Les deux géants de l'acier sont persuadés de leur réussite. Mais le dépôt officiel de l'offre de Mittal Steel est attendu courant avril...
Depuis l'annonce des intentions de Mittal Steel, le 27 janvier dernier, de mettre la main sur son principal concurrent, Arcelor, il n'a pas dû se passer une journée sans que l'un ou l'autre des deux protagonistes de ce tumultueux dossier ne s"affiche dans les médias. Il faut dire que compte tenu de l'ampleur des enjeux, allant bien au-delà du devenir de deux groupes industriels en concurrence sur un même marché, la stratégie de communication déployée revêt une importance primordiale. De là à penser qu'elle sera en mesure de faire basculer, à elle seule, la décision d'un côté ou de l'autre, il y a encore un grand fossé qu'il serait bien prétentieux de vouloir franchir d'un seul coup.
Pour se persuader de la réussite ou non de ces grandes manoeuvres marketing et médiatiques, il faudra évidemment attendre l'heure des comptes. Si comptes il y a. Car si le microcosme économico-politique s"émeut de savoir si l'opération envisagée par Mittal Steel tient plus de l'offre publique d'acquisition ou d'échange, ladite opération n'a, pour l'heure, aucune réalité juridique quelconque.
Un premier draft de projet industriel a bien été adressé aux gouvernements français, espagnols et luxembourgeois, sous forme d'une demi-douzaine de pages envoyées par fax. Mais cet Executive Summary, laisse encore planer un bon nombre d'incertitudes quant à la réalité des intentions du groupe indo-européen. Du reste, l'ensemble des destinataires de ce document en a jugé le contenu insuffisant, alors que Joseph Kinsch, le président du Conseil d'administration, observateur discret, mais ô combien attentif de toute cette agitation, n'y a vu qu'une offre financière et certainement pas industrielle...
La divulgation publique de ce document n'avait pas manqué de susciter une réaction de "surprise" de la part de Mittal Steel, qui avait promis "de prendre des mesures supplémentaires pour assurer la confidentialité" de la teneur des discussions à venir avec les "acteurs importants" du dossier. Du coup, rien n'a filtré de la visite de la délégation indienne, reçue le 15 mars dernier à Luxembourg, par une taskforce constituée de hauts fonctionnaires du ministère de l'économie et du Commerce extérieur et du ministère des Finances, ainsi que des conseillers financiers et juridiques du
gouvernement. à charge pour eux, désormais, d'étudier, analyser et évaluer le plan industriel d'un point de vue technique, en prenant en compte ses aspects économiques, financiers et sociaux.
Pas de loi "Anti Mittal'
Évidemment, cette discrétion d'usage - un peu inédite dans le contexte très médiatique de toute cette affaire - pourrait néanmoins radicalement changer dans les prochaines semaines, puisque Lakhsmi Mittal a laissé entendre qu'il espérait pouvoir lancer effectivement son offre au cours des dix ou quinze premiers jours d'avril, laissant alors aux actionnaires d'Arcelor entre 40 et 45 jours pour se prononcer. Cela nous amènerait, dès lors, fin mai début juin, c'est-à-dire exactement au moment où les États membres de l'Union européenne devront avoir transposé, dans leur législation nationale, la directive européenne du 21 avril 2004 concernant les offres publiques d'acquisition (la date butoir a été fixée au 20 mai 2006).
Qu'en sera-t-il de la situation législative luxembourgeoise à ce moment-là? Luc Frieden n'a jamais caché qu'il espérait bien voir adopté, d'ici là, le projet de loi n° 5540, déposé fin février et pour lequel le processus législatif usuel s"est emballé, comme par enchantement (lire aussi en page 38). Emballé, mais pas au point de faire n'importe quoi. La commission des Finances et du Budget a ainsi rejeté, le 17 mars, une proposition d'amendement qui aurait pu remettre en cause le projet de Mittal, en obligeant une entreprise lançant une OPA, à réaliser intégralement son offre en liquide si 25% de son capital social, au moins, n'est pas coté en Bourse (ce qui est le cas de Mittal, dont le flottant n'est que de 12%).
Cet amendement avait été initié par la Chambre de Commerce, dont il n'est pas inutile de rappeler, au passage, que le président n'est autre que Michel Wurth le numéro deux d'Arcelor... "Nous sommes préoccupés, mais n'imaginons pas qu'une place financière comme le Luxembourg puisse frustrer les investisseurs avec une telle mesure", avait prévenu Lakshmi Mittal, avant que les faits lui donnent finalement raison. "La commission ne souhaite pas interférer dans l'OPA actuelle", a indiqué le député CSV Laurent Mosar, rapporteur du projet de loi, évitant ainsi de faire du texte une "loi anti-Mittal' en puissance. La commision parlementaire devait poursuivre l'examen du projet de loi le mercredi 22 mars, date à laquelle cette édition de paperJam était déjà en cours d'impression.
Quoi qu'il en soit, du vote définitif de la loi et de ses conditions d'application dépendra, évidemment, une grande partie de l'avenir immédiat du dossier. Lakshmi Mittal sera-t-il obligé de faire machine arrière, ou bien de modifier en profondeur les conditions de son offre? Aux dernières nouvelles, il n'était pas question de revoir à la hausse l'offre originelle, d'un montant global de près de 23 milliards de dollars (18,6 milliards d'euros), consistant en un échange de 5 actions Arcelor contre 4 actions Mittal Steel assorties d'un montant cash de 35,25 euros. Le tout valoriserait l'action Arcelor à 29,77 euros, soit bien en dessous de son cours actuel, tournant autour de 31,50 euros.
"Nous considérons que cette proposition est équitable. Nous n'avons donc pas l'intention de relever notre offre", ne cesse de répéter M. Mittal, renforcé par les convictions de ses conseillers bancaires qui prévoient que la surcote actuelle du cours Arcelor par rapport à ce que propose Mittal se résorbera d'elle-même et que le lancement concret de l'offre publique d'échange/acquisition contribuera encore à faire mécaniquement baisser le cours du titre coté à la fois à Bruxelles, Luxembourg, Madrid et Paris.Un cours en hausse de plus de 40% depuis fin janvier et qui se maintient bien, soutenu, pour l'heure, par la série d'annonces faite par Arcelor en l'espace de quelques semaines, une fois digéré l'échec de son projet de prise de participation de 20,5% dans l'entreprise turque Erdemir (pour un milliard d'euros).
Récompensée fin février par le prix Best of European Business du quotidien The Financial Times, Arcelor a ainsi confirmé sa prise de participation de 38,41% dans le capital de Laiwu Steel Corporation, premier producteur chinois de profilés et de poutrelles; annoncé le développement d'un partenariat stratégique avec la Société Nationale d'Investissement marocaine, clôturé l'offre d'acquisition du Canadien Dofasco, avec l'apport de 98,5% des actions ordinaires du producteur canadien et, enfin, annoncé la cession de la filiale de produits longs inoxydables, Ugitech, négociée auprès des Allemands de Schmolz+Bickenbach.
Mittal s"assouplit
Aussi intransigeant soit-il, M. Mittal n'en a pas moins laissé entendre qu'il était prêt, en cas de succès de l'opération, à se contenter d'un rapport d'un droit de vote pour une action détenue, alors que dans le système actuel en vigueur dans son groupe, ce rapport est de dix pour un pour les actions détenues par la famille Mittal...
à ce stade-là, les deux parties se répondent coup pour coup en matière d'intimidation verbale ou de manoeuvres de séduction. Lorsque le 6 mars, Guy Dollé s"affirme convaincu que "la très grande majorité des actionnaires que nous avons rencontrés, dans les conditions actuelles de l'offre, n'apporteraient pas leurs titres", Lakshmi Mittal lui réplique, une semaine plus tard, lors d'une conférence de presse, que "50 à 60% des actionnaires d'Arcelor soutiennent l'offre". Entre temps, une communication des cadres d'Arcelor, relayée par la société de relations publiques du groupe à New York indiquait que "Nous, les 350 principaux cadres d'Arcelor, croyons pleinement au Plan Arcelor et sommes engagés à le mettre en oeuvre. (...) Nous pensons qu'Arcelor est le seul projet pour Arcelor et rejetons donc à l'unanimité l'offre hostile de Mittal Steel".
Pour ce qui est de la séduction, Mittal et Arcelor n'ont pas nécessairement déployé les mêmes armes. Les premiers ont ouvert le feu, en invitant une cinquantaine de journalistes européens (dont pas moins de onze Luxembourgeois, la plus forte délégation représentée...) à venir passer quelques jours à Chicago, siège du quartier général de ses activités nord-américaines, visiter notamment les installations du site de Burns Harbor, qui étend ses 1.200 hectares sur les rives du Lac Michigan.
L'occasion, pour Aditya Mittal (dans la famille Mittal, je voudrais le fils...), directeur financier du groupe, de marteler combien la fusion envisagée (on notera au passage la variante du discours, qui ne parle désormais plus d'acquisition) apporterait de la valeur non seulement aux actionnaires, mais à l'industrie sidérurgique tout entière.
Il faut dire aussi que de ce côté-là de l'Atlantique, l'opération en cours est plutôt bien accueillie, les analystes et spécialistes du secteur n'y voyant aucun impact négatif pour le marché américain. Certains actionnaires importants, comme le fonds spéculatif Atticius Capital, basé à New York, par exemple, n'attend qu'une seule chose: pouvoir empocher sa plus-value en passant. Les 1,3% du capital d'Arcelor qu'il détient (en plus de 0,5% de Mittal...) lui ont ainsi autorisé à faire connaître son désappointement devant le refus affiché par le géant européen, lui demandant instamment d'entrer en négociation...
Stratégie ambitieuse pour Arcelor
Dans le même temps, Arcelor dévoilait les grandes lignes de la très ambitieuse stratégie financière programmée pour la période 2006-2008: un EBITDA qui vise les 7 milliards d'euros dans deux ans (il était, au 31 décembre 2005, de 5,64 milliards), un cash-flow de 4,4 milliards d'euros par an et des promesses de généreux dividendes reversés aux actionnaires.
Quelques jours avant un voyage de promotion organisé par la branche belge, direction le Brésil, Arcelor avait également ouvert les portes du moins exotique - mais pas nécessairement moins intéressant - centre de recherches et développement établi à Maizières-lès-Metz. Arcelor Research assure, à lui seul, près de 50% des activités de recherche du groupe, qui mobilise près de 1.300 personnes pour un investissement de 140 millions d'euros, en 2005 (190 millions si on tient compte des projets de développements communs avec d'autres partenaires). 38% de ces efforts de recherche sont consacrés à l'environnement.
"En cas de fusion avec Mittal, l'ensemble de notre dispositif R&D serait mis à contribution pour remettre à niveau les usines et carnets de commande de Mittal, de surcroît dans des marchés qui ne nous intéressent pas. Je comprends très bien pourquoi M. Mittal a besoin d'Arcelor mais Arcelor n'a pas besoin de Mittal', a commenté Jean-Louis Pierquin, directeur de la recherche du groupe.
Pas question, du côté d'Arcelor, de se contenter de l'addition de deux chiffres d'affaires et de deux volumes de production pour justifier le bien-fondé de l'opération. "Additionner simplement les tonnes d'acier produites et parler ensuite d'une consolidation intelligente du secteur, c'est un peu court", résume Guy Dollé, fermement convaincu que l'offre de Mittal va échouer. Lakshmi Mittal, lui, est évidemment fermement convaincu du contraire. Dans quelques semaines, il ne pourra en rester qu'un...
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Lakhsmi Mittal moins riche...
Le sourire carnassier de Lakshmi Mittal s"est-il un peu figé à la lecture du classement 2006 des plus grandes fortunes de la planète établi par le magazine Forbes? Le "malheureux" homme d'affaires indien n'est en effet plus sur le podium des personnalités les plus riches du monde. Sa fortune, estimée à 23,5 milliards de dollars, le place désormais au cinquième rang derrière Bill Gates (50 milliards), Waren Buffet (42), Carlos Slim (30) et le Suédois Ingvar Kamprad, fondateur d'Ikéa (premier Européen avec 28 milliards de dollars).
Dans l'édition 2005, la fortune de Lakshmi Mittal avait été estimée à 25 milliards de dollars, ce qui le plaçait en troisième position, alors qu'il ne figurait, l'année précédente, qu'au 62e rang, avec un patri-moine quatre fois moins élevé. Il sera évidemment intéressant de voir quel serait l'impact sur la fortune de M. Mittal d'une éventuelle réussite de l'opération sur Arcelor.
A noter que le butin cumulé des 793 fortunes de plus d'un milliard de dollars, recensées en 2006 par Forbes (ce qui représente 102 unités de plus qu'en 2005) atteint le montant vertigineux de 2.600 milliards de dollars, soit un peu plus que le PIB de l'Allemagne, 7e économie mondiale.
Ne cherchez pas de Luxembourgeois dans ce classement, il n'y en a pas, ni en nationalité, ni en lieu de résidence. Peut-être la récente abolition de l'impôt sur la fortune en inspirera-t-il quelques-uns...