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Evoquer, au Luxembourg, le Commissariat aux Affaires Maritimes (CAM) fait sourire le profane; qui aura quand même remarqué que le pays n’a pas d’accès à la mer. Pourtant, cette agence sous la tutelle du ministère de l’Economie vient de souffler sa vingtième bougie et fait figure, aux côtés du Cluster maritime, d’interlocuteur de poids dans le débat national sur la logistique, priorité gouvernementale depuis 2004 et dont la grand-messe annuelle, le Logistics Management Forum, sera célébrée à Luxexpo ces 10 et 11 février.

Le sujet est devenu brûlant et gare à celui qui blasphème. Le potentiel économique de la branche permettrait, tout le moins partiellement, au gouvernement de s’exonérer de la dépendance au secteur financier. Jeannot Krecké, ministre de l’Economie et du Commerce extérieur, protège ses ouailles du secteur considéré. Interrogé sur le débat relatif à l’éventuelle création d’une zone franche servant au dédouanement des marchandises en transit, il corrige tout de go. «La stratégie est en cours d’implémentation et nous réfléchissons continuellement à l’opportunité de développer de nouvelles niches. Il me paraît trop tôt pour en discuter, car lorsque j’ai évoqué la question pour la première fois, tout le monde m’est tombé dessus en disant à peu près n’importe quoi. Nous travaillons dorénavant sur des modalités concrètes et ne communiquerons que lorsque nous verrons plus clair.»

Prenant la mesure des difficultés de mise en œuvre des différents programmes de développement d’un secteur dépendant de multiples acteurs, publics comme privés, le ministre décide maintenant de privilégier les actes aux discours. En effet, depuis que le gouvernement s’est engagé dans cet axe stratégique, les projets mis en avant sortent de terre avec difficulté. Thierry Nothum, directeur de la Confédération Luxembourgeoise du ­Commerce (CLC), elle-même membre du Cluster for Logistics, nuance: «Nous aurions pu imaginer que certains dossiers avancent plus vite. Il faut développer des concepts, créer un mouvement national, fédérer les parties prenantes, obtenir les autorisations… Cela demande quelques années.»

Une problématique transversale

La relative lenteur de la mise en œuvre des stratégies tient à la complexité et à la transversalité de la problématique. La logistique n’est pas, comme le croit le même profane, le seul transport de marchandises d’un point A à un point B. Elle se démarque, en fait, des autres activités économiques soutenues politiquement, comme les technologies de la santé ou les composants automobiles, par sa nature multidimensionnelle. Définie comme l’organisation des flux de marchandises, elle lie, dans sa verticalité, une pluralité d’acteurs, depuis le producteur jusqu’au consommateur. Chacun des maillons de la chaîne peut alors choisir, sur un axe que l’on peut concevoir comme horizontal, la solution qui conviendra le plus à ses besoins propres et ponctuels, respectant une logique de limitation des coûts et de recherche de la qualité. Par exemple, une société peut externaliser les services logistiques et faire appel à un prestataire pour s’approvisionner en matières premières et acheminer sa production.

Outre le transport de biens, la logistique concerne une grande variété d’agents économiques et peut favoriser la création d’emplois, «à la fois qualifiés et moins qualifiés», comme le rappelle Daniel Liebermann, chargé du dossier au ministère de l’Economie. «Elle représente, à l’heure actuelle, environ une dizaine de milliers d’emplois au Luxembourg.»

Selon Thierry Nothum, la CLC attire, depuis 1999, l’attention des gouvernements successifs sur le sujet. «Il s’agit d’un must. On ne peut pas se passer d’une logistique performante. Sinon on est écarté du marché.» La logistique est un multiplicateur de croissance par sa vocation à optimiser, voire à attirer, les échanges commerciaux. L’oreille de M. Krecké a donc été plus attentive que celle de son prédécesseur, Henri Grethen, qui gérait pourtant les portefeuilles de l’Economie et des Transports. Mais attention! M. Nothum prévient, «la logistique est une chaîne et si un maillon disparaît, c’est toute la chaîne qui rompt».

Il s’agit donc d’attirer l’ensemble des métiers concernés et de développer des activités connexes. David Arendt, CFO - et CEO intérimaire en novembre et décembre - de Cargolux encourage l’arrivée de nouveaux acteurs: «Plus il y a de joueurs, plus on assure la pérennité du site. Le ministre de l’Economie ne ménage pas ses efforts lors de ses déplacements pour mettre en exergue les atouts du Luxembourg.» L’intéressé confirme: «Lors de mes missions à l’étranger, j’essaie toujours de rendre mes interlocuteurs sensibles aux moyens logistiques mis à leur disposition. Je leur explique ce que nous avons, ce que nous développons et quels sont les avantages à passer par le Grand-Duché.»

De quoi dispose le Luxembourg donc? D’abord, en termes de positionnement géographique, les VRP gouvernementaux font valoir une certaine «neutralité commerciale». Situé entre les deux principaux marchés régionaux et à portée de tir (800 km) de 80% du PIB européen, le pays occupe une position stratégique de premier choix. Le multilinguisme et le cosmopolitisme sont également deux caractéristiques démographiques appréciées des contreparties commerciales.

Un joyau logistique

Concernant les volets réglementaire, fiscal et administratif, le Luxembourg a su, comme à l’accoutumée, bien se positionner. Martine Eicher, vice-présidente du Cluster for Logistics, voit «quelques éléments de satisfaction, notamment le statut d’opérateur économique agréé (OEA) ou la représentation fiscale en matière de TVA», deux réglementations communautaires transposées. Le statut d’OEA permet aux agents économiques européens agréés de bénéficier d’allégements administratifs s’ils respectent les normes prescrites. Les entreprises exportant en Europe et non domiciliées dans l’Union sont, elles, habilitées à désigner un représentant fiscal et ne se voient plus contraintes à une immatriculation TVA. Enfin, la loi locale n’exige pas de prépaiement de ladite taxe qui est, du reste, une des moins élevées en Union européenne.

Concernant les infrastructures, la zone d’activité Eurohub Centre se développe autour du 5e aéroport de fret européen. Elle constitue en quelque sorte le joyau de la branche. Le centre multimodal de Bettembourg, l’Eurohub Sud, deuxième site mis en valeur par l’Etat, relie les ports de la mer du Nord aux grands couloirs autoroutiers et ferroviaires européens traversant le Luxembourg. Enfin, le port de Mertert permet une exploitation du réseau fluvial, même si elle se confine à un volume limité.

Reste donc aux professionnels à exploiter les moyens mis à leur disposition. Parmi eux, les entreprises publiques et semi-publiques tiennent le haut du pavé et relaient la stratégie gouvernementale sur le terrain. Dans leurs rangs figurent Cargolux, première compagnie européenne de fret aérien. La société a traversé, ces derniers mois, de violentes perturbations d’ordres financier et juridique, mais tente de revenir sur de bons rails avec un nouveau CEO, Frank Reimen, en ligne directe avec l’Etat, actionnaire principal.

A Bettembourg, CFL Multimodal et CFL Cargo tirent parti d’une zone d’activités logistiques étendue au site de la WSA qui a fait couler beaucoup d’encre (voir encadré).

Autour de ces pôles, le secteur privé se déploie peu à peu. À Contern, la société suisse de transports et de logistique, Kuehne + Nagel, emploie 530 personnes et fait figure d’acteur majeur. En sus, des sociétés de conseil comme McKinsey ou les Big Four prestent des services advisory en logistique. Deloitte a, par exemple, lancé en décembre dernier une nouvelle offre couvrant, entre autres, la stratégie de canaux et l’évaluation logistique. Ces agents dits «4PL» pour fourth party logistics, selon Gabriel Catania, CEO de GC Partners Management Consulting, «apportent leur savoir-faire dans la supply chain, en synchronisant des flux financiers, de matière et d’information». Martine Eicher (Cluster for Logistics) ne souligne-t-elle pas que «le transport, la manutention et l’entreposage focalisent les attentions, mais que deux tiers de la valeur réside dans l’immatériel et l’invisible»?

L’autre type d’acteur à «valeur ajoutée» - pour reprendre les éléments de langage du ministère de l’Economie - bienvenu au Grand-Duché est l’agent de transit, third party logistics, ou encore «3PL». Trois idiomes pour désigner ce que David Arendt (Cargolux) appelle de ses vœux, des transitaires chargés de l’organisation du transport de la marchandise, y compris dans ses implications administrative, juridique, financière ou fiscale: «Attirer au Luxembourg ces parties prenantes est essentiel pour créer un centre de logistique pérenne». Dans l’esprit du CFO du transporteur aérien, ces acteurs s’impliqueraient dans la chaîne d’acheminement en apportant un savoir-faire particulier, notamment lors de la consolidation. Le conditionnement à haute valeur ajoutée d’EPC (voir article page 84) intègre parfaitement ce cheminement stratégique.
Comme pour mieux rassembler les thuriféraires du Luxembourg logistique sous le drapeau au lion rouge, David Arendt titille leur susceptibilité: «Contrairement à ce que tout le monde veut faire croire, nous ne sommes ni le centre du monde, ni même celui de l’Europe, même pas en logistique. Si nous sommes liés aux autoroutes majeures, nous ne sommes pour autant ni Amsterdam ni Francfort. Pour devenir un centre logistique, il faut que toutes les parties prenantes l’acceptent et se mobilisent.»

Clusters au rapport

Le Cluster for Logistics avait bien pour ambition de faciliter la coopération entre les différents protagonistes locaux, mais la partie privée n’a jamais répondu à l’invitation. Ses comités de réflexion se réunissent alors selon un rythme irrégulier et son président, Pierre Gramegna, a manifestement déjà un emploi du temps trop chargé. A l’inverse, comme le souligne Fraenz Benoy, administrateur délégué de CFL Multimodal, le Cluster maritime, dont il est également membre du conseil d’administration, bénéficie d’un nombre de membres significatif et représentatif de toute la branche logistique: «Notre délégation au port de Zeebrugge, en novembre, a facilement réuni une cinquantaine de participants du cluster.» Jeannot Krecké n’ignore pas cette disparité. «Nous avons plusieurs clusters, il y en a qui fonctionnent très bien, d’autres essaient encore de trouver leur voie.» Une réunion fin janvier devait permettre de redéfinir les objectifs.

Cette anicroche ne doit cependant pas jeter l’anathème sur la logistique au Grand-Duché. Bien au contraire. L’indice de performance logistique, calculé par la Banque mondiale, donne raison aux initiatives gouvernementales puisqu’entre 2007 et 2010, le Luxembourg a progressé de la 23e à la 5e place sur 155 pays considérés. Ce classement offre ainsi une visibilité et une crédibilité à la logistique luxembourgeoise lorsque ses ambassadeurs se présentent face aux prospects lors d’événements commerciaux, comme lors de l’Exposition universelle de Shanghai. Le Luxembourg doit néanmoins se battre pour rester à cette position dans cet index.

Des mesures très concrètes permettraient un gain de temps. C’est le cas de l’implémentation de procédures «paperless» et la numérisation du commerce. Le projet eFreight de l’agence internationale de l’aviation (IATA), a pour but de supprimer la «paperasse incroyable», stigmatisée par David Arendt dans le fret aérien.

Adapter la stratégie

Ensuite, de nouveaux leviers stratégiques doivent être identifiés. Gabriel Catania (GC Partners) abonde dans ce sens. «Il faut une stratégie bien précise pour allouer les terrains (en nombre limité autour des eurohubs, ndlr.) à une activité de valeur ajoutée en analysant toute la supply chain. La rapidité de réaction peut être bien plus importante que le coût du terrain au niveau global.» La stratégie de niches, telle que pratiquée par LuxairCargo avec le biomédical ou les animaux (voir interview page 88), paraît pertinente à ce titre.

D’autres privilégient des modèles de développement logistique hybrides en promouvant une coopération entre le Luxembourg et la Belgique. M. Catania propose une solution d’entreposage à la frontière belge où il coûte «2 à 3 fois moins cher» et un headquartering au Grand-Duché pour profiter des avantages fiscaux. Exxon Mobil ou Amazon ont d’ailleurs adopté ce principe en y installant leur centre de facturation et la logistique. Une vraie fausse rencontre impromptue entre le ministre wallon de l’Economie, Jean-Claude Marcourt, et Jeannot Krecké dans les allées du Logistics Management Forum est d’ailleurs en cours d’organisation à l’initiative d’un des sponsors du salon.

Le dernier axe privilégié par les acteurs du secteur est celui de la logistique durable. Si Claude Louys, consultante chez CG Partners constate que le «ferroviaire ne décolle pas, relativement au transport par camion» qui prospère, cet avis n’est pas partagé chez CFL Multimodal, où le chiffre d’affaires vient de progresser de 19%. Les transports moins polluants doivent être de toute façon privilégiés. Signataire du protocole de Kyoto, le Luxembourg se voit obligé de réduire, entre 2008 et 2012, ses émissions de gaz à effet de serre en moyenne de 28% par rapport aux émissions de 1990. Pour Thierry Nothum, «il faut se préparer à une extrême volatilité du prix du pétrole et faire une réflexion prospective. Développer une stratégie verte et labelliser». Jeannot Krecké n’oublie pas non plus cet impératif: «A partir de la WSA (voir encadré) on travaille au développement du fret sur rail et voilà bien ce qui doit être considéré comme un développement plus durable.» Aujourd’hui encore, selon l’étude Benchmarking 2009 de l’Association française pour la logistique, le transport des marchandises est à 91% tributaire de l’énergie fossile.

Chaussée glissante

Outre ces axes de développement, certains sujets plus «terre-à-terre» continuent de hanter les débats sur la compétitivité luxembourgeoise en matière de logistique. Ils concernent souvent l’exploitation de l’aéroport de Luxembourg. Selon David Arendt, «si les charges aéronautiques (droits à payer pour atterrir, ndlr.) sont compétitives, un petit effort peut encore être fait». Mais le serpent de mer, c’est bien le couvre-feu et l’entretien de la piste, des «sujets très sensibles», sur lesquels M. Krecké n’a pas l’intention de communiquer à travers la presse.
Le ministre ne cède néanmoins pas à la polémique. Nombre de problématiques ne relèvent pas de sa responsabilité. «Nous sommes dépendants d’autres ministères, d’autres acteurs, d’autres administrations. Lux-Airport n’est, par exemple, pas sous ma tutelle. J’ai des contacts fréquents avec le département des Transports et d’autres qui ont la charge de donner les autorisations pour certains développements.»

Les responsables de l’organisation du Logistics Management Forum l’apprennent à leurs dépends, Claude Louys en tête, «ce n’est pas un sujet facile du fait de l’enjeu politique». Gabriel Catania confirme: «Nous marchons un peu sur des œufs et cette sensibilité rend la commercialisation du salon un peu moins performante.» Voilà en tout cas de quoi animer les débats dans les couloirs de l’événement logistique, qui se tiendra en même temps que le salon Contact, rendez-vous du BtoB (voir notre dossier spécial pages 20 à 25). L’organisation simultanée des deux événements n’est d’ailleurs sans doute pas anodine puisque les questions de logistique concernent bonne partie des entreprises. Il s’agira donc de ne pas oublier sa carte de visite.
 

WSA - Ça bouge
La tension est perceptible lorsque le sujet est évoqué. «Parlez-en plutôt avec le ministre», nous dit-on dans les entreprises publiques. Depuis 2007 et l’annonce d’une prise en main de l’ancien site de maintenance du matériel de l’armée américaine, peu de choses avaient bougé. Les procédures touchent à leur fin et sur cette zone de 52 hectares, Transalliance et CFL Multimodal utiliseront des entrepôts. 20 ha seront aménagés par l’entreprise française Sogaris et l’Etat luxembourgeois pour être loués à des sociétés de logistique. D’autres projets sont attendus.

Indice de performance logistique - Un bond spectaculaire
Dans la deuxième édition de son rapport «Connecting to compete», la Banque mondiale a classé 155 pays en fonction de leur indice de performance logistique. Selon ses auteurs, «depuis quelques années, améliorer l’indice de performance logistique est devenu un objectif politique de première importance.
La logistique influence l’activité économique dans son ensemble (…), dans le contexte actuel, et stimule la reprise».
L’initiative gouvernementale n’a donc pas tardé à porter ses fruits. Entre 2007 et 2010 donc, le Luxembourg est passé de la 23e position du classement à la 5e. Au ministère de l’Economie, on se félicite. Daniel Liebermann complète le satisfecit: «En plus, l’indicateur mesure
la capacité à traiter de manière efficiente, l’import et l’export des biens, pas seulement les infrastructures.»

Analyse critère par critère:
Douanes: Efficacité du dédouanement (vitesse, simplicité et prédictibilité des formalités) par les agences de contrôle aux frontières, douanes y incluses.
Infrastructures: Qualité des infrastructures liées au commerce et au transport (ports, voies ferrées, routes et technologies de l’information).
Chargements internationaux: Facilité pour assurer les chargements à un prix compétitif.
Compétences logistiques: Compétence et qualité des services logistiques (opéra­teurs de transport, transitaires).
Suivi et traçage: Capacité à suivre et tracer les livraisons.
Rapidité de prise en charge: Aptitude à effectuer les livraisons à destination et à temps.

CFL multimodal - Sur de bons rails
Le ferroutage continue d’alimenter le scepticisme des commentateurs. Fraenz Benoy, administrateur délégué de CFL Multimodal (24,3 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2010, 144 employés), et Nicolas Welsch, directeur grands projets, font preuve, eux, d’une croyance résolue envers ce mode de transport.
A Bettembourg, à la croisée des autoroutes et des voies ferrées, la plate-forme multimodale traite les marchandises de deux façons. Par le transport combiné, les conteneurs sont débarqués des camions et chargés sur les trains. L’autoroute ferroviaire, exploitée par le consortium Lorry-Rail, est, elle, une quasi-exclusivité. Elle permet à 24.000 semi-remorques par an d’être chargés directement sur des wagons pivotant,
ne nécessitant donc plus de grue. Quatre trains partent quotidiennement pour Le Boulou, dans les Pyrénées-Orientales, et rejoindront bientôt Barcelone. Les volumes traités dépassent les espérances.