés». Il y en avait deux principalement: Luxalpha et Luxinvest, en liquidation depuis 2009. Un troisième «gros» fonds, Herald Lux, avait été mis en place via un autre circuit. HSBC en était la banque dépositaire.

Ces fonds d’investissement domiciliés au Luxembourg étaient des produits destinés au grand public et réglementés (contrôle de la Commission de surveillance du secteur financier). Avec leur passeport européen, ils pouvaient pourtant être commercialisés en Europe sous le label Ucits de droit luxembourgeois. Les investisseurs les ont souscrits un peu les yeux fermés et ont vu leurs économies englouties en décembre 2008, lorsque le scandale Madoff a éclaté. Ils jugent avoir été trompés par les banques dépositaires et bernés par une documentation défaillante et des clauses dérogatoires enlevant leurs responsabilités aux banquiers.

«La politique d’obstruction est en marche», se plaint un des avocats de victimes Madoff au Luxembourg. Sur le plan civil, où il serait possible de mettre en cause la responsabilité des banquiers, un premier jugement de mars 2012 avait tenté de forcer les avancées des procédures engagées par les liquidateurs de Luxalpha (les créanciers du fonds sont privés du droit d’engager des actions à titre individuel et doivent donc s’en tenir au bon vouloir des liquidateurs). Le but ultime était d’obtenir des banquiers dépositaires qu’ils remboursent les victimes et assument leurs responsabilités inscrites dans les lois et directives européennes sur la protection de l’épargne.

Il s’agissait d’une décision importante dans les annales du droit, puisque le jugement du 23 mars rejetait les demandes des banquiers et anciens administrateurs du fonds Luxalpha de suspendre les affaires au civil tant que ne serait pas tranchées le volet pénal. Les affaires civiles pouvaient continuer leur chemin. Un appel fut interjeté, et à son tour rejeté en juillet 2012: «Il n’existe aucun empêchement à ce que l’instruction de l’affaire commence», indiquait le jugement. Cette décision constitua un choc, car le principe selon lequel le pénal tient le civil en l’état vacillait.

Mais, depuis lors, une cascade d’autres recours, venant pour l’essentiel des avocats d’UBS, a paralysé toute avancée. On en est donc là. Ce qui a fait enrager un investisseur et ancien banquier Juan de Liedekerke, le 13 novembre dernier lors de l’assemblée annuelle de Luxalpha. Il s’est dit «interpellé par la CSSF et son silence assourdissant dans cette affaire, sous le prétexte que des actions entamées devant la justice au Luxembourg l’empêchent d’agir contre la banque dépositaire, gestionnaire et promotrice de Luxalpha».

Silence radio sur l’enquête pénale

Sur le plan pénal, où en est la procédure? «Rien ne filtre de l’instruction pénale menée par Ernest Nilles, le juge d’instruction directeur. Même les liquidateurs ne savent rien de l’avancée de l’enquête», déplore un avocat. La presse n’est pas mieux logée. Aucune communication n’a été faite sur les banquiers et responsables inculpés, alors qu’il faut supposer qu’il y en a puisque leurs avocats réclament la surséance des procédures civiles.

L’affaire se complique en raison de l’état du droit luxembourgeois à l’époque où la fraude Madoff est intervenue et fut découverte (entre 2003-2004, date de la mise en place des fonds réglementés et 2009, chute de la maison Madoff): la responsabilité pénale des personnes morales n’existait pas encore. Aussi, c’est à titre d’administrateur ou de dirigeant que les banquiers ont dû être assignés. Et c’est là que le bât blesse: ces personnes physiques susceptibles d’être inculpées par le juge Nilles ou qui le sont déjà ne peuvent pas être amenées à prendre position sur le plan civil, car cela risquerait de leur nuire sur le plan pénal. «Le vrai problème, résume un connaisseur du dossier, c’est que la procédure civile luxembourgeoise n’est pas assez élaborée».

Pour le nouveau ministre Déi Gréng de la Justice, Felix Braz, très éloigné des seuls intérêts de la place financière et du lobby des avocats d’affaires, voilà un champ à explorer, qui donnerait le sentiment aux victimes Madoff de ne pas être livrées à elles-mêmes. Ceci d’autant plus que le programme du gouvernement bleu-rouge-vert entend œuvrer à la protection des consommateurs, et de fait des investisseurs.

À défaut d’obtenir le moindre geste favorable à leur égard, de nombreux investisseurs – ils étaient essentiellement étrangers – se tournent vers leurs propres juridictions, dans l’espoir d’obtenir réparation. En France, c’est le juge Renaud Van Ruymbeke qui instruit la procédure pénale, notamment contre UBS. Son enquête semble être à un stade plus avancé que celle de son homologue luxembourgeois. À tout le moins, la justice en France est un peu plus communicative qu’au Grand-Duché sur une affaire relevant toute de même de l’intérêt public.

Pour autant, les avancées de l’enquête de Van Ruymbeke devraient intéresser au plus haut point le cabinet d’instruction luxembourgeois. Le magistrat français avait convoqué le 26 mai dernier sous le statut de «témoins assistés» deux anciens cadres d’UBS Luxembourg. Ils ont fini par se mettre à table en lui faisant des révélations sur le niveau de connaissance de la banque UBS au Luxembourg, mais surtout à Zurich, sur l’intégrité de Bernard Madoff et la solidité de sa société d’investissement. Il en ressortirait, selon une source proche du dossier, qu’en interne le groupe UBS n’avait pas le droit de toucher à Madoff. Ce qui ne l’a pas empêché de faire commercialiser à grande échelle des produits de l’escroc américain à des milliers de petits clients en utilisant le label luxembourgeois des fonds réglementés.

L’un des banquiers aurait dit devant le juge français que son chef de Zurich l’avait appelé au Luxembourg pour l’enjoindre d’y «monter une Sicav». Il lui avait d’abord répondu que le produit envisagé n’était pas compatible avec le statut d’OPCVMcoordonné, c’est-à-dire de fonds réglementé. Une discussion avec des juristes de la banque s’en serait suivie et aurait abouti à la mise en place d’un dispositif de protection de la banque UBS contre les risques à s’engager dans la confection de produits sortis des ateliers de Bernard Madoff. C’est la fameuse clause que les investisseurs devront signer, reconnaissant qu’UBS n’était pas responsable en cas de défaillance de l’Américain. Un des témoins aurait également raconté à Van Ruymbeke que des instructions internes au groupe UBS dans son ensemble enjoignaient de ne jamais traiter en direct avec Madoff, «un type dangereux». Ce qui n’a pas empêché la banque de vendre ses produits aux épargnants.

Des plaintes pénales avaient été déposées au Luxembourg par des victimes. Les liquidateurs eux-mêmes ont déposé, en décembre 2009, mais au civil, une plainte détaillant le fonctionnement du mécano Madoff au Luxembourg. De son côté, le Parquet s’est saisi lui-même en ouvrant une information judiciaire sur les conditions dans lesquelles les fonds Madoff furent vendus depuis le Luxembourg en violation de la réglementation financière, notamment en matière d’information et de protection des épargnants.

Des milliards, mais pas un iota

Cinq ans après, les victimes et associations de victimes ne désespèrent pas de pouvoir un jour placer UBS devant ses responsabilités, même si de bonnes nouvelles sont arrivées récemment des États-Unis où plus de 2 milliards de dollars seront distribués aux victimes directes de Madoff par la justice américaine (lire page 93).

Lors de la dernière assemblée extraordinaire du fonds Luxalpha, mercredi 13 novembre, des avocats de victimes se sont désolés du fait que les dossiers d’indemnisation et l’enquête pénale autour d’une fraude d’une telle ampleur n’avancent pas d’un iota au Luxembourg.

UBS pour sa part continue de se défendre «vigoureusement», rappelant dans un communiqué de novembre dernier n’avoir rien à se reprocher «à l’égard des pertes causées par l’affaire Madoff». «Le fonds Luxalpha, écrit la banque, a été créé à la demande explicite de clients fortunés qui ont demandé un fonds sur mesure pour leur permettre de continuer à investir leurs avoirs chez Madoff». Ces clients sophistiqués, assure la banque, «étaient pleinement conscients de la nature des investissements».

Cette ligne de défausse met en colère Juan de Liedekerke, ancien banquier, investisseur et victime indirecte de la fraude: «UBS persiste dans sa défense simpliste et mensongère, témoigne-t-il. «Quid des victimes ayant investi selon les règles, en se basant sur les seuls documents de UBS qu’ils étaient supposés connaître, à savoir le prospectus et le rapport de gestion, lesquels occultaient complètement le nom de Madoff et son rôle central dans Luxalpha?»

La plupart des victimes de l’escroc américain croit de moins en moins dans les capacités de la justice luxembourgeoise et celle de son régulateur financier, la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF), à apporter des solutions et reconnaître les responsabilités de la banque UBS dans le schéma de fraude et les sanctionner.

Certains investisseurs attendent toutefois avec beaucoup de curiosité les résultats de l’enquête de la CSSF. «La CSSF, si elle s’est fait une conviction sur une faute grave d’un intermédiaire financier, trahirait sa mission (d’intérêt général, ndlr) en retardant la publication de ses conclusions et de la sanction appropriée éventuelle sous prétexte qu’un recours en dommages devant la justice par les victimes n’a pas encore été jugé», avait expliqué dans une note annexée au procès-verbal de l’assemblée du 13 novembre dernier Juan de Liedekerke. Il avait par ailleurs rappelé au régulateur sa mission première consistant«à dénoncer les violations des règlementations en vigueur, avec sanctions correspondantes, dans les meilleurs délais».

Pour lui faire écho, Albert Biebuyck, le président de l’association de défense des investisseurs Investor Protection Europe, cité début décembre par le Financial Times, assurait avoir envoyé fin novembre une plainte à la CSSF ainsi qu’au Premier ministre sortant Jean-Claude Juncker et au commissaire européen responsable du marché intérieur et des services Michel Barnier. Il y réclamait des sanctions contre la banque dépositaire des fonds Madoff à Luxembourg. «La CSSF doit prendre des mesures contre la banque UBS» pour avoir émis des documents contradictoires et fait signer aux investisseurs des clauses la dégageant de ses responsabilités de dépositaire, indiquait M. Biebuyck.

Mais, à Luxembourg, on en est encore à s’interroger sur l’étendue de la responsabilité de la banque dépositaire et sur ses obligations en matière de dédommagements des investisseurs. Les juristes se battent sur les concepts très théoriques pour déterminer si les banques qui détiennent l’argent des clients dans la gestion collective ont seulement une obligation de conservation, de surveillance ou, quand même, de restitution. Parce qu’évidemment ni la réglementation luxembourgeoise ni les textes européens ne fournissent de réponses limpides susceptibles d’éclairer la justice locale et le gendarme de la place financière. Si c’était simplement une question de courage?

Coulisses

La plainte des liquidateurs

Les liquidateurs de Luxalpha ont détaillé, dans une plainte introduite en décembre 2009, le fonctionnement de la Sicav dans les coulisses de sa banque dépositaire. UBS a touché 83,7 millions de dollars pour servir de prête-nom et de boîte aux lettres à Bernard Madoff, lit-on dans la plainte. Les liquidateurs ont fourni un travail de bénédictin pour rassembler les pièces du mécano Luxalpha (Luxinvest fonctionnait selon des schémas identiques) et reconstituer le plus fidèlement possible les faits qui ont abouti à la disparition de près d’un milliard et demi de dollars. L’assignation ne vise pas qu’UBS, mais13 autres parties, dont le réviseur Ernst & Young (EY aujourd’hui), la CSSF et une pléiade d’administrateurs. Les liquidateurs réclament 1,323 milliard de dollars de dommages et intérêts.

Selon la plainte, deux sociétés sont à la base de la constitution de Luxalpha le 5 février 2004: UBS AG en Suisse et UBS SA au Luxembourg. L’agrément du fonds, demandé le 22 janvier 2004 à la CSSF, a été obtenu le 8 mars avec effet rétroactif au 11 février. Cette date n’est pas anodine: si la CSSF avait donné son feu vert deux jours plus tard, Luxalpha aurait été soumis immédiatement après son agrément aux dispositions de la loi du 20 décembre 2002 sur les OPC, transposée d’une directive européenne, qui interdit le cumul des fonctions de gestion des avoirs de la Sicav avec la mission de dépositaire des actifs. L’ancienne loi l’autorisait encore et les nouvelles dispositions accordaient un délai (jusqu’en février 2007) d’adaptation aux banques pour se conformer aux nouvelles contraintes de la directive. Pour profiter de ce régime de faveur, les Sicav devaient avoir reçu leur agrément ministériel avant le 13 février 2004, soit 15 mois après le vote de la loi. Luxalpha rentrait dans les clous. UBS se soumettra aux dispositions de la loi de 2002 en août 2006 en confiant les fonctions de gestion à un tiers, UBS Third Party Management Company (UBSTPM). Les deux entités assureront également les fonctions de distributeurs et agent administratif…

Dans le montage, les liquidateurs épinglent aussi les sociétés Access (aux États-Unis et au Luxembourg), des «conseillers en gestion» français – relais avec le financier escroc américain – François Thierry de la Villehuchet (qui s’est suicidé peu après l’éclatement du scandale Madoff) et Patrick Littaye (qui fut le premier inculpé de l’affaire en France et qui est sous le coup d’une procédure administrative par la CSSF, toujours en cours). Les liquidateurs parlent d’une «communauté d’intérêts UBS Access» qui a fait perdre aux différents acteurs leur indépendance et leur faculté de contrôle objectif. D’autant que, derrière la façade officielle de la Sicav luxembourgeoise grand public, instrument financier qui doit offrir toutes les garanties de sécurité aux investisseurs, se dissimule un «simple véhicule d’investissement canalisant l’épargne vers BMIS», l’une des sociétés de Madoff à laquelle seront abandonnés tous les leviers de contrôle.

Les liquidateurs se réservent encore la possibilité de s’interroger «sur les conditions dans lesquelles la CSSF a pu remplir sa mission à l’égard de Luxalpha».