L'OPA de Mittal Steel sur Arcelor a été notifiée aux instances européennes et devrait être officiellement déposée à la fin du mois devant les autorités boursières. Ce sera alors aux actionnaires de trancher...
Le sort en est donc jeté. Le 10 avril dernier, Mittal Steel a officiellement notifié aux services européens de la concurrence son offre d'achat et d'échanges d'actions d'Arcelor, valorisant le deuxième groupe sidérurgique mondial à quelque 18,6 milliards d'euros. D"ici au 19 mai, les gendarmes bruxellois se prononceront sur le caractère entravant de la création d'un "méga-géant" mondial de la sidérurgie (plus de 100 millions de tonnes produites par an) sur la concurrence en Europe, au cas où cette offre aboutirait, et donneront un feu vert - assorti ou non de conditions particulières - ou bien demanderont l'ouverture d'une enquête approfondie. Les deux protagonistes n'opérant pas sur les mêmes marchés, d'aucuns seraient surpris que les autorités de régulation européenne ne donnent pas leur aval au projet...
L'offre, en elle-même, annoncée initialement pour la mi-avril, devrait plutôt être déposée auprès des autorités boursières compétentes à la fin de ce mois. à quelques jours près, elle devrait donc intervenir avant la date prévue du vote de la loi sur les OPA par le parlement luxembourgeois, annoncée pour le 4 mai.
L'issue du grand feuilleton politico-économique de ce début d'année est donc sans doute toute proche et dans chacun des deux camps, on reste sûr de son coup. Et peut-être plus d'un côté que de l'autre. Certes, Mittal a certainement accueilli avec un soulagement mêlé de satisfaction, le rejet de certains amendements proposés au projet de loi sur les OPA, en cours d'examen par les députés luxembourgeois. Des propositions destinées à pénaliser tout initiateur d'offres en lui imposant, par exemple, un délai d'une année avant de pouvoir relancer une nouvelle OPA en cas d'échec ou de retrait de l'opération initiale.
Certes, aussi, Lakshmi Mittal continue de claironner à qui veut l'entendre qu'il bénéficie du soutien d'une grande majorité des actionnaires d'Arcelor. Certes, enfin, l'homme d'affaires indien a reçu un soutien pour le moins inattendu en la personne du député européen socialiste Robert Goebbels, ancien Secrétaire d'État luxembourgeois aux
Affaires étrangères, au Commerce extérieur et à la Coopération et Secrétaire d'État aux Classes moyennes (entre 1984 et 1989), puis ministre de l'Économie, des Travaux publics et des Transports, jusqu'en 1999. Le vice-président du groupe socialiste au parlement européen s"était ainsi fendu, fin mars, d'un commentaire pour le moins détonnant sur le dossier en cours, estimant que Mittal Steel avait "un projet industriel plus convaincant".
Pourtant, la façon dont le groupe franco-hispano-luxembourgeois a sorti ses griffes au plus fort de la menace, a probablement, aussi, refroidi quelque peu les ardeurs indo-néerlandaises... Une fusée à deux étages, dont la mise sur orbite pourrait bien donner à Arcelor le petit coup de pouce suffisant pour la sauvegarde de son indépendance.
Endettement démesuré?
Premier étage: puisque ce sera aux actionnaires, au final, de trancher, autant les gâter au maximum de ce qu'il est possible de faire. Le dividende annoncé lors de la présentation des résultats annuels, le 20 février dernier (1,20 euro par action, déjà en hausse de près de 100% par rapport aux 65 centimes d'euro par titre offerts pour le compte de l'exercice 2004) avait pu être jugé, par certains, un peu léger, car ne représentant finalement qu'un pay out ratio de 20%.
Qu'à cela ne tienne: le tir a été rectifié le 3 avril, lors d'une réunion du conseil d'administration. 65 centimes de plus ont été annoncés pour le dividende, porté à 1,85 euro par action, ce qui correspond à un pay out ratio à 30%. Et encore Guy Dollé a-t-il prévenu que l'objectif de distribution des profits pour les années à venir était désormais de 50%.
Pour couronner le tout, la promesse de la distribution d'un total de 5 milliards d'euros (un montant provenant du cash-flow libre dégagé par Arcelor), soit 7,8 euros par action, selon des modalités restant encore à déterminer et qui devront être approuvées en assemblée générale par les actionnaires, le 28 avril prochain.
Psychologiquement, cette annonce n'est évidemment pas innocente pour les actionnaires, qui ont à mettre en balance, de l'autre côté, les propositions de Mittal plafonnées à un équivalent de 28,21 euros par titre, alors même que la cotation de l'action Arcelor reste au-delà des 32 euros.
Techniquement, ce tour de force pourrait avoir une autre conséquence directe: celle de modifier les données de l'offre en cash proposée par Mittal Steel. La part payée en numéraire, qui représente 25% de l'enveloppe globale de l'opération, correspond à un montant de 7,05 euros par action Arcelor. Mais elle avait été estimée sur la base d'un dividende de 80 centimes par action, et non pas 1,20 euro... et encore moins 1,85. Mais dans le même temps, la hausse du cours du titre Mittal a, mécaniquement, augmenté le niveau de l'offre de Mittal, passé de 28,20 euros par titre à 32 euros. Et encore les dirigeants du numéro un mondial du secteur - en termes de production - estiment-ils que le potentiel de hausse du cours de leur action est de l'ordre de 35% ou plus.
Ce coup de poker, aux yeux de Aditya Mittal (le fils), le directeur financier du groupe, n'est pas sans risque. "Si l'OPA ne se fait pas, Arcelor va se retrouver avec un endettement net démesuré que nous estimons à 11 milliards d'euros pour un résultat opérationnel de seulement 5,5 milliards en 2006", a-t-il indiqué dans une interview donnée au quotidien économique français Les Échos. "Arcelor s"est mis dans une situation qui renforce l'intérêt de notre offre. Car contrairement à Arcelor, nous serons capables de garantir de la croissance aux actionnaires".
Les problèmes d'endettement ne sont cependant pas spécialement propres à Arcelor. Ainsi, Mittal, en cas de succès de son offre sur Arcelor, n'en aura pas fini pour autant, puisqu'il lui faudra procéder à une seconde offre sur les filiales du groupe au Brésil (Arcelor Brésil et Acesita, toutes deux cotées en Bourse à Sao Paulo), pour lesquelles l'investissement estimé avoisinerait les 3 milliards d'euros, à ajouter aux 5 milliards d'endettement nécessaires pour la première opération. En retour, Mittal envisage des synergies de l'ordre d'un milliard de dollars par an, d'ici à 2009, comme cela est mentionné dans le volumineux document d'information remis le 23 mars à la Security and Exchange Commission (SEC) américaine. Ces synergies se décomposeraient en 600 millions de dollars provenant d'économies d'échelle et de regroupements logistiques, de 200 millions issus de l'optimisation des processus de fabrication et de 200 autres millions apportés par la branche Marketing and Trading.
Le problème est que le mot "synergie" passe, souvent, par des restructurations de personnel. Le document remis à la SEC n'évoque en rien les intentions "sociales" de Mittal, à qui on prête, cependant, l'intention de supprimer pas moins de 45.000 postes de travail dans ses structures d'ici à 2010.
Second étage de la fusée: la mise sous clé de la filiale canadienne Dofasco, l'un des plus importants fournisseurs de produits d'acier en Amérique du Nord, considéré comme un élément essentiel de la stratégie d'Arcelor dans cette région géographique, lui permettant d'approcher au plus près l'industrie automobile américaine.
Chèrement acquise en début d'année, au prix de 71 dollars canadiens par action (soit un total d'environ 5,6 milliards de dollars canadiens ou 3,95 milliards d'euros), au terme d'une lutte au couteau avec les Allemands de ThyssenKrupp, Dofasco a été transférée début avril, dans une structure juridique de droit néerlandais: une fondation baptisée Strategic Steel Stichting (3S). Au terme de cette manoeuvre, Arcelor gardera le contrôle exclusif de sa filiale canadienne, en y maintenant tout pouvoir décisionnel et tout intérêt économique, à l'exception, toutefois, des décisions relatives à sa cession.
Dofasco verrouillée
Dans le projet initial de Mittal, il est prévu que Dofasco soit revendue à... ThyssenKrupp, au montant de 68 dollars canadiens par action (c'est-à-dire le niveau de la dernière offre du sidérurgiste allemand, avant qu'Arcelor ne surenchérisse pour finalement décrocher le morceau). Aux yeux d'Arcelor, cette "rétrocession' aurait des conséquences négatives pour le groupe, en particulier concernant une technologie de production brevetée, Extragal, qui tomberait alors entre des mains concurrentes. "Les membres du conseil d'administration de la 3S exerceront un contrôle indépendant sur toute décision tendant à la cession de Dofasco dans le but de protéger l'intérêt social, l'intégrité ainsi que la stabilité du groupe", indique-t-on également du côté d'Arcelor, pour justifier la création de cette fondation, mise en place pour une période minimale de cinq ans, sauf dissolution anticipée décidée par son conseil d'administration.
Ce tour de passe-passe a été diversement apprécié par les observateurs et analystes. Mittal ne cache pas que cette nouvelle donne lui pose "un réel problème", alors que d'autres se demandent si Arcelor n'a pas dépassé les limites du raisonnable en soustrayant, unilatéralement, un de ses principaux actifs au contrôle des actionnaires. Pour Colette Neuville, diplômée de l'Institut d'études politiques de Paris et présidente fondatrice de l'ADAM, l'Association pour la défense des actionnaires minoritaires, qui oeuvre activement depuis 1991 (ses interventions remarquées avaient été suivies d'effets dans de nombreux dossiers comme l'absorption de Havas par la Compagnie générale des eaux ou encore la fusion Renault-Nissan), a dénoncé "un moyen exotique, même archaïque", "une perte de valeur pour la société et une perte de pouvoir pour les actionnaires et les administrateurs" et "une atteinte au droit normal des administrateurs qui est de prendre des décisions de manière collégiale".
Au début du mois d'avril, lors d'une réunion informelle des actionnaires d'Arcelor, conviés à l'hémicycle de conférences du Kirchberg, Michel Wurth, le vice-président du comité de direction, et Gonzalo Urquijo, le directeur financier du groupe, ont tenu à insister sur le fait que les dividendes de l'investissement Dofasco seraient bel et bien reversés aux actionnaires. Ils ont également annoncé la mise en oeuvre d'un programme de renforcement de l'actionnariat salarié.
Au 31 décembre 2005, 0,94% du capital d'Arcelor était détenu dans le cadre de cet actionnariat salarié, contre 1,94% en 2004 et 2,55% en 2003. Il faut dire que le 20 décembre 2005, le plan FCP Synergie 2000 était arrivé à échéance. Son successeur, Aesope 2006, approuvé lors du conseil d'administration du 17 mars 2006, sera ouvert au travers de douze pays. Les dirigeants du groupe, eux, n'ont pas les mêmes soucis. La rémunération (rémunération brute + bonus) de Guy Dollé, par exemple, a bondi de 9,4% entre 2004 et 2005, pour atteindre 1,38 million d'euros (632.000 euros de rémunération brute et 750.000 de bonus), auxquels il faut encore ajouter un programme de 50.000 stock options au prix de 16,17 euros. Pas de quoi, encore, rejoindre Lakshmi Mittal au rang des personnalités les plus fortunées de la planète...
Et pendant ce temps-là, les affaires continuent et la dernière annonce d'Arcelor ne manque pas de piquant, avec l'inauguration de nouvelles installations de laminage de bobines en acier inoxydable et en alliage, à Bahadurgarh, dans le nord de... l'Inde. Un projet représentant quelque 15 millions d'euros d'investissements, réalisé par le biais d'une joint-venture entre l'indien Jindal Saw (majoritaire à 73%) et Imphy Ugine Précision, une filiale inox à 100% d'Arcelor, pour les 27% restants.
Cette opération s"inscrit dans le cadre des ambitions du groupe européen de renforcer sa présence en Inde, pays constituant pour lui une "priorité stratégique", et dans lequel il est, déjà, le partenaire industriel du conglomérat Tata pour la fourniture d'acier aux constructeurs automobiles locaux.
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Actionnariat en ébullition
Au 31 décembre 2005, le free float d'Arcelor s"élevait à 84,39% (contre 81,49% un an plus tôt), correspondant à 87,09% des droits de vote.
L'État luxembourgeois est, ensuite, le seul actionnaire détenant une participation supérieure à 5% (5,62% pour 5,89% de droits de vote). Arcelor détient, en "autocontrôle", 3,09% du capital (sans droit de vote), les autres actionnaires déclarés étant la Région wallonne (2,40%), la société J.M.A.C. BV (Aristrain) (3,55%) et l'actionnariat salarié (0,94%).
Entre temps, deux mouvements majeurs ont été communiqués à l'autorité des marchés financiers (AMF) en France: le holding luxembourgeois Carlo Tassara International détenu par le milliardaire français d'origine polonaise, Romain Zaleski, a acquis, en quelques semaines, pas moins de 2,51% du capital d'Arcelor, et affiché ses intentions de poursuivre sa politique d'acquisition de titres sur le marché français, jusqu'à un niveau de 3 à 3,5%. Dans le même temps, le groupe CIC (Crédit Industriel et Commercial), qui ne possédait jusqu'alors que 0,42% du capital du sidérurgiste européen, est monté à 1,1% en l'espace de quelques jours.
Enfin, au rayon des spéculations, l'entrée dans le capital d'Arcelor du Russe NMLK (Novolipetsk) figure en bonne place. Son directeur, le milliardaire russe Vladimir Lissine, aurait affiché son intention de prendre 15% des parts, ce qui en ferait alors un des plus gros actionnaires. à suivre!