L'homme, qui se dit "très nature et détestant les mondanités", a fait de Luxembourg sa terre d'accueil et entame une année sabbatique "pour recouvrer sa liberté, prendre du recul et trouver un nouveau sens à sa carrière". En 10 ans, cela a beaucoup bougé chez Adecco Luxembourg, leader du marché avec ses quatre filiales: Adecco (6 agences d'intérim), e-Job (e-recruitment), Euroskills (recrutement spécialisé dans les métiers de l'informatique) et Alexandre Tic (recrutement généraliste). Xavier Goffin nous a reçu l'avant-dernier jour de sa mission pour témoigner de ses expériences professionnelles et nous faire part de ses opinions sur le marché du travail et sur le facteur essentiel de croissance économique que sont les ressources humaines.
Monsieur Goffin, dix ans durant vous étiez Directeur Général d'Adecco Luxembourg. Vous avez construit "de toutes pièces" ce qu'est aujourd'hui le groupe Adecco au Luxembourg, avec un chiffre d'affaires de 1,2 milliards en 2000 réalisé par 80 employés. Quelle est aujourd'hui votre vue d'ensemble du marché de l'emploi à Luxembourg?
Xavier Goffin: C'est bien entendu un marché très spécifique. Avec un rythme de croissance étonnant, avec un déséquilibre toujours plus marqué entre la demande et l'offre locale, avec le cosmopolitisme de sa population et de ses entreprises? Avec la formidable réussite de la place bancaire, avec également le développement spectaculaire de nouveaux secteurs d'activités très spécifiques comme les satellites, le clearing, les assurances ou les fonds communs, avec un tissu industriel et artisanal tout aussi moderne et porteur? Avec la part toujours plus grande des «étrangers» - frontaliers ou non' Avec une attitude très proactive des autorités politiques pour maintenir ou renforcer la compétitivité et l'attractivité du pays pour les salariés et les investisseurs? Bref, avec un «climat général» (économique et social) très sain, propice à l'optimisme et la foi en l'avenir.
Mais c'est aussi un marché de l'emploi toujours plus tendu, avec une pénurie structurelle de nombreuses qualifications, avec de grandes disparités dans les systèmes de rémunération, avec aussi, il faut bien le dire, l'attitude ou le comportement parfois difficiles des salariés, gâtés durant cette longue période de «vaches grasses».
Toutes les conditions étaient donc réunies pour que se développe et prospère une entreprise comme Adecco, qui se bat tous les jours pour aider sa clientèle à trouver et recruter son personnel. Dans une optique «just in time» qui ne cesse de m'étonner. Les difficultés de notre métier et les attentes des clients ont vraiment évolué. Quand j'ai démarré dans ce métier, l'intérim consistait à gérer la précarité. Il fallait faire se rencontrer des candidats, nombreux et disponibles, et des entreprises soucieuses de s'organiser le plus finement possible à partir de leur planning de production. Aujourd'hui, il y a un tel déséquilibre entre l'offre et la demande, en ce sens qu'il y a tellement d'emplois et tellement peu de main-d'oeuvre disponible, que les entreprises attendent de nous que nous jouions un rôle de rabatteur, que nous allions chercher les gens de façon de plus en plus active, de plus en plus organisée, et de plus en plus loin aussi. Reste alors à effectuer tout un travail d'information auprès des candidats pour leur «vendre» le Grand-Duché.
Les entreprises de ce pays ont recours à l'intérim bien au-delà des motifs légaux - remplacement de maternité, peak de production, croissance extraordinaire? Elles nous considèrent comme des bureaux de recrutement, ce que nous avons très tôt choisi d'encourager et de développer au travers de nos activités complémentaires et spécialisées.
Par sa publicité, Adecco semble se différencier des autres agences d'intérim. On pourrait croire que l'appel aux candidatures pour des missions d'intérim promet dès le départ autre chose?
X.G.: ? Oui, c'est clair et c'est voulu. L'objectif est de «casser» les associations d'idées Adecco =intérim et intérim =précarité,"petits boulots". Adecco, c'est le centre principal de recrutement pour qui veut travailler à Luxembourg. C'est un puissant bureau de placement. Ce qui nous distingue de l'Adem, c'est 1) le statut d'entreprise privée, 2) le rôle de l'ADEM en matière de gestion du chômage. Pour le reste, on a la même mission: c'est de faire se rencontrer des gens qui ont des besoins, employeurs et candidats.
Lors de la présentation de l'Association des Profession-nels de la Société de l'Infor-mation (APSI), Norbert von Kunitzki, Président du Centre Universitaire de Luxembourg, parlait de deux priorités que Luxembourg devrait se fixer pour attirer et faire rester les dirigeants étrangers au Grand-Duché. Primo, créer un cadre de vie agréable et riche en événements culturels. Secundo, faire de Luxembourg une place où le savoir se transmet. Que pensez-vous de Luxembourg comme terre d'accueil pour cadres et cadres supérieurs?
X.G.: Pour moi, c'est mission accomplie pour le premier point. Luxembourg apporte une qualité de vie extraordinaire. Tout y est: qualité des emplois, pouvoir d'achat record du fait d'une politique sociale et fiscale extrêmement compétitive, qualité et propreté de l'environnement (une nature préservée et omniprésente), modernisme des infrastructures, sécurité, situation géographique favorable, cosmopolitisme, climat économique et social quasi euphorique, environnement culturel en gros progrès, bref, de solides arguments.
Pour ce qui est du second point, la transmission du savoir, je suis également optimiste: le développement exponentiel des emplois tertiaires, et, en corollaire, la place croissante des technologies et outils de la connaissance et de l'information, la volonté évidente des politiques de renforcer le pays sur le plan académique et d'aider les entreprises à mettre en oeuvre une politique de formation continue, l'évidente montée en puissance au sein des entreprises des départements Ressources Humaines?
Des points faibles? Certes. La taille intrinsèque et le côté «paisible» du pays, qui seront toujours des éléments «repoussoirs» pour des gens redoutant un mode de vie qu'ils taxent de «provincial». Un système scolaire perçu comme contraignant (horaires, rythme) ou abrupt (multilinguisme systématique). Un aéroport offrant peu de liens directs en dehors des grandes capitales. Tout cela va évoluer dans le bon sens.
Mais, un vrai problème peut exister du fait de la taille du marché et donc de la «visibilité» que procure une carrière au Luxembourg. Au sein d'une entreprise multinationale, Luxe-mbourg peut représenter quelque chose d'infiniment petit, donc il y a un danger de se retrouver «confiné». D'ailleurs, nombreuses sont les entreprises qui ne considèrent pas Luxembourg comme un pays à part entière, et commettent l'erreur de l'aborder comme l'annexe d'un pays voisin.
Luxembourg peut être un cul-de-sac dans un plan de carrière. Pour beaucoup, «booster», sa carrière implique de quitter Luxembourg pour Paris ou Londres. Personnellement, j'ai fait le choix de rester au Luxembourg. J'ai choisi Luxem-bourg pour sa qualité de vie, et pour le mode de vie très «famille» qu'il autorise. Ce choix, je vais devoir l'assumer.
En ce qui concerne l'obtention de permis de travail nécessaires aux recrutements d'étrangers (n'appartenant pas à un des pays de la Communauté Européenne), il semble qu'il existe un décalage entre le discours optimiste du Ministre du Travail pour lequel il n'y aurait pas vraiment de problème quand une entreprise a de grands besoins en recrutement (dans le cadre d'un investissement important), et la réalité des entreprises qui, toujours confrontées à de très graves problèmes de ressources humaines, voudraient pouvoir recruter plus facilement des étrangers comme c'est le cas dans d'autres pays. Certaines entreprises en arrivent même à se faire de la concurrence à l'intérieur de leur propre groupe. Le discours officiel semble honnête, mais la réalité du terrain existe également. Quelle est votre expérience dans ce domaine?
X.G.: Ma vision des choses, c'est que ça s'est quand même beaucoup amélioré et que je suis convaincu que la porte va s'ouvrir. Le Luxembourg ne va tout simplement pas pouvoir se permettre de la laisser fermée. Maintenant, c'est évident, il peut y avoir un écart entre les intentions des politiques au plus haut niveau et la réalité du terrain, parce qu'entre les deux il y a les administrations, et au sein de ces administrations il y a parfois des acteurs, des fonctionnaires qui n'ont pas la même ouverture d'esprit que le ministre. Pas mal d'entreprises, grâce à une approche positive, arrivent à une bonne entente avec ces administrations, pour faire en sorte que les portes s'ouvrent au bon moment.
Quel est aujourd'hui le fonctionnement entre une agence d'intérim et l'ADEM? Franchement: quel est le rapport sur le terrain'
X.G.: Il est maintenant vraiment très bon. Il fut, à une certaine époque, franchement mauvais. C'est une époque révolue. Nous collaborons aujourd'hui de manière organisée, systématique même, avec pour résultat un nombre toujours croissant de candidats placés chez nos clients. Un vrai dialogue s'est instauré avec les entreprises, avec nous. Nous sommes devenu un partenaire efficace de l'ADEM, laquelle est devenue pour nous incontournable.
Est-ce qu'il n'y avait pas, tout simplement, une crainte de la part de l'ADEM de voir les agences d'intérim amener des frontaliers qui occuperaient par la suite les places des demandeurs d'emplois grand-ducaux?
X.G.: Oui, c'était le cas. Certains nous reprochaient aussi de leur faire concurrence, d'empiéter sur le monopole de l'ADEM. Mais aussi de «faire du profit» (!).
Mais, ce que nous avons toujours eu en commun avec les gens de l'ADEM et notre clientèle d'entreprises, c'est notre compréhension de la problématique du chômage. La frustration que nous endurons quotidiennement lorsque nous sommes face à de «faux demandeurs d'emploi» alors que tant de postes de travail restent inoccupés. Des emplois, du travail, il y en a. Toujours. Mais, il y a aussi de moins en moins de gens prêts à occuper ces emplois, qui sont tellement dévalorisés. Le discours des politiques est, en la matière, terriblement répréhensible, lorsqu'ils parlent de «petits boulots» ou d'«emplois précaires». Quel respect affiche-t-on pour les gens qui occupent ces emplois, lorsque l'on parle ainsi? Comment? Il y aurait donc des emplois «nobles» et d'autres qui ne le sont pas? Moi je ne vois que des emplois tout court. Et qui ont TOUS leur utilité. Il est bien plus noble de gagner sa vie en nettoyant les abords d'autoroute que de sciemment rester à ne rien faire en profitant de la collectivité.
Il y aurait beaucoup moins de chômage en Europe si l'on en revenait à une plus grande responsabilisation des individus, si, à l'image des pays anglo-saxons, on cessait de décourager la mobilité et l'instinct de survie à force de surprotection et de préservation des privilèges et autres acquis sociaux.
Les problématiques de la fidélisation du personnel, du "turnover" très prononcé, seraient-elles liées à un manque de culture d'entreprise propre au Luxembourg?
X.G.: Ah non, à mon avis ce n'est pas une spécificité luxembourgeoise. C'est tout simplement dû au fait que l'économie est tellement porteuse que le pouvoir est maintenant aux mains des salariés. Ils ont de plus en plus le choix et savent que les entreprises ont BESOIN d'eux.
Le rapport de force entre l'employeur et l'employé est donc inversé?
X.G.: Ah oui, très clairement. Les salariés, quel que soit leur niveau de responsabilité, ressentent à quel point leur employeur a besoin d'eux. Notre époque, plus que jamais, autorise la prise du risque et le changement, donc la mobilité des salariés. Un employeur constatant que son "turnover" augmente et qui ne se remet pas en question s'expose dangereusement sur le moyen terme. Ces signaux-là sont vraiment très importants à prendre en compte tout de suite. Chaque départ d'un salarié devrait être interprété comme un signal, déclencher une remise en question et un diagnostic. "Il y a chez nous un problème d'image, de climat, ah, décidément cela se passe toujours dans ce service-là, donc c'est peut-être la faute d'un tel manager". Ça, c'est un travail qui doit être fait en permanence.
C'est un sujet qui est souvent abordé par les clients?
X.G.: Oui, parce que cette plus grande mobilité des salariés, si elle est fondamentalement saine, a ses côtés négatifs. Il y a ce côté «mercenaire» que les salariés sont en train de développer, qui est très néfaste. Il y a un juste milieu. Quand je dis qu'il est très bon que les gens soient plus mobiles, plus audacieux, il ne faut pas non plus qu'on arrive à des situations comme celle que connaît actuellement la place, avec bien des salariés qui pratiquent le «job hopping», qui vont se monnayer chez X pour recommencer six mois plus tard chez Y. Ce qui finira par nuire à leur carrière. Il faut partir quand on est sûr de trouver quelque chose de mieux, et surtout qu'on sera heureux dans son nouvel environnement. Sinon, le constat d'échec est cuisant. L'herbe n'était finalement pas plus verte ailleurs. Il arrive parfois qu'un salarié revienne frapper à la porte de l'employeur qu'il vient de quitter. Pour être réintégré. Avec comme avantage pour cette entreprise que l'expérience de cette personne servira d'exemple aux candidats au départ. Ça se passe tous les jours au Luxembourg, parce que les entreprises de ce pays se battent pour à peu près toujours les mêmes profils et compétences, et qu'on a épuisé depuis longtemps le bassin local. D'où l'envie que nous avions avec Adecco, et e-job en particulier, d'aider les entreprises de ce pays à aller chercher la main d'oeuvre beaucoup plus loin. Je continue à penser qu'il y a une sacrée place à prendre dans ce pays pour une activité de recrutement très moderne, très dynamique et très proactive.
Parlons de la micro-politique, de la culture d'entreprise, lorsque que les ressources humaines ne sont pas vraiment considérées comme un facteur de croissance économique.
X.G.: Ce pays rencontre depuis deux ans de plus grandes difficultés pour attirer ou garder la main-d'oeuvre parce que l'écart de rémunération entre le Luxembourg et la France (par exemple) est moins avantageux, mais malgré ça il y a encore des entreprises chez qui les fondamentaux que sont un vrai respect du travailleur en tant que personne et une attitude d'écoute et de prise en compte des salariés font encore défaut. D'où un turnover important, source de grands gaspillages.
C'est plus spécifique à certains secteurs qu'à d'autres?
X.G.: Non. Quel que soit le secteur, quel que soit le métier, on trouve dans toutes les entreprises des gens malheureux dans leur boulot, parce qu'ils ont au-dessus d'eux des managers qui ne sont pas très modernes dans la compréhension de leur rôle, qui utilisent mal leur pouvoir. Etre manager, cela implique une grande responsabilité, cela devrait consister à apporter quelque chose à son équipe, et pas à jouer au chef.
Voilà la grande priorité que les entreprises devraient avoir en permanence à l'esprit: "Est-ce que les gens sont bien chez nous'" Sinon, pourquoi? Et comment pourrait-on y remédier? Il faut créer un climat de travail et une culture d'entreprise qui font que les gens sont contents d'aller travailler quand ils se lèvent le matin.
La formation continue dans la fidélisation du personnel'
X.G.: Oh que oui, les gens sont très demandeurs. Suite à cette nouvelle législation sur la formation continue en entreprise, j'ai pu apprécier cette année l'attitude des gens de l'administration qui sont venus nous expliquer techniquement comment mettre en oeuvre un plan de formation, budgéter les coûts et construire le dossier pour obtenir les bonifications d'impôt.
Voilà un très bel exemple d'une politique très réaliste et qui va produire des résultats concrets dans les entreprises. Car les salariés sont systématiquement demandeurs, ont soif de formation. Et cette politique aura des effets incitatifs certains pour pas mal d'entreprises.
Les entreprises qui viennent chez vous, c'est pour trouver des candidats ou le candidat final'
X.G.: Ça dépend. Il y a des entreprises qui se contentent d'une sélection de CV et qui traitent le recrutement en interne, et d'autres qui nous demandent de fournir "le" candidat, dont on est à peu près sûr qu'il va se sentir bien dans sa peau chez eux.
C'est devenu une mission standard pour une agence d'intérim de faire du recrutement et de la sélection de personnel'
X.G.: C'est devenu incontournable. Les besoins des entreprises en la matière sont ÉNORMES. D'où la création d'Euroskills et d'Alexandre Tic, qui viennent complémenter et renforcer notre capacité d'attraction et de prise en charge approfondie des candidatures. Nous avons même créé une fonction de "campus recruitment", qui va régulièrement dans les écoles, les universités, les foires et les salons, etc., pour aller physiquement rencontrer des candidats et leur vendre l'idée de venir travailler au Luxembourg. Ça, c'est quelque chose qu'on a entamé, il y a quelques mois maintenant et qui portera vite ses fruits.
? C'est là où l'existence de réseaux a toute son importance, non'
X.G.: En effet! Mais énormément de choses restent à faire, et c'est pour cela qu'un e-Job Benelux aurait été sensationnel. Mais bon, ce ne sera pas le cas?
Monsieur Goffin, nous vous remercions pour cet entretien.