Frank Reimen, président du comité  de direction de Cargolux (Photo: Andrés Lejona)

Frank Reimen, président du comité de direction de Cargolux (Photo: Andrés Lejona)

Monsieur Reimen, pour commencer, pouvons-nous revenir sur l’historique de la vente de 35% des parts de Cargolux à Qatar Airways?

«Dans le cadre de la crise qui a frappé de plein fouet la société en 2009, un plan de sauvetage a été élaboré par les actionnaires avec le soutien du gouvernement luxembourgeois. A cette époque-là, j’étais encore ‘de l’autre côté’ et responsable de la transaction au sein du ministère des Transports.
Lors de cette opération, les parts dégagées par le curateur de l’actionnaire suisse, Swissair, alors en liquidation, ont été rachetées par des actionnaires luxembourgeois et l’Etat, qui a alors détenu 8% du capital. Il était clair dès le début de cette opération que le rachat ne serait qu’une opération de portage. Et donc, déjà début 2010, Cargolux était à la recherche d’un nouvel actionnaire. Préférence fut alors donnée à une entreprise provenant du secteur de la logistique, voire à une compagnie aérienne dotée d’un potentiel complémentaire à Cargolux.

A partir de septembre 2010, des discussions ont été entamées et menées avec l’un et l’autre, également avec Yangtze River Express et sa société mère, HNA. Les échanges étaient d’ordre plus général, pas concentrés sur la question particulière de l’entrée dans le capital de Cargolux. Nous avons également parlé avec d’autres acteurs du secteur de la logistique, donc pas uniquement des transporteurs aériens.

En fin de compte, début 2011, la direction de la société a effectué une revue stratégique dans laquelle elle a procédé à une analyse de partenaires préférés potentiels. Une matrice a été conçue. Plusieurs paramètres étaient considérés et une dizaine de partenaires potentiels se sont dégagés. Qatar Airways figurait parmi eux, au vu de la complémentarité des réseaux et des capacités des avions.

En parallèle, des discussions ont été entamées au niveau du gouvernement luxembourgeois avec le Qatar. Des pourparlers avaient déjà eu lieu en 2010, mais n’avaient pas abouti. Il y a donc eu deux moments dans la tentative de rapprochement.

Peut-on dire que que c’est le gouvernement qui a mené la danse et pris en compte l’intérêt du Luxembourg avant celui de Cargolux?

«Bien évidemment, le gouvernement a clairement montré la direction. Il était, de manière directe et indirecte, l’actionnaire largement majoritaire via ses participations dans Luxair, la BCEE et la SNCI. Puisqu’il avait déclaré qu’il ne s’agirait, en l’espèce, que d’un portage, il a pris l’initiative pour trouver un nouvel actionnaire. Si ce partenaire s’avère stratégique pour le Grand-Duché et qu’il avait de même été identifié par le management de Cargolux comme un des partenaires potentiels pouvant apporter une plus-value à la société, c’est gagnant-gagnant.

En gros, l’Etat était dans son droit pour ne pas choisir le mieux offrant si c’était dans son intérêt…

«Je ne me prononce pas sur le prix. Je ne sais pas si un autre acquéreur potentiel aurait vraiment été prêt à acquérir les 35% pour un montant plus élevé.

Dans l’une de ses tribunes parues dans Tageblatt cet été, Egide Thein (ancien aide de camp du Grand-Duc Henri et observateur de la vie économique luxembourgeoise depuis la Floride) a stigmatisé un corporatisme d’Etat sous-efficient économiquement dans le cadre de la cession des parts de Cargolux. Il maintient aussi qu’il est impossible de faire converger les intérêts d’un actionnaire public avec ceux d’un actionnaire privé.

«Je suis en désaccord profond. Les intérêts d’un actionnaire public et ceux d’un actionnaire privé peuvent bien évidemment être les mêmes, pour autant qu’ils s’alignent sur une stratégie à long terme. Si ces actionnaires s’entendent sur des objectifs fondamentaux consistant à maintenir une société d’importance nationale en bonne santé, faisant en sorte qu’elle se développe et parvienne à dégager une croissance durable et profitable, je ne vois pas pourquoi cela ne pourrait pas fonctionner.

Est-ce que la gouvernance d’entreprise va changer avec l’arrivée de Qatar Airways?

«Il ne faut pas surestimer les changements, au niveau de la gouvernance, qui sont à attendre de l’entrée de Qatar Airways dans le capital de Cargolux. Nous sommes dotés des organes de décision classiques déterminés par la loi luxembourgeoise de 1915 sur les sociétés commerciales. Le comité de direction est responsable de la gestion journalière tandis que le conseil d’administration doit en fin de compte surveiller la gestion de la société, tout en veillant à déterminer les lignes directrices de développement de la société… de concert avec le comité de direction.

Pourtant des rumeurs faisaient état de désaccords sur la livraison des avions entre le comité de direction et le conseil d’administration...

«Il y a trop de rumeurs. Ces rumeurs commencent même à m’énerver. Elles ne sont ni dans l’intérêt de la société, ni dans celui de ses employés, et pas même dans celui des actionnaires. Il est vrai que l’arrivée de Qatar Airways implique l’entrée de représentants d’un transporteur aérien de renommée mondiale, d’une compagnie aérienne qui a su se développer rapidement durant les dix dernières années, dans le transport passager et le fret. Ils savent donc de quoi ils parlent.

D’un autre côté, il ne faut pas perdre de vue que Cargolux revêt un intérêt pour Qatar Airways du fait de son expérience de plus de 40 ans dans le domaine du fret aérien, en tant que numéro un en Europe du tout cargo et parmi les dix premiers mondiaux. Nous bénéficions d’un savoir-faire et d’une reconnaissance dans cette industrie. Cela s’avère également bénéfique pour Qatar Airways, qui opère une flotte mixte, Airbus et Boeing, c’est-à-dire des appareils qui ont une capacité de transport en dessous de 100 tonnes alors que nous opérons des avions avec une capacité de transport supérieure. Mais il n’y jamais eu de divergence entre le comité de direction et le conseil d’administration en ce qui concerne la livraison des avions. Pour le management, il était clair qu’après des mois et des semaines de négociations intenses, nous ne pouvions pas prendre les avions tels quels, sans condition. Nous étions en présence de problèmes contractuels liés à la performance de l’avion et des moteurs (General Electric, ndlr.). Ces problèmes ont dû être résolus. Le conseil a pris une décision unanime à cet égard et il n’y a pas eu d’opinions divergentes.

Est-ce que le partenariat avec Luxair Cargo pour la manutention, qui n’avait pas été renouvelé avant l’arrivée du nouvel actionnaire, l’a été entre-temps? Les syndicats s’étaient émus de ce blocage…

«L’accord d’assistance en escale, pour le chargement et le déchargement des appareils, a été renouvelé entre Luxair Cargo et Cargolux, pour trois années. Cet accord n’avait pas été signé, parce qu’il n’avait pas pu être analysé par le Qatar dans le cadre de leur due diligence effectuée à l’occasion du processus d’acquisition des 35%. L’accord signé en date du 9 juin prévoyait que la signature avec Luxair Cargo ne se ferait qu’après la clôture de la transaction. Le contrat a été signé après la première réunion du nouveau conseil d’administration.

Les syndicats avaient également manifesté leur inquiétude à propos d’une joint venture créée avec Atlas Air aux Iles Vierges. Ils craignaient une externalisation de la maintenance et avaient fait dire au Quotidien qu’on était en présence d’une évasion fiscale...

«Cette joint venture est censée constituer un pool pour les pièces de rechange des nouveaux 747-8F. Atlas Air avait commandé douze Boeing de ce type. Elle ne devrait en prendre finalement que neuf. Il s’agit d’une société américaine avec laquelle nous avons vu un intérêt à créer une société en commun pour réduire les coûts d’acquisition et de stockage des pièces de rechange. Aucun outsourcing n’est prévu. La joint venture ne sera pas composée de mécaniciens des deux sociétés aux fins d’externaliser les travaux de maintenance. Ils vont continuer à travailler pour leurs sociétés respectives. Il s’agit simplement d’une gestion administrative et financière de ces pièces de rechange. Pas d’évasion fiscale!

Etes-vous optimiste eu égard à la procédure judiciaire en matière d’entente sur les prix?

«Nous espérons que la pénalité va être réduite (en janvier, Cargolux a entrepris un recours en appel contre la décision de la Commission européenne, qui l’avait condamnée à une amende de 79,9 millions d’euros pour entente sur les prix, ndlr.). L’agenda est dorénavant entre les mains de la Cour de Justice de l’Union européenne. Je suis confiant en une réduction de la pénalité.

Premièrement, je compte sur le bon sens des juges qui devraient prendre en considération la coopération exemplaire de Cargolux avec les autorités européennes et américaines. Deuxièmement, la CJUE pourrait également tenir compte des difficultés économiques et financières propres au transport aérien, en général, et au fret, en particulier.

Autre événement d’actualité: David Arendt, directeur financier de Cargolux bloqué aux portes de la présidence du comité de direction, qui prend la direction du port franc en cours d’installation au Findel. Qu’est-ce que cela vous inspire?

«Je regrette la décision de David. J’ai travaillé avec lui intensément, notamment ces quatre dernières semaines. Il m’a été d’une aide vraiment précieuse lors des négociations récentes avec Boeing et General Electric. D’un autre côté, je comprends, après treize ans de loyaux services à Cargolux, qu’il cherche un nouveau défi en position de chef d’entreprise.

Je suis convaincu que la direction du Freeport lui apportera beaucoup. Il peut conduire le projet de sa construction jusqu’à sa mise en exploitation. En tant qu’amateur d’art, il pourra aussi combiner ses forces professionnelles et ses passions. Le processus de sélection d’un nouveau CFO est lancé et aucune décision n’a encore été prise.

Commencez-vous à envisager les termes d’une coopération avec le Freeport?

«C’est encore un peu loin, mais en tant que principal transporteur aérien au Luxembourg (avec 70% des parts de marché), j’espère bien que nous serons un interlocuteur privilégié.

Et vous, combien de temps vous donnez-vous à la tête de Cargolux?

«Je ne me suis jamais posé la question. Il y a un an, Ulrich Ogiermann a dû se retirer de la fonction de directeur général et de président du comité de direction. Le président du board d’alors, Marc Hoffmann, m’a demandé de reprendre cette fonction et d’assumer les responsabilités qui y sont rattachées. En fin de compte, cette décision a été prise par le conseil d’administration, à l’unanimité, avec le soutien du ministre en charge des transports aériens, Claude Wiseler.

Il y a eu quelques dossiers délicats à gérer jusqu’à présent, mais je peux vous dire que je me plais dans ce travail. Le monde du transport aérien me fascine déjà depuis six ans au niveau professionnel (voir encadré). Je me plais très sincèrement ici et me réjouis d’être entouré par du personnel compétent, engagé et motivé.

Quels sont vos projets pour Cargolux?

«Dès mon entrée ici, j’ai mis en place une équipe au sein du management pour procéder à une revue stratégique dont un des éléments phares était la détermination d’un actionnaire-partenaire privilégié pour Cargolux.

Il était ensuite question de la mise en exploitation du 747-8F. Ces travaux vont continuer en 2012 avec notamment la mise en service de quatre nouveaux avions. Il s’agit d’un défi opérationnel.

A court terme et moyen terme, la chose la plus importante sera de concrétiser, autour du nouveau partenariat avec Qatar Airways, un projet de coopération commerciale, qui sera bénéfique pour les deux parties.

Il est aussi question de faire du Findel le hub européen de Qatar Airways...

«C’est une partie intégrante de notre plan de coopération commerciale. Nous prévoyons que les deux hubs de chacune des compagnies seront renforcés par une présence accrue des deux sociétés signataires. Qatar Airways va concentrer, pour autant que faire se peut, ses activités européennes au Luxembourg. Nous ferons de même à Doha pour nos activités régionales.

Un autre élément de cette coopération commerciale à signaler: il nous sera possible d’acheter, voire de vendre des capacités disponibles sur les avions respectifs des deux compagnies aériennes.

Concernant les négociations avec Boeing qui ont suivi le refus de livraison, êtes-vous satisfait du dénouement?

«En tant que launch customer, rejeter la livraison de deux avions de la nouvelle génération de 747 est un acte assez grave. Les négociations, entamées avec Boeing et GE tout de suite après la réunion du conseil du 16 septembre, se sont avérées intenses, parfois houleuses...
Il me tenait cependant à cœur de ne pas abîmer les relations qui existent entre Cargolux et Boeing. Nous entretenons, de longue date, des relations constructives. Je crois qu’ensemble, avec David Arendt, nous avons réussi à dégager un deal satisfaisant, voire très satisfaisant, pour Cargolux. Après les négociations, nous étions fatigués mais satisfaits.

Quelles sont vos prévisions de croissance pour Cargolux en 2012?

«A cet égard, nous avons utilisé le taux de croissance prévu par la Commission européenne et le Fonds Monétaire International. Il se situerait entre 2,4 et 3,2% pour 2012. Entre 0,8 et 2% dans les pays développés. Une croissance de 4% est attendue pour le fret aérien. Je ne veux pas me prononcer sur le chiffre de croissance visé par Cargolux, mais on mise bien sur une croissance du chiffre d’affaires. En règle générale, pour obtenir la croissance du fret aérien, les prévisions de croissance économique sont à multiplier par 1,5. Et les nouveaux 747-8F vont nous aider à acquérir des parts de marché de nos concurrents, alors que cet avion nous permettra de transporter plus de marchandises à de moindres coûts. Mais dans le contexte actuel d’une grande volatilité des marchés et d’une incertitude croissante en ce qui concerne l’évolution du secteur financier et bancaire, il est assez difficile de faire des prévisions.

L’essentiel pour nous consiste à pouvoir ajuster la flotte en fonction de l’évolution de la demande, que ce soit vers le haut ou encore vers le bas. Si la croissance stagne en 2012 et peut-être même en 2013, il importe de jouir d’une certaine flexibilité avec les avions loués et on peut, le cas échéant, reporter la livraison de certains 747-8, voire laisser l’un ou l’autre avion, qui n’est plus en comptabilité, au sol.»

 

Biographie - De l’autre côté du miroir

Agé de 41 ans, Frank Reimen se prédestinait à une carrière dans le secteur public. C’est paradoxalement ce qui lui a permis d’accéder à la plus haute marche d’une des plus grosses entreprises privées luxembourgeoises. Titulaire d’un master en science politique et en droit public de l’université de Trèves, il a commencé, en 1994, sa carrière professionnelle en tant  qu’attaché parlementaire. Nommé conseiller à la Cour des comptes luxembourgeoise en 2000, travaillant notamment dans le secteur des transports, c’est fort logiquement qu’il intègre, en 2004, le ministère responsable de ces questions où il devient premier conseiller de gouvernement, ou «le fonctionnaire en charge des transports aériens», selon ses termes. Il a par ailleurs occupé les fonctions de président du conseil d’administration de Lux-Airport et de commissaire du gouvernement auprès de Luxair. En 2009, il travaille au plan de restructuration de Cargolux dans le cadre de ses fonctions au ministère des Transports. Il traverse le miroir au 1er janvier 2011 en devenant son président et directeur général. En septembre de la même année, la société s’ouvre aux capitaux étrangers et devient, du même coup, privée.