Il fait partie des géants discrets, dont on mesure, a priori, mal l’implication européenne, depuis Luxembourg. Et pourtant, Rakuten existe, solidifie son ancrage et développe sa stratégie d’intégration de métiers et de fonctions, avec une clientèle à triple étage : les consommateurs en direct, les entreprises et les clients de ces entreprises. « Nous disons volontiers que nous faisons du B2B2C », sourit, affable et détendu, Kenji Hirose, managing executive officer de Rakuten Inc et CEO de Rakuten Europe, rencontré dans son bureau au cœur de la Ville, dans un immeuble de la rue du Fossé, où le puissant groupe nippon a installé son QG.
Rakuten, c’est l’exemple type du groupe made in Japan, né avec l’explosion des possibilités de l’après-bulle internet. Il pèse quelque 11.000 emplois dans le monde et revendique plus de 80 millions d’utilisateurs enregistrés sur sa plateforme de e-commerce, Ichiba, qui fut sa rampe de lancement. Mais il touche bien au-delà grâce à une quarantaine d’activités mises bout à bout, au fil d’acquisitions et de développements stratégiques au cours des 10 dernières années. « Quand il y a un achat au Japon, on peut dire que, dans 95 % des cas, Rakuten intervient d’une manière ou d’une autre dans le processus », résume, admiratif, Adrian Diaconu, qui fait partie de la direction de Rakuten Europe à Luxembourg, en charge du développement des opérations techniques et logistiques. L’homme d’affaires franco-roumain s’est, lui aussi, installé au Grand-Duché et il personnifie d’une certaine manière l’évolution paneuropéenne du géant nippon : il a rejoint le groupe en 2013, à la suite d’un de ses bébés, Alpha Direct Services, avalé par Rakuten fin 2012.
« Nous avons acquis plusieurs entreprises dont le business pouvait contribuer à créer un ensemble cohérent en Europe », explique M. Hirose, rendant hommage à la vision du grand patron, Hiroshi Mikitani (le businessman japonais de 49 ans, alias Mickey, co-fondateur et PDG de Rakuten). Cette politique d’acquisitions ciblées a particulièrement atteint l’Europe (lire l’encadré ci-contre) et a largement contribué à installer, durablement sans doute, le poids lourd japonais sur le Vieux Continent, avec Luxembourg pour épicentre. « Ma mission consiste en effet à favoriser l’intégration des différentes activités et à les étendre, pour créer un véritable écosystème et tendre vers ce qui est notre objectif sans cesse répété : penser client et faire en sorte que l’acte d’achat soit toujours plus pratique, efficace et agréable. »
Pourquoi le Luxembourg ? La réponse du CEO de Rakuten Europe peut ressembler à un catalogue de promotion, mais elle trouve sa cohérence sur place : « On est au centre de l’Europe, il y a une stabilité économique, politique et sociale. Il y a surtout une multi-culturalité active et un plurilinguisme qui facilitent grandement notre vie quotidienne. Nous parlons anglais dans l’entreprise, notre environnement business est international. Nous avons de grands partenaires, notamment du côté allemand et du côté français, et ici, on est au milieu, à la fois sur un plan géographique et sur un plan culturel. » Adrian Diaconu y ajoute, entre autres, « un environnement agréable et favorable, business friendly, où l’on trouve facilement le bon interlocuteur qui comprend les besoins ».
Un géant à petits pas
Dans une logique globale qui a décidé d’implanter un headquarter dans chaque grande région d’activité du groupe, les regards se sont rapidement tournés vers le Grand-Duché. La société mise en place en 2008 a posé les jalons. Le rythme s’est accéléré en 2010, après l’achat de la plateforme française PriceMinister, puis au fil des acquisitions européennes. Aujourd’hui, le back-office luxembourgeois compte 25 salariés pour les services de comptabilité, de planning, de marketing, de support à la direction…
Peut-on s’attendre à de nouveaux pas du géant ? « D’abord intégrer et consolider, puis développer », répond Kenji Hirose, qui n’écarte aucune piste. Il évoque la philosophie du « enpower merchants », à laquelle le groupe adhère, le e-learning (Rakuten a son propre institut de technologie au Japon), la consultance en matière de e-commerce. Sensible aux développements logistiques et aux infrastructures IT (le hub Rakuten occupe un data centre et pourrait s’étendre), le groupe suit aussi de très près les évolutions des moyens de paiement électroniques, dont il a fait un de ses chevaux de bataille (il collabore pour l’heure avec Yapital en Europe).
D’autre part, les finesses de la finance internationale, de la centralisation, de la consolidation et des échanges intra-groupe, vues à l’aune globale depuis le Luxembourg, pourraient, à terme, avoir une certaine allure.
Durer en Europe ? « Pour nous, le marché européen est un axe stratégique, un grand espace unifié, qui nécessite de bien connaître l’environnement, le fonctionnement, les systèmes économiques et de fiscalité. Il faut réussir les synergies et s’appuyer sur l’expertise. Cela fait partie des raisons pour lesquelles le Luxembourg est et reste important pour nous. »
Et, à l’heure où le concurrent Amazon a enclenché la surmultipliée et où d’autres, a contrario, décrochent du pays (lire encadré ci-dessus), les propos du CEO de Rakuten Europe, qui vit à Luxembourg, sonnent comme une raisonnable et rassurante prophétie orientale : « Nous avons choisi de venir ici pour installer les choses durablement. L’horizon 2015 ne change rien. Nous n’avons pas installé au Luxembourg notre entreprise et nos familles pour quitter le pays dans un an. »
Les dates clés de Rakuten au Luxembourg
Février 2008 : arrivée
Le 7 février 2008, un communiqué conjoint du ministère de l’Économie et de Rakuten Inc. annonçait que Luxembourg était choisi comme implantation du Central Coordination Entity de Rakuten Europe, sàrl créée au Grand-Duché.
Mars 2012 : + Kobo
Le 3 mars 2012 naissait Kobo Europe au Luxembourg. Le spécialiste canadien des liseuses et e-books rejoignait ainsi au Grand-Duché sa maison mère japonaise, Rakuten. Le géant nippon avait racheté Kobo en novembre 2011. Il s’était déjà offert PriceMinister en France, en usant de sa base Rakuten Europe.
Juin 2012 : hub IT
Le 25 juin 2012, Telecom Luxembourg Private Operator confirmait la signature d’un partenariat avec le groupe japonais pour le hub européen de Rakuten et de ses diverses sociétés luxembourgeoises. Le grand patron nippon, Hiroshi Mikitani, avait fait le déplacement. Avec un plan d’interconnexion de ses centres européens sur plusieurs années. Rakuten fait vraiment de Luxembourg son centre IT, via le data centre de Roost.
Mai 2013 : avec Yapital
Le 16 mai 2013, Rakuten et Yapital, système de paiement électronique ayant choisi Luxembourg pour se déployer, concluaient une alliance stratégique, permettant aux clients du premier (Rakuten Deutschland en tout cas) de payer via le système du second. Les deux sociétés annonçaient une coopération plus étroite dans de nombreux domaines.
Février 2014 : entorse sur la R&D
Le 17 février 2014, on apprend que la société japonaise a choisi la France pour y installer son centre de recherche européen. Luxembourg et Londres étaient également dans la balance, mais celle-ci a penché vers Paris, sous le poids du crédit d’impôt octroyé. Mais aussi des synergies et collaborations directes avec PriceMinister.
Mars 2014 : + Viber
Le 12 mars dernier, il se confirmait que Viber posait aussi ses valises au Luxembourg (Viber Media). La solution VoIP avait été rachetée un mois plus tôt par le géant japonais (pour 900 millions de dollars) et rejoignait ainsi l’orbite européenne de Rakuten Europe, complétant cette sorte de « regroupement familial ».
Horizon 2015
Amazon phénoménal, Netflix révélateur
Toutes ne font pas formellement les mêmes métiers. Mais toutes font partie de cette vague de l’économie numérique qui a déferlé sur le Luxembourg depuis quelques années… et dont les sociétés se trouvent à la croisée des chemins.
Le feuilleton Netflix a fait office de révélateur. Le groupe de vidéo en ligne, qui avait placé son QG européen au Grand-Duché à l’été 2011, a fini par annoncer son départ programmé, direction les Pays-Bas, en 2015. Deux autres entreprises américaines, actives dans l’e-gaming, Kabam et Zynga, ont aussi décidé de déserter les rives de l’Alzette. Les ont-elles vraiment beaucoup fréquentées ou ont-elles cédé à d’autres sirènes à l’approche d’un horizon 2015 fiscalement moins ouvert pour ces sociétés aux clients éparpillés bien au-delà du petit Grand-Duché ?
Plus que par les mutations de la TVA, prévisibles, le gouvernement d’aujourd’hui explique ces décisions par des soft factors, comme les connexions aériennes de la capitale batave ou encore une réserve de recrutement plus dense. S’il est difficile de multiplier les vols directs vers les États-Unis depuis le Findel, le ministère de l’Économie réfléchit à une solution de rétention de la main-d’œuvre qualifiée, inspirée d’une pratique canadienne découverte lors d’une récente mission économique.
C’est donc aussi une question de métier, au sens large, et de marché. Ainsi, à la mi-juin, le géant Sony a arrêté la librairie numérique. Sony Digital Reading Services, société luxembourgeoise mise en place à l’été 2011 pour servir de plateforme européenne, y perdra sa raison d’être. Reader Store, le « magasin » en ligne destiné à alimenter la liseuse digitale de Sony, transfère ses clients vers Kobo, un des concurrents sur le segment, présent à Luxembourg et intégré au giron du concurrent nippon Rakuten.
Reste le phénomène Amazon. Ancré à Luxembourg depuis près de 10 ans déjà, sans bruit aucun mais en grandissant sans cesse, son QG européen recrute encore, avoisinant désormais les 1.000 salariés, et répartit ses forces sur le Grund (l’historique maison de la rue Plaetis), Clausen (le grand bâtiment vitrine des Rives) et un troisième immeuble, anonyme, où il loue des plateaux entiers, au Kirchberg (rue Edward Steichen). A. D.