Pierre Werner, entouré de Jean-Claude Juncker, Premier ministre, et de Jacques Santer, président de la Commission européenne. (Photo: Médiathèque Commission européenne)

Pierre Werner, entouré de Jean-Claude Juncker, Premier ministre, et de Jacques Santer, président de la Commission européenne. (Photo: Médiathèque Commission européenne)

Un peu plus de 40 ans après avoir jeté les bases de ce qui est, aujourd’hui, la monnaie unique européenne, l’ancien Premier ministre luxembourgeois Pierre Werner méritait bien qu’on lui consacre un projet de recherche. C’est désormais chose faite à l’initiative du Centre Virtuel de la Connaissance sur l’Europe et, plus particulièrement, d’Elena Danescu, docteur en économie et chercheur au CVCE, la grande spécialiste du sujet. Elle est, ainsi, l’auteure de la seule traduction existante dans une langue étrangère (en l’occurrence le roumain) des mémoires de Pierre Werner, Itinéraires luxembourgeois et européens. Evolutions et souvenirs 1945-1985.

C’est à elle, et elle seule, que la famille de ce grand homme d’Etat, a ouvert, fin 2009, ses archives personnelles et donné ainsi l’accès à bon nombre de documents écrits de sa propre main et, par là même, aux coulisses de la grande histoire qui permettent de mieux comprendre le déroulement des faits. «Les procès-verbaux officiels des réunions du Comité Werner sont très succincts, explique Mme Danescu. Dans ses archives personnelles se trouvent toutes les notes manuscrites de préparation des différentes réunions et discours. Elles permettent de comprendre le rôle prépondérant de Pierre Werner.»

Le Comité Werner? C’est ce groupe de travail mis en place le 6 mars 1970 par le Conseil des Communautés européennes, et qui fut chargé de jeter les bases pour la réalisation graduelle d’une union économique et monétaire. Composé de six experts (parmi lesquels le président du Comité des gouverneurs des banques centrales), la présidence de ce groupe fut confiée à Pierre Werner, légitimé par sa très grande connaissance des milieux financiers et politiques. Sa carrière avait commencé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale en tant que conseiller du gouvernement, en charge de l’organisation du contrôle bancaire, du marché du crédit et de la collaboration financière internationale. Il fut ainsi, à ce titre, aux sources de la création du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale.

«En tant que président du comité d’experts, il a agi avec une objectivité exemplaire et dégageant finalement un équilibre et un parallélisme entre la coopération économique et la coordination monétaire», a pu noter Mme Danescu à la lecture des archives de Pierre Werner, dont elle rappelle que, outre ses compétences, il était également déjà reconnu comme homme de consensus et de convictions. «Il était considéré comme une personnalité capable de sortir la Communauté européenne de l’impasse.»

De l’euror à l’euro

C’est le 8 octobre 1970 que fut présenté publiquement le fameux «Rapport Werner», qui jeta les premières bases de l’Union économique et monétaire. Ce rapport prévoyait, déjà, la création d’une monnaie unique (qu’il avait alors baptisée «euror», en référence aussi à la valeur étalon). Il fut, hélas, rapidement mis entre parenthèses en raison, notamment, de la crise pétrolière des années 70, mais ce plan fut ensuite remis au goût du jour par le Français Jacques Delors, alors président de la Commission européenne. Il s’en inspira largement pour la rédaction du «Rapport Delors», présenté le 12 avril 1989, et qui entérina la définition de l’Union économique et monétaire telle que nous la connaissons aujourd’hui.

Inspiré, certes, mais avec quelques nuances. «Profondément imprégné par le modèle luxembourgeois d’économie sociale de marché, raconte Elena Danescu, Pierre Werner avait proposé, en juillet 1970 de ‘consulter les partenaires sociaux en cas de décision monétaire importante’. Le Plan Delors, dont l’élaboration a été faite sous la direction d’un apôtre de l’économie sociale, ne contiendra plus cette exigence…»

L’hommage rendu à Pierre Werner, le 27 janvier dernier, à la Chambre de Commerce, était donc plus que légitime, surtout dans un centre administratif qui porte son nom... Il a aussi donné l’occasion au CVCE de présenter les premiers résultats de ce projet de recherche baptisé Pierre Werner et l’Europe. Un travail désormais appuyé par un comité de patronage de 25 très hautes personnalités (parmi lesquelles Jean-Claude Juncker, Philippe Maystadt ou encore Jean-Claude Trichet), officiellement constitué ce même 27 janvier.

Le projet va, dans un premier temps, se concentrer sur la genèse de ce «Plan Werner» et donnera lieu, l’automne prochain, à la publication d’un corpus numérique de recherche au profit de la communauté scientifique. Les travaux seront ensuite élargis à l’ensemble de la pensée et de l’œuvre de Pierre Werner dans la sphère européenne et, par extension, au rôle du Luxembourg dans le processus de mise en œuvre de l’Union économique et monétaire européenne.

«Si Pierre Werner avait connu l’époque que nous vivons, il ne pourrait que constater que ces difficultés seraient plus grandes et moins maîtrisables si nous n’avions pas l’euro», expliqua ce soir-là Jean-Claude Juncker, dans un long et truculent plaidoyer pour la monnaie européenne, illustré d’anecdotes et de témoignages. «Si nous en étions encore à 16 ou 17 monnaies nationales pour affronter la crise, nous serions des proies d’autant plus faciles pour les marchés financiers», estime le Premier ministre luxembourgeois, d’autant plus dans son élément à parler «des succès et des crises de l’euro» qu’il est, aujourd’hui, le seul homme politique signataire du Traité de Maastricht (le 7 février 1992) à être toujours en activité. Tout au long de son parcours politique, il a, lui aussi, été au cœur des débats et des réunions interministérielles les plus cruciaux qui ont précédé la réalisation de la monnaie unique européenne. Sans doute ses mémoires vaudront-ils aussi de l’or dans quelques années…

«L’euro peut se draper dans un long cortège de succès, même si ses partisans sont incapables d’en expliquer les qualités et les vertus, affirme M. Juncker. Contrairement à ce qu’on entend, le pouvoir d’achat interne n’a pas été affecté, avec un taux d’inflation moyen de moins de 2% depuis 1997. Et depuis dix ans, ce sont pas moins de 15 millions d’emplois qui ont été créés en Europe.» Le président de l’Eurogroupe constate également que, comparée aux économies américaine ou japonaise, la situation sur le Vieux Continent est loin d’être mauvaise. «Toutes les données économiques fondamentales sont meilleures en Europe et nous sommes moins affectés par la volatilité des cours de change que d’autres monnaies.»

Difficile, évidemment, de ne pas évoquer les critiques virulentes dont fait l’objet, aujourd’hui, la monnaie unique européenne, en marge des crises profondes connues par certains Etats. «Les attaques que nous connaissons aujourd’hui sont essentiellement dues aux spéculateurs. Mais elles ont lieu aussi parce que les gouvernements n’ont pas fait leur devoir. Lorsque les Etats se sont lourdement endettés pour faire face à la crise, tout le monde disait que c’est ce qu’il fallait faire. Aujourd’hui, tout le monde dit qu’il faut consolider les finances publiques. C’est une évidence. Il n’y aura pas de croissance en Europe si cette consolidation n’a pas lieu et si nous ne venons pas en aide aux Etats en difficulté. Il faut de la solidité et de la solidarité pour assurer la stabilité de l’euro.»