Laurent Probst: «S’il y a un sujet qu’il faut vraiment prendre très au sérieux, c’est l’intelligence artificielle.»  (Photo: Gaël Lesure)

Laurent Probst: «S’il y a un sujet qu’il faut vraiment prendre très au sérieux, c’est l’intelligence artificielle.»  (Photo: Gaël Lesure)

Monsieur Probst, la digitalisation a largement occupé l’agenda des entreprises en 2017. 2018 sera-t-elle une année de transition, ou celle de la transformation active des entreprises?

«Nous allons entrer cette année dans le vif du sujet. Nous arrivons à un moment où nous avons accès à un ensemble de technologies et de solutions digitales qui permettent l’apparition de nouveaux services, méthodes de travail et processus, et qui poussent les entreprises à se transformer. Si elles ne le font pas, leurs clients trouveront d’autres solutions ailleurs. 2015, 2016, 2017 ont été des années de prise de conscience, où l’on a travaillé à identifier des actions, à concevoir des plans d’investissement dans le digital, à imaginer de nouvelles applications. Nous rentrons désormais dans une phase où les dirigeants d’entreprise, et nous pouvons l’observer concrètement dans diverses études, axent clairement leur stratégie sur l’innovation, la transformation et l’investissement dans le digital. Tout cela implique une mutation au sein de l’entreprise, qu’il s’agisse de ses systèmes, de ses ressources humaines, des relations clients, des relations fournisseurs… Il faut s’attendre à ce que beaucoup d’entreprises changent de modèle dans les deux, trois prochaines années.

Quand on parle d’entreprise du futur, on parle d’économie de plateforme ou d’ubérisation. Est-ce le modèle qui va s’imposer?

«Il y a différents types d’ubérisation. On voit arriver dans la partie business des plateformes comme celles de Siemens ou de Bosch, dans le domaine de l’industrie 4.0. Celles-ci sont quasiment des écosystèmes de solutions, dans lesquels les clients de ces entreprises peuvent se connecter et avoir accès à un ensemble d’applications. Des développeurs externes peuvent aussi accéder à ces écosystèmes pour concevoir à leur tour d’autres applications. C’est une transformation énorme. Je peux aussi prendre comme exemple le groupe Daimler, qui se transforme pour devenir une plateforme de données destinées à des fins de mobilité. Cet aspect devient l’élément fondamental de leur activité, aux dépens de la construction de voitures. C’est donc une mutation complète de l’entreprise qui est en cours. Et on sent aujourd’hui une accélération de cette transformation.

On parle donc d’un modèle de plateforme de données?

«Ce sont en effet les données et leur mise à disposition sur des plateformes qui permettent de regrouper différents acteurs, que ce soient des clients, des employés, des fournisseurs ou des prestataires intermédiaires. Ainsi, toutes les informations et processus sont disponibles en ligne. Mais il demeure la prestation effective des services. Par exemple, il faudra toujours construire la voiture ou délivrer le conseil au client. La plateforme ne fait donc pas tout. Même dans le cas d’Uber, il y a une prestation de taxi. On parle plutôt d’interface, sur laquelle un ensemble d’éléments vont être prédigérés, pré-automatisés, où les gens seront mis en relation dans un environnement plus ou moins ouvert et qui devient le point d’entrée d’une relation business.

Chaque entreprise doit donc définir son propre écosystème et s’assurer qu’il est bien maîtrisé pour le regrouper autour de cette plateforme. Nous posons souvent ces questions aux industriels que nous rencontrons et qui veulent se transformer: Quel est votre écosystème? Qui en fait partie et devra en faire partie demain? Voulez-vous qu’il soit ouvert ou fermé? Quels sont les services que vous développez vous-même? Les réflexions sont longues et compliquées car il faut définir de nouveaux business models. Il y a encore énormément à faire en matière de prise de conscience, d’éducation, de revue des modèles qui marchent ou ne marchent pas.

Comment interprétez-vous les difficultés rencontrées par Uber, qui était pourtant donné comme le modèle disruptif?

«Il est intéressant de voir que des deux côtés, à savoir celui d’Uber et celui des acteurs gouvernementaux européens, l’anticipation a manqué. Uber n’a pas suffisamment anticipé la réaction potentielle des autorités et des professions à qui il faisait concurrence, et il n’a pas su se protéger. C’est la même chose du côté des gouvernements, qui ont attendu, n’ont pas voulu trancher sur un sujet sensible, et qui ont dû courir après des solutions de dernière minute pour éviter des catastrophes.

De notre côté, nous indiquons aux gouvernements ou aux sociétés que nous rencontrons que, même si le nouveau business n’est pas réglementé aujourd’hui, il le sera certainement demain, compte tenu de la gestion de données privées, transfrontalières, financières, etc. Il est donc indispensable d’anticiper complètement l’environnement réglementaire à une échelle de cinq ans en fonction de différents scénarios. Or, cette anticipation est relativement difficile à mener tant du côté des entreprises que des gouvernants. Nous ne pouvons pas prédire le futur, mais en jouant avec ces scénarios, nous pouvons dessiner des solutions avant même de forger une politique publique.

 2015, 2016, 2017 ont été des années de prise de conscience. 

Laurent Probst, associé chez PwC

Justement, le Luxembourg peut-il anticiper certains phénomènes en testant des éléments sans forcément attendre des décisions au niveau européen?

«Des pays le font. Je pense au Danemark, qui a un mécanisme de prototypage de politiques publiques afin d’anticiper des changements (voir ci-dessus). Il s’agit d’une sorte de laboratoire public dans lequel ils testent des scénarios pour voir comment ils peuvent y répondre et anticiper. C’est quasiment de la recherche et développement sur des politiques publiques concrètes par rapport à de nouvelles problématiques. Cette démarche va devenir impérative. Les nouveaux modèles économiques impliquent tellement d’acteurs et d’administrations qu’on ne peut plus définir une politique sur base d’une simple réaction. Il faudra désormais tester et arrêter si cela ne marche pas. Vu la complexité et les entités qui sont en jeu, il faut de plus en plus aller vers des politiques sur mesure.

Comment les PME peuvent-elles se préparer et agir pour se transformer?

«Les difficultés pour les PME sont les compétences et les moyens. Un grand groupe a des outils de formation et les ressources nécessaires, alors que les dirigeants des PME doivent se débrouiller seuls. On va donc voir une véritable différence entre la PME dont le dirigeant est un acteur du digital et va pousser son entreprise à la pointe, et celle où le CEO va rester sur les modèles actuels avec une évolution très faible. Nous menons actuellement une étude mondiale sur quasiment 2.000 usines dans le monde, qui sera publiée en avril prochain. Elle vise à faire un état des lieux de la transformation digitale dans les unités de production. Elle comportera un chapitre luxembourgeois. Nous remarquons d’ores et déjà dans la dizaine d’interviews menées que les situations sont ici très diverses. On voit par exemple que l’intelligence artificielle commence clairement à entrer dans les usines sous l’impulsion du leadership.

La transformation est aussi synonyme d’agilité. Les grosses structures réussiront-elles à concurrencer les start-up sur ce point?

«Le modèle qui s’est développé dans le domaine des life sciences, où l’innovation vient des start-up biotech et se dirige ensuite vers les grandes entreprises pharmaceutiques, se généralise à tous les secteurs d’activité. Les start-up sont le moteur de l’innovation. Celle-ci oblige les grandes entreprises à se repenser, éventuellement à acheter une technologie, et à réimaginer leurs processus. Il y a actuellement un nombre important de CEO qui sont convaincus que cette évolution passe par de l’innovation ouverte. On peut constater par ailleurs qu’il n’y a pas de corrélation entre le budget de R&D et la performance de l’entreprise. Par contre, il y en a une avec la méthode d’innovation. Les sociétés qui s’engagent avec leurs clients finaux pour innover ont trois fois plus de croissance en matière de résultat opérationnel, des retours aux investisseurs plus élevés de 65% et deux fois plus de retours sur actifs. La performance financière est donc clairement liée au type de stratégie d’innovation.

Car on parle bien de stratégie (voir ci-dessous). C’est la même chose pour la transformation digitale, qui doit se faire par rapport aux nouveaux besoins clients ou par rapport à une recherche de satisfaction supérieure de ces besoins pour pouvoir anticiper et créer la croissance. Le digital se résume en deux points: un outil qui permet d’aller chercher une nouvelle croissance ou un outil d’amélioration de la productivité. Il faut savoir laquelle de ces directions prendre, et toute la politique d’innovation en découlera.

L’enjeu n’est pas la transformation digitale en elle-même, mais la manière d’amener les individus sur ce chemin. 

Laurent Probst, associé chez PwC

Si on prend l’exemple de Nordea, qui a dû supprimer des emplois pour faire face à la concurrence des start-up, que pouvez-vous observer de l’impact de la digitalisation sur le secteur financier?

«Tous les secteurs de services à prestation semi-intellectuelle ou intellectuelle vont entrer dans des phases de transformation très importantes en raison de la maturité de la technologie. Les entreprises commencent à comprendre le retour sur investissement potentiel de ces technologies et à mieux savoir les utiliser. Certaines barrières demeurent, comme celles des compétences ou du budget nécessaire, mais la tendance ne pourra pas être stoppée.

La transformation ne va pas s’opérer uniformément. Elle dépendra des secteurs, des pays, des législations en vigueur, du niveau de qualification des personnes, du coût du travail. Dans les banques, la transformation sera un sujet majeur pour les deux prochaines années. Mais encore une fois, il faut anticiper.

Le Luxembourg est-il prêt pour accompagner les entreprises dans ces transformations?

«Nous sommes en discussion avec le gouvernement luxembourgeois, et le ministre Nicolas Schmit a su anticiper cette problématique (voir page 53). Le problème est tellement compliqué qu’une entreprise seule ne peut pas y répondre. On n’est pas dans de l’évolution ou de la maintenance de logiciel, mais plutôt dans l’introduction d’une génération de solutions informatiques qui automatisent un ensemble de processus occupés auparavant par des personnes et dont la fonction peut, à terme, ne plus devenir utile. La question est de savoir utiliser toute l’expérience et les acquis de ses employés pour les amener vers les nouveaux emplois qui pourront être créés dans l’entreprise ou à l’extérieur. L’enjeu n’est pas la transformation digitale en elle-même, mais la manière d’amener les individus sur ce chemin.

Le modèle d’une place financière vue comme un back-up est-il révolu?

«Un des impacts de cette transformation est la montée en compétence. Que ce soit au niveau industriel ou des services, nous aurons besoin de gens mieux formés, mais pas forcément académiquement. On va devoir avant tout chercher des gens capables de résoudre sur le terrain de nouveaux problèmes, d’imaginer des solutions, de travailler en équipe en interne ou avec des externes. La capacité d’apprendre sur de nouveaux sujets sera clé.

Les collaborateurs recherchés devront être capables d’apprendre à apprendre rapidement, de s’adapter et de réfléchir à des solutions, seuls ou en groupe. Ils doivent bien entendu disposer d’une compétence technique, mais peu importe le niveau de qualification, car la partie soft skills doit désormais être présente. C’est le pilier de base. On ne sait pas ce qu’il faudra apprendre dans deux ou trois ans. Mais il faut être prêt à apprendre.»