Blanche Weber: «La définition d’indicateurs du bien-être restera un leurre sans une prise de conscience réelle de tous.» (Photo: archives paperJam)

Blanche Weber: «La définition d’indicateurs du bien-être restera un leurre sans une prise de conscience réelle de tous.» (Photo: archives paperJam)

Placer le débat sur les valeurs à l’ordre du jour de notre société…. Telle pourrait être une devise intéressante pour la nouvelle année et le début de cette nouvelle législature...

Faisons un petit exercice en laissant passer en revue votre journée: en vous réveillant, en prenant votre café du matin: quelles sont les idées qui vous viennent? Quelles sont les tracas, les soucis, les idées qui vous passent en tête pendant votre journée? Et le soir en vous endormant…?

Pour ceux et celles qui n’ont pas la chance d’habiter à côté de leur travail, c’est sans doute l’éternel va et vient entre votre domicile et le travail, les embouteillages, le manque de confort des bus, ou alors au contraire l’avantage des transports publics, les rencontres avec d’autres dans le bus.

Si vous n’avez pas la chance de vivre dans un environnement agréable peut-être le bruit provenant de la route, le manque de convivialité des espaces publics…?

Si vous avez des enfants, la responsabilité de les transporter à leur maison relais ou le souci qu’ils disposent d’espace pour jouer dehors, puissent aller en sécurité à l’école.

Un autre point crucial est assurément l’atmosphère au travail. Avez-vous d’autre part le temps de relaxer en soirée, de passer un bon moment avec votre famille, des amis…ou vous reste-t-il du travail à finir… ou est-ce que vous avez que peu de contacts sociaux?

Au-delà de la nécessaire garantie d’un emploi et d’une sécurité sociale indispensable: ne sont-ce pas ces facteurs qui sont déterminants pour la «qualité de vie»? L’ancrage social, les conditions sur le lieu de travail; l’attractivité du lieu de résidence; le temps nécessaire du domicile au lieu du travail, la compatibilité entre travail, famille et loisirs etc. … Toutes les analyses scientifiques sur le sujet démontrent de façon très claire et non équivoque ce constat… et je crois que chacun de nous partagera cet avis.

Ce n’est donc pas, comme certains semblent nous vouloir le faire croire, le fait de consommer toujours plus et de disposer de toujours davantage de biens matériels, qui nous rend plus «heureux». A partir d’une certaine base – indispensable – pour pouvoir financer notre vie et notre cadre de vie, toute accumulation de biens matériels n’influence guère notre bien-être … Les armoires débordantes ne sont pas tellement liées à notre qualité de vie, mais nous procurent tout au plus une satisfaction passagère. C’est finalement un leurre de faire dépendre le bien-être exclusivement de ce niveau matériel. Ce sont bien au contraire les facteurs «doux» qui sont les plus déterminants.

En dépit de ces constats sur les facteurs déterminants du bien-être, une multitude de déclarations politiques tournent essentiellement sur la «compétitivité» et la «croissance». Le nouveau gouvernement a lui aussi placé sa politique sous le signe de la croissance économique. Il est évident, que notre pays - comme d’autres - a besoin d’une économie forte et d’emplois. Mais qu’est-ce que qu’on entend par «croissance»? Une promotion des petites et moyennes entreprises? Dans quels secteurs? Dans les domaines de l’assainissement énergétique, pour la mise en place d’énergies renouvelables? De nouvelles places de travail dans la production d’aliments (comme les légumes que le Luxembourg doit importer à grande échelle)? Une économie axée davantage sur le «régional»?

Il est évident, qu’une croissance de ces branches porteuses d’avenir est plus souhaitable! Mais forcer une croissance tous azimuts est beaucoup plus problématique.

Une croissance illimitée sur une planète aux ressources et aux capacités de charges limitées est franchement illusoire. Déjà aujourd’hui notre pays vit au-delà de ces limites. Même si c’est entretemps devenu un slogan: si tout-un-chacun à travers le monde vivait comme nous, on aurait besoin d’au moins 5 planètes…Il faut tout simplement se rendre à l’évidence qu’une croissance matérielle continue est également liée à des effets négatifs évidents – même en cas d’une efficience accrue: en termes d’émissions de CO2, de mitage du paysage, de perte de biodiversité, d’augmentation de trafic. La «smart city» n’est pas pour demain…

L’«empreinte écologique nationale» du Luxembourg indique un sérieux dépassement écologique, tant par rapport à la biocapacité du pays que par rapport à la biocapacité moyenne mondiale (cf www.my footprint.lu). Notre développement social et économique n’est donc pas viable à moyen terme… Dans le plan national de développement durable (2010) il est ainsi question d’une «consommation foncière trop importante, d’une sur-utilisation des sols et d’une fragmentation des paysages avec des effets négatifs sur le paysage et la récréation…»

Il faut évidemment assurer l’indispensable assise financière et matérielle, droit élémentaire de chaque citoyen: l’accès à un logement à coût raisonnable et une répartition juste et équitable de la richesse en constituent notamment des éléments indispensables, que la politique dans notre pays, n’arrivait - hélas - pas à garantir, en dépît d’une croissance pourtant continue avant la crise financière et économique. Et encore moins à l’heure actuelle. Il y a un vrai «découplage entre la richesse monétaire et la richesse sociale» (P. Viveret).

Revoir notre échelle de valeurs: Carlo Hemmer, ancien directeur de la Chambre de commerce et pionnier de la protection de la nature dans notre pays l’a formulé déjà en 1969 à l’occasion d’une conférence: «Qu’en mettant le produit national brut au centre de son intérêt et en considérant sa majoration comme son objectif essentiel, voire unique, la politique économique contemporaine applique une échelle de valeurs insuffisante. (…) En continuant à ignorer les valeurs qui ne sont pas mesurables, elle mérite le qualificatif de cynisme dans le sens que donnait à ce terme Oscar Wilde qui disait qu’un cynique est un homme, qui connaît le prix de tout et la valeur de rien «the price of everything and the value of nothing».

Mon souhait pour 2014: puissent ces réfléxions guider la société luxembourgeoise, le milieu politique et tout un chacun sur la voie d’un repositionnent de notre échelle de valeurs. Oui, il faudra bien s’entendre dans le cadre d’un dialogue au niveau national quelles branches de notre économie nous entendons développer – sans forcer une croissance générale –; comment assurer un financement de notre système social sans cette dépendance à outrance d’une croissance économique forcée (qui de toute façonne va plus se faire dans la même mesure comme auparavant, ceci indépendamment de notre volonté).

La définition d’indicateurs alternatifs du bien-être est certes fort louable, mais restera un leurre, sans une prise de conscience réelle des acteurs politiques, économiques et sociaux … et la mise en œuvre d’un processus sociétal.