Qui joue avec le feu risque de se brûler. L’industrie du private equity n’est pas vraiment connue pour ses pratiques humanistes. En travaillant dans ce secteur d’activité, la place financière luxembourgeoise risque de faire face, un jour, à un retour de flamme.
Il se pourrait bien que ce jour arrive rapidement. Le 23 avril, la Cour suprême de l’État de New York entendra pour la première fois les représentants des parties prenantes à des transactions qui ont eu lieu entre 2005 et 2009 au Grand-Duché. Celles-ci concernaient le troisième opérateur grec de téléphonie mobile, Tim Hellas, alors qu’il passait de mains en mains.Une société de recouvrement de fonds, Cortlandt Street Recovery, représente les plaignants, des investisseurs qui y ont perdu leur chemise. Parmi eux, SPQR Capital. Cette société de gestion a investi en août 2009 dans des titres de dette émis par Tim Hellas en décembre 2006. Son avocat, Laurie Sudwarts, indique que « d’autres banques, comme Goldman Sachs, Lloyds ou RBS s’étaient montrées intéressées. Le groupe Weather, propriétaire depuis 2007 de l’opérateur téléphonique, avait annoncé vouloir restructurer la société. En tant que fonds d’investissement, nous y avions vu une opportunité », explique-t-il.
La société londonienne fondée par le Français Bertrand des Pallières a alors acheté deux tranches de dette subordonnée (c’est-à-dire celle dont le remboursement intervient après celui des créanciers privilégiés et chirographaires) et des PIK (pour payment-in-kind) notes, un produit financier payant un haut taux d’intérêt, mais dont le versement n’intervient, avec le principal, qu’à échéance. Problème : Hellas a fait faillite avant cela dans des conditions obscures. Le siège (au sens de centre of main interests ou comi) a déménagé pour Londres afin de bénéficier d’une possibilité de restructuration britannique appelée « pre-pack ». Dans ce système, la justice assure que les créanciers doivent être remboursés en fonction de leur séniorité.
Ainsi, le groupe fraîchement rebaptisé Wind Hellas restructurait sa dette en novembre 2009. Son propriétaire, le milliardaire égyptien Naguib Sawiris, réinjectait 125 millions d’euros et balayait en même temps, avec le soutien des créanciers séniors, 1,5 milliard d’euros de dette subordonnée… comprenant celle de SPQR et des autres investisseurs qui réclament aujourd’hui des réparations. Mais le groupe Weather n’est pas visé par la plainte, au contraire de deux mastodontes du private equity, Apax Partners et Texas Pacific Group (TPG), de leurs principaux émissaires, ainsi que d’une ribambelle de sociétés luxembourgeoises, le dépositaire Bank of New York Mellon et l’auditeur Ernst & Young.
Un vrai thriller
Pour mieux comprendre, il faut rembobiner le fil de cette histoire, malheureusement révélatrice, du même coup, des ficelles du private equity. Retour en juin 2005, une époque révolue durant laquelle les investisseurs s’endettaient sans réellement se poser de questions sur la sécurité de leurs engagements financiers.
Apax et TPG achetaient en février pour 1,11 milliard d’euros 80,87 % de Tim International N.V., filiale de Tim Italia détenant Tim Hellas. Le deal (y inclus frais et commissions) était alors financé par 50 millions d’euros de capitaux, 161 millions d’euros de dette super subordonnée et 1,195 milliard d’euros de facilités de crédits à court terme accordées par les banques d’investissement J.P. Morgan Chase, Deutsche Bank, Lehman Brothers et Merrill Lynch.
Ces emprunts étaient remboursés le 7 octobre 2005 avec l’émission de 925 millions d’euros de notes senior et de 116,5 millions d’euros de PIK notes. Le 3 novembre 2005, TPG et Apax achetaient les parts restantes pour 263,5 millions d’euros en utilisant la liquidité du groupe. L’acquisition par Tim Hellas, en janvier 2006, de Q-Telecom pour 355 millions d’euros devenait, elle, anecdotique au regard de la situation de la dette du groupe.
Car, de fil en aiguille, Tim Hellas avait perdu de sa superbe. En 2003 et 2004, l’opérateur avait réalisé un profit net de 78,8 et 106,7 millions d’euros avec une dette totale de 625 et 524 millions d’euros. Fin 2006, l’endettement total s’élevait à 3.526,7 millions d’euros et, sous la pression des charges d’intérêts s’élevant à 176,1 millions d’euros (contre 10 millions en 2004), le résultat net devenait vite déficitaire : -55,5 millions d’euros au 31 décembre 2006.
À cette date, le shareholders equity, pouvant être considéré comme la valeur de la société (puisqu’il s’agit de l’ensemble des actifs de la société moins l’ensemble de la dette) était négatif d’un milliard d’euros. Deux ans plus tôt, il était encore positif d’un milliard…
L’endettement excessif en lui-même ne pose pas vraiment de problème à SPQR et compagnie. Bien sûr, la charge de la dette a servi de catalyseur vers la faillite, mais c’est d’un trou dans les comptes de 2006 dont les investisseurs se plaignent. Apax et TPG se sont payé un dividende d’un milliard d’euros deux mois avant de vendre la société au groupe Weather en février 2007 (Hellas pesait alors 500 millions d’euros de fonds propres et 2,9 milliards de dettes). L’outil (exotique) ayant permis aux deux groupes d’investissement de s’octroyer une prime alors que le résultat était mauvais se nomme le CPEC : convertible preferred equity certificate. Il est normalement utilisé par les groupes de private equity américains pour des raisons fiscales, alternativement considéré comme un instrument de dette ou des fonds propres selon les besoins.
Là, tel un cheval de Troie (du nom de la société holding luxembourgeoise, Troy, plus tard baptisée Hellas Télécommunications II), les CPEC faisaient partie de la transaction lors de l’acquisition de la cible. 49 des 50 millions d’euros d’apport de TPG et d’Apax prenaient alors la forme de 49.000 CPEC d’une valeur unitaire nominale de 100 euros.
Mais en épluchant le rapport annuel du groupe en 2006, on peut s’apercevoir que le 12 avril, la valeur faciale des CPEC était passée de 100 à 1 euro et que le 21 décembre, en revanche, la société remboursait 27,3 millions de CPEC pour un montant total de 979 millions d’euros, correspondant donc à une valeur faciale de 35,8 euros. « Le montant excédentaire est donc comptabilisé comme un dividende versé sur le CPEC, qui correspond à 34,8 euros par CPEC », lit-on dans le document. Au 31 décembre, la valeur des CPEC existants avait de nouveau chuté à 1 euro.
Dividende à mauvais escient
Voilà où est le problème pour les investisseurs plaignants : le rapport annuel précise bien que la société n’a la possibilité de rembourser les CPEC à une valeur supérieure à la valeur nominale, mais 0,5 % inférieure à la valeur de marché, « qu’une fois que la société n’a plus d’autre dette à payer ». Or, c’était bien loin d’être le cas en décembre 2006. De plus, en cas de remboursement au-dessus de la valeur nominale, le montant en excès est ponctionné dans les capitaux propres et apparaît comme dividendes. Il est donc difficile de nier qu’il s’agit bien de cela…
Laurie Sudwarts, qui travaille sur ce sujet pour SPQR depuis plusieurs années, interprète : « Apax et TPG ont essayé de vendre Hellas en 2006, mais n’ont pas trouvé d’acheteur pour le prix demandé. Ils ont sorti l’argent eux-mêmes et utilisé les CPEC tout en sachant qu’il n’y avait pas de profits. »
Est-ce légalement répréhensible ou pas ? À la justice d’en décider. Un groupe de détenteurs de dette subordonnée – pas tous – poursuit les firmes à New York, puisque les titres dont ils se sont portés acquéreurs émanent de cette juridiction. Celles-ci estiment évidemment les plaintes non fondées. Mais de nombreux reproches liés à l’exécution des transactions vont à l’encontre d’acteurs luxembourgeois qui eux ne peuvent pas être poursuivis aux États-Unis. Le rapport annuel de 2006 le précise également citant le cabinet d'avocats luxembourgeois Arendt & Medernach. Guy Harles, l’un de ses fondateurs, a même opéré en 2005 en tant que gérant de catégorie A de Troy I, devenue Hellas Télécommunications I. Contacté, l’intéressé n’a pas souhaité commenter sur le sujet.
Les malheureux investisseurs en veulent également à Ernst & Young, l’auditeur, au cabinet d’avocats qui a effectué la due diligence de la société avant le remboursement du CPEC, au bureau d’imposition qui a validé la transaction ou encore la Commission européenne qui a accepté la vente au groupe Weather.
Mais est-ce que cela sera préjudiciable pour la place financière luxembourgeoise ? Le counsel de SPQR ne le pense même pas. « Cela ne devrait pas nuire davantage à l’industrie luxembourgeoise qu’au private equity dans son ensemble dans la mesure où il est ici question de briser une règle fondamentale des affaires, selon laquelle on ne sort pas plus d’argent de la société qu’elle n’en a. Surtout que les actionnaires ne peuvent pas se payer avant les créanciers. Si le Luxembourg se prononce et le condamne, alors la Place n’en sortira que grandie », conclut Laurie Sudwarts.
S’agirait-il d’une opportunité donc ? N’exagérons rien. Aujourd’hui, les liquidateurs anglais travaillent avec Me Claude Geiben pour collecter les informations nécessaires au bon déroulement de la liquidation. Une procédure de mise en état est ouverte à la 15e chambre commerciale du tribunal de Luxembourg. Pendant ce temps-là, le petit monde du private equity luxembourgeois continue de tourner. Son représentant le plus éminent, Hans-Jürgen Schmitz, président de l’association des professionnels et associé chez Mangrove, prétend même ignorer l’affaire « Wind Hellas » (elle est également dans son ensemble passée inaperçue de la presse locale)et préfère attirer l’attention sur les nouvelles réglementations ayant trait aux fonds alternatifs.
Celles-ci représentent, elles, une opportunité, dans la mesure où elles vont attirer au Luxembourg les gérants autrefois installés offshore, dans une volonté de rassurer leurs clients, pour la plupart des investisseurs institutionnels qui accordent aujourd’hui plus d’importance à la sécurité. Le président de la LPEA (qui compte aujourd’hui 95 membres alors qu’elle n’en comptait que 27 à son lancement en 2010) ne verse pas pour autant dans l’euphorie et regarde avec méfiance toutes les directives « pouvant potentiellement réduire l’approvisionnement des fonds », ainsi que les chevauchées en solitaire du ministère des Finances sur certaines législations. Il est encore trop tôt donc, pour déterminer le sens du vent. C’est d’autant plus compliqué que la météo est très instable.