Bien que fictif, Gordon Gekko reste un personnage emblématique. L’antihéros de Wall Street, film fêtant cette année ses 25 ans (déjà), n’est pas seulement celui qu’on aime détester, tant il représente les excès des cols blancs mis à nu a posteriori lors de la crise des subprimes. Grand amateur d’art, il symbolise aussi l’association de deux mondes intimement liés : la finance et l’art. Et dans le chef-d’œuvre d’Oliver Stone, son penchant pour la peinture et la sculpture lui a en fait été greffé par le scénariste, Stanley Weiser, sur le modèle d’Asher Edelman, un corporate raider, bien réel lui, animé par la même passion. L’intéressé en a d’ailleurs fait son métier en créant ArtAssure, une société new-yorkaise spécialisée dans le financement d’œuvres…
L’art lending, une spécialisation qui fait envie de l’autre côté de l’Atlantique, et plus particulièrement au Luxembourg où l’on aimerait servir toute la panoplie de services financiers à la clientèle fortunée, ainsi qu’aux fonds, de plus en plus tournés vers l’art.
Car celui-ci ne s’est jamais aussi bien vendu. En volume, d’abord. 2011 constitue déjà un millésime record avec 11,76 milliards de dollars de produit de ventes annuel (voir graphique), soit 2 milliards de plus qu’en 2010. Le marché du très haut de gamme a augmenté du 32 % par rapport à l’exercice précédent. Et cette croissance est notamment visible en Chine. Parmi les 1.675 ventes réalisées dans le monde au-dessus du million de dollars, 774 y ont été adjugées.
Tous types d’œuvres confondus, le chiffre d’affaires y a progressé de 49 % sur un an. Il représente dorénavant 41,4 % du produit mondial. En valeur, ensuite. Le rendement de l’art entre 2005-2011, avec 12,86 %, paraît tout à fait honorable (voir tableau). La société de conseil en investissements alternatifs, Tutela Capital, relève d’ailleurs la volatilité limitée de cette classe d’actifs : 15,8 % sur une période couvrant à la fois une croissance économique forte et une crise profonde.
L’art devient, en apparence, un élément de diversification financière prisé. Au Grand-Duché, beaucoup espèrent qu’il sera à terme investi comme l’immobilier. Reposant sur les cinq piliers définis par le Haut comité de la place financière (la gestion de patrimoine, les fonds d’investissement, les opérations internationales de crédit, les assurances et la structuration des financements), il permet d’associer des compétences existantes à de nouvelles dispositions favorisant l’arrivée d’autres acteurs. 83 % des gestionnaires de fortune sondés par ArtTactic et Deloitte dans leur Art & finance report 2011 indiquent que l’art et les actifs de collection (collectibles) pourraient à terme être inclus dans leur offre traditionnelle.
Dans une logique de sophistication des services, les banques privées ou autres family offices peuvent s’associer à des sociétés de conseil en art pour acquérir des œuvres et structurer les investissements. Selon les besoins propres à chacun, des chaînes de sociétés peuvent être montées pour éviter les frottements fiscaux. En France, par exemple, une œuvre d’art n’entre pas dans l’assiette de l’impôt sur la fortune. Aux États-Unis, des dons aux musées permettent des exonérations d’impôts.
Pas de risque inconsidéré
Au Luxembourg, le ministère des Finances a institué une autre incitation fiscale en autorisant la création d’une zone de suspension de taxe sur la valeur ajoutée pour permettre la création d’un port franc à proximité de la zone aéroportuaire. Des œuvres d’art et toutes sortes de biens de valeur pourront y être entreposés, restaurés ou encore vendus, sans imposer de TVA aux parties prenantes. Le Luxembourg Freeport devrait être opérationnel à l’automne 2014.
20 mois, cela paraît long, mais ce temps peut aussi être celui de la sensibilisation, de la réflexion et de l’implémentation. La financiarisation de l’art en est à ses balbutiements. Les risques qui y sont inhérents – valorisation, liquidité, track record – prolongent son intégration aux circuits financiers classiques. Les premiers écueils de la mise en place de la stratégie art et finance au Luxembourg se sont d’ailleurs manifestés durant l’été 2012. SplitArt, l’un des projets phares du maillage envisagé par Deloitte, véritable fer de lance de l’initiative art et finance, a dû licencier sa quinzaine d’employés et être mis en sommeil. Ce qui devait devenir une plate-forme de titrisation d’œuvres n’a pas obtenu l’agrément de la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF).
Bien que saluée par tous les professionnels du marché, l’initiative visant à rendre l’actif plus liquide serait aussi, selon les mêmes personnes, trop en avance sur son temps.
Mise en place de la réglementation
On se méfie. Des structures similaires ouvertes à l’étranger ont connu des fortunes diverses. En France, A&F Markets, une plate-forme
de trading non régulée, n’a pas vraiment convaincu les investisseurs et les vendeurs. Son fondateur, Pierre Naquin, est en train de revoir sa copie. En Chine, des manipulations de marché ont complètement dévoyé les Bourses de l’art. Le superviseur et le gouvernement luxembourgeois se savent observés et souhaitent s’assurer que les risques sont maîtrisés. Les promoteurs de SplitArt, des hommes d’affaires luxembourgeois et israéliens, cherchent dorénavant un investisseur aux reins solides, un nouveau mode de gouvernance et un business model simplifié.
Car le marché de l’art a besoin de plus d’offre et de demande pour jouir de davantage de liquidité, mais les potentiels acteurs dudit marché doivent au préalable être rassurés. Des infrastructures dignes de confiance doivent être mises en place. Aujourd’hui, aucun indice ne fait l’unanimité. Mei Moses, Artprice, Art Market Research ou encore Artnet (cotée à la Bourse de Francfort, cette plate-forme du marché de l’art a récemment échappé à une OPA de Red Line Capital, une société d’investissement luxembourgeoise) cherchent à imposer leur méthode, souvent basée sur des repeat sales, soit la moyenne des marges entre les prix de vente d’une même œuvre, écartant de fait les invendus et les transactions de gré à gré, qui pourraient représenter 50 % du marché. Pour pallier ces déficits, des sociétés comme Tutela Capital mettent en place des outils conceptualisant la valorisation d’une ou plusieurs œuvres d’art dans un portefeuille d’actifs, en prenant en compte bien sûr le risque de marché.
D’un point de vue réglementaire, la directive européenne Alternative investment fund managers (AIFM) encadrant l’investissement alternatif en Europe, une fois mise en œuvre, pourrait bien profiter au Luxembourg. Pour Aymeric Thuault, cofondateur de la société luxembourgeoise de conseil en art Link Management, le marché est en demande de plus de transparence et d’une réglementation fiable pour les véhicules d’investissement. Et les fonds d’art reviendraient dans le régulé.
Mais si les véhicules luxembourgeois paraissent tout à fait adaptés, le législateur pourrait encore faciliter la pratique de l’art lending en protégeant davantage le créditeur et en autorisant de gager une œuvre d’art. Aujourd’hui, une peinture ou une sculpture ne sont pas considérées comme des instruments financiers tombant sous la loi de 2005 sur les contrats de garantie financière…
En attendant, les banques privées, dépositaires, gestionnaires de fortune, family offices, transitaires, services aux fonds et sociétés de gestion peuvent se mettre en ordre de bataille. Au Grand-Duché, on espère que les groupes bancaires y placeront leurs centres de compétence en matière d’art et que les fonds reviendront onshore pour faire travailler les prestataires de services et les avocats. Au niveau de la formation, l’Université du Luxembourg a, elle, inclus dans son master in banking and finance un cours sur les actifs exotiques. Le 15 mars à Maastricht, où Deloitte organisera la sixième conférence art et finance, les parties prenantes continueront de tisser leur toile pour que l’art devienne, sans précipitation toutefois, une classe d’actifs comparable à l’immobilier… Il faudra cependant garder à l’esprit que les abus sur un marché peuvent engendrer des déséquilibres sur l’économie dans son ensemble. L’art ne doit pas devenir le terrain de jeu de nouveaux Gordon Gekko.